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Ironie et polyphonie

I.1. L’ombre et la lumière ironique dans Le mythe de Sisyphe

I.1.3. L’ironie socratique

Le concept d'ironie fait avec Socrate son apparition dans le monde, il est constamment rapporté à lui [L]a tradition a rattaché le terme d'ironie à l'existence

1

LEUTENNEGER, Dan. Un livre que j'aime, Le mythe de Sisyphe d'Albert Camus [en ligne]. Gallimard. (Consulté le 13 .09. 2015). Disponible via l'URL <https://ecritsvains.com/critique/lire_en_fete2003/lire_en_fete10.html

de Socrate1

, Socrate est totalement ironique2

, comme le note si bien, Kierkegaard. L’ironie socratique consiste précisément à feindre l'ignorance et à remettre en cause les évidences en procédant par des interrogations volontairement naïves, on vide les concepts de leurs contenus, on les utilise comme posture alors qu’on possède souvent les bonnes réponses : lorsque Socrate interroge son interlocuteur, c’est pour réduire à néant ses opinions en en faisant ressortir toutes les contradictions ; et donc le mener à reconnaître sa propre ignorance. Tout comme le montre Kierkegaard : Par l'ironie,

[…], il parvient à toucher, à atteindre ses interlocuteurs afin de pouvoir scruter à fond leur âme. Socrate est déroutant, inquiétant, obsédant même. Son comportement, sans choquer, dérange3.

De cette manière, Socrate permettrait à l’autre de découvrir de lui-même ses erreurs ou contradictions comme résultat de sa propre réflexion. Il le pousse à admettre qu'il ne saisit pas aussi bien qu'il le croyait ce que ces concepts désignent dans la réalité. C'est une forme de réfutation qui prend l'interlocuteur au piège de ses affirmations. Généralement, elle provoque chez lui un sentiment d'embarras et de honte, voire d'agressivité et d'hostilité.

Cette forme d’ironie est bien présente dans l’essai qui a, par sa définition, pour but de trouver des réponses aux problèmes existentiels que se pose tout un chacun. En fait, Le mythe de Sisyphe est perçu comme lieu de réponses alors qu’il n’est qu’un moment de questionnement. Nombreuses sont les interrogations qui, tout comme celles de Socrate, avaient toujours un tour moqueur sans en avoir l'air, d'où le sens qu'a pris le mot ironique. Camus posait ces questions, comme quelqu'un qui

1

KIERKEGAARD, Søren. Le Concept d'Ironie Constamment Rapporté à Socrate. Œuvres complètes. Tome II. Paris : l'Orante, 1975. p. 09.Traduit P.-H. Tisseau & E.-M. Jacquet-Tisseau

2

LAROUCHE-TANGUAY, Camillia et Lionel PONTON. « Hegel et Kierkegaard : l’ironie comme thème philosophique ». Laval théologique et philosophique. 39, 3, 1983, p. 269-282. [en ligne] : http://id.erudit.org/iderudit/400047ar (Consulté le 11.10.2015)

3

BOUCHARD, Denis. « L’ironie socratique ». Laval théologique et philosophique. 57, 02, 2001, p. 277-289

aurait envie simplement de s'instruire : Parallèlement, je dois me demander : une

œuvre absurde est-elle possible ? (p. 132)

Dans la création où la tentation d'expliquer est la plus forte, peut-on alors surmonter cette tentation ? Dans le monde fictif où la conscience du monde réel est la plus forte, puis-je rester fidèle à l'absurde sans sacrifier au désir de conclure ? (p. 139)

Plus profondément, le discours ironique de Camus prend la forme d'un non-savoir et se traduisait, entre autres, par la feinte de l’ignorance. Le fait d'accepter les représentations courantes, de les provoquer, se manifestait dans son attitude d'ignorance feinte : Mais je sais que je ne connais pas ce sens et qu’il m’est

impossible pour le moment de le connaître. (p. 136) Elle se concrétise dans l'attitude

qu'il adopte avec les autres en posant à chaque fois des questions, il ne savait pas ce dont il s’agissait ; il demandait alors avec une apparence de naïveté à ses interlocuteurs de le lui dire, pour qu'ils l’instruisissent dans sa naïveté, le dessein de

conduire au véritable bien1 . Il leur pose les bonnes questions pour les conduire à la réponse :

