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L’INTERTEXTUALITÉ, VARIANTE DE LA

II. L’intertextualité, variante de la polyphonie

II.2. La peste d’Albert Camus : un modèle d’intertextualité

II.2.3. L’intertexte à la religion

Dans ce qu’il considère comme son œuvre le plus anti-chrétien, Camus met en scène le prêtre jésuite Paneloux, qui se sert de la panique que provoque la peste pour éveiller et ranimer des sentiments chrétiens en jouant avec les images suggestives : la notion de punition collective ou la justification de la souffrance. Quand le père montait en chaire dans la cathédrale. Il avait une voix forte, passionnée, qui portait loin, et attaquait l'assistance d'une seule phrase véhémente et martelée (culpabilisation et incitation à se tourner vers la religion): Mes frères vous

êtes dans le malheur. Mes frères vous l'avez mérité. [...] Depuis le début de toute l'histoire, le fléau de Dieu met à ses pieds les orgueilleux et les aveugles. Méditez cela et tombez à genoux. (p. 121)

Le père Paneloux attribue au fléau a une origine divine, il cite le texte de

L’Exode relatif à la peste en Égypte et finit par laisser la foi prendre la place de la raison en déployant une rhétorique afin de réaliser la connivence de son auditoire.

Paneloux s’approcha du lit et fit les gestes de la bénédiction. Puis il ramassa ses robes et sortit par l'allée centrale. Dans l’extrait ci-dessous, Paneloux tente ardemment de persuader les oranais de leur culpabilité et du châtiment divin mérité pour qu’ils se repentent et s’en remettent à Dieu :

Dieu qui, pendant si longtemps, a penché sur les hommes de cette ville son visage de pitié, lassé d’attendre, déçu dans son éternel espoir, vient de détourner son regard. Privés de la lumière de Dieu, nous voici pour longtemps dans les ténèbres de la peste ! (p. 103)

Le prêtre ponctue son sermon qui devient alors un signe de ferveur et une orchestration de la parole trop parfaite pour être sincère, trop évidente pour être prise au sérieux. Paneloux prononce avec une assurance triomphante son devoir d'amener ses auditeurs à cette vérité aussi dure que pure :

Beaucoup d’entre vous, je le sais, se demandent justement où je veux en venir. Je veux vous faire venir à la vérité et vous apprendre à vous réjouir. [...] Aujourd'hui la vérité est un ordre. Et le chemin du salut, c'est un épieu rouge qui vous le montre et vous y pousse. C'est ici, mes frères, que se manifeste enfin la miséricorde divine qui a mis en toutes choses le bien et le mal, la colère et la pitié, la peste et le salut. Ce fléau même qui vous meurtrit, il vous élève et vous montre la voie. (p. 99)

Il récupère l’image du Dieu Vengeur de l’Ancien Testament, par son prêche, le prêtre développe un plaidoyer grandiloquent pour inciter les fidèles à s’abandonner à Dieu et à accepter l’existence du Mal sur Terre. Parce que se plaindre, c'est toujours se plaindre du sort que Dieu nous a réservé, il estime que se plaindre c'est une perte,

une trahison de [l]a foi. Dévoilant les ficelles d’un discours religieux qui cherche à

effrayer et à accabler les hommes en les culpabilisant, le narrateur révèle les excès de la forme pour suggérer la démesure des propos et la théâtralisation de la parole religieuse.

Par ailleurs, le personnage de Paneloux est réduit à une caricature. Le narrateur raille discrètement les procédés rhétoriques de ce prêtre, notamment lorsque la victime de l’épidémie est innocente. Sous la plume de Camus, le corps de l’enfant se trouve privé de toute idéalisation : il n’est rien de plus qu’une frêle

carcasse. Il s’agit de la mort du fils Othon qui achève de discréditer l’idée d’un

châtiment divin ; cette légitimation du mal est devenue ainsi plus scandaleuse. Elle ébranle les certitudes de celui qui représente la loi divine et la loi humaine. Le prêtre Paneloux lui-même se montre sensible à cette souffrance au point de céder provisoirement au doute : Il lui aurait été aisé de dire