Mais si ce crime métaphysique suffit à l'accomplissement de l'homme, pourquoi y ajouter le suicide ? Pourquoi se tuer, quitter ce monde après avoir conquis la liberté? (p. 146)

Que signifie pour moi une signification hors de ma condition ?[...] Quelle autre vérité puis-je reconnaître sans faire intervenir un espoir que je n’ai pas et qui ne signifie rien dans les limites de ma condition ? (p. 136)

Chez Camus, ces interrogations ironiques restent au service de l'idée. Son ironie n'est, en conséquence, ni ricanement, ni hypocrisie, mais pour qui l'idée n'est que plaisanterie. Si on lui répondait par l'affirmation d'une erreur, il ne protestait pas ; il faisait même semblant de partager les idées et les sentiments de son interlocuteur, puis, par des questions argumentées, il l'amenait malicieusement à des conséquences

1

HEGEL, G.W.Franklin. Leçons sur l'histoire de la philosophie. II : la philosophie grecque. De Thalès à Anaxagore. Paris : Librairie Philosophique Vrin, 2018. p. 281 (Bibliothèque des Textes Philosophiques).ISBN : 978-2711621750

On pourra lire à ce propos la déclaration de Merleau-Ponty sur l'ironie socratique dans Éloge de philosophie. Gallimard : 1953, p. 63

si absurdes, si contradictoires, que l'interlocuteur finissait par perdre contenance, par s'embrouiller dans ses conclusions et par confesser son erreur. Ai-je besoin de

développer l'idée qu'un exemple n'est pas forcément un exemple à suivre (moins encore s'il se peut dans le monde absurde), et que ces illustrations ne sont pas pour autant des modèles ? (p. 97)

À cet égard, l’ironie consiste à confondre l'interlocuteur en le menant sur une fausse piste. Par ce renversement dialectique des positions de départ, Camus réussissait à créer chez l'ironisé les conditions d'un nouvel ordre cognitif en leur faisant découvrir par eux-mêmes que celle-ci pour eux n'est qu'une donnée qui s'intègre a une tradition culturelle. Alias, feindre l'ignorance provoque une certaine ambiguïté pour le lecteur car [...] tout est limité par un océan de connaissance

illusoire1

; ce qui déstabilise ses connaissances actuelles et l’amène à nier sa propre position. Cela est très important, puisqu'elle incitait les autres à parler. Camus, bien sûr, simulait l'ignorance des grandes énigmes de la vie :

Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. (p.99)

Va-t-on mourir, échapper par le saut, reconstruire une maison d'idées et de formes à sa mesure? Va-t-on au contraire soutenir le pari déchirant et merveilleux de l'absurde ? (p.77)

[…] Pourquoi faudrait-il aimer rarement pour aimer beaucoup ? (p.

152)

[…] Dans le monde fictif où la conscience du monde réel est la plus forte, puis-je rester fidèle à l’absurde sans sacrifier au désir de conclure ?

Afin de ne pas embêter les lecteurs, Camus donne parfois des réponses aux questions posées : Il s'agissait précédemment de savoir si la vie devait avoir un sens

pour être vécue. Il apparaît ici au contraire qu'elle sera d'autant mieux vécue qu'elle n'aura pas de sens. (p. 78) De là, bien entendu, la richesse et l'importance de l'ironie

socratique, car Camus a su imposer un contenu au concept. Elle est pour lui un chemin et une étape conduisant l'esprit vers son intériorité, l’ironie de Camus est une

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source inépuisable de réflexion, parce qu'il a touché un point sensible de notre condition humaine : […] Si ce mythe est tragique, c’est que son héros est conscient.

Où serait en effet sa peine si à chaque pas l’espoir de réussir le soutenait ?

Lorsque Camus pose cette masse de questions, c’est pour montrer que son lecteur soit connaît la réponse à sa question, soit il fait semblant de ne pas savoir. Les lecteurs se sont souvent posé la question si l’ignorance de Camus était réelle ou feinte. Ils découvrent par la suite après avoir répondre qu’elle est feinte ; une dualité est donc engendrée par l'ironie qui dissèque l’homogénéité du discours et la fait éclater, on assiste donc à un dédoublement de Camus:

a) Il y a d'une part le Camus qui sait à l'avance comment va finir la discussion. b) D'autre part, il y a le Camus qui va faire le chemin dialectique avec son

interlocuteur. Car l'interlocuteur lui ne sait pas où Camus le mène.

Cette idée d'accompagnement est centrale dans la démarche socratique. C'est pour cela que Camus adopte au départ la position de son interlocuteur, afin de s'identifier à lui et d'entrer totalement dans son discours. Mais au terme du cheminement on assiste à un retournement, l'interlocuteur troublé découvre qu'il ne sait pas et s'identifie alors à Camus. Tel est le sens de la maïeutique de Socrate. Socrate n'engendre rien, il se contente "d'accoucher" les esprits, de les assister dans leur naissance.

Nous retrouvons ici une des raisons profondes de l'ironie socratique. Le langage direct est impuissant à communiquer l'expérience de l'exister, la conscience authentique de l'être, le sérieux du vécu, la solitude de la décision. Dans un second

Par contre, Socrate considère l'ironie comme une opération de sauvetage consistant à rattraper les âmes n'ayant pas vraiment le souci d'elles mêmes.

« Dialectique de Socrate visant à « accoucher les esprits » de la vérité à l’aide de questions. Il s'agit de partir de cas concrets — de quelque chose qui a le consentement de l'interlocuteur — et d'amener progressivement celui-ci à extraire de ces cas concrets l'universel et ainsi de faire naître en lui, par un acte de pensée personnel, la conscience de l'universel: «Il en séparait le concret (contingent), montrait la pensée universelle qui y était contenue, et faisait ensuite prendre conscience d'une proposition universelle, d'une détermination universelle ». Leçons sur l'histoire de la philosophie. II. p. 292

lieu, en évoquant le connais-toi toi-même (p. 35) de Socrate, Camus donne à son essai un autre fait ironique parce qu’il savait très bien que la raison n'est pas quelque chose qui peut être un principe d'action et qui ne donne donc pas de fin. Il ne prône jamais le retour à la raison car ce dernier ne peut pas, donner des fins. Pour lui il n'y a que l’absurde qui peut donner des fins. Et quand Camus en appellerait à l’absurde, ce serait pour montrer les limites de la raison :

Je comprends que, si je puis par la science saisir les phénomènes et les énumérer, je ne puis pour autant appréhender le monde. […] Étranger à moi-même et à ce monde, armé pour tout secours d’une pensée qui se nie elle-même dès qu’elle affirme, quelle est cette condition où je ne puis avoir la paix qu’en refusant de savoir et de vivre, où l’appétit de conquête se heurte à des murs qui défient ses assauts ? Vouloir, c’est susciter des paradoxes. Tout est ordonné pour que prenne naissance cette paix empoisonnée que donnent l’insouciance, le sommeil du cœur ou les renoncements mortels. (p. 112)

L’absurde dépend autant de l’homme que du monde. Il est pour le moment leur seul lien. (p.113)

Camus voit que le retour à soi est toujours un retour vers soi, comme rien, comme néant, il n'y a rien De dans. Et pour lui, le connais-toi toi-même, ne veut surtout pas dire, ni connais-toi comme pensée, ni connais-toi comme conscience. Mais pour lui cela veut dire connais les limites de la raison, et face à la raison, il y a l’absurde. Et c'est là que cela ne va plus, il en appelle à l’absurde contre la raison, mais seulement il voit l’absurde de façon positive, et cela c'est le symptôme de la rénovation de Camus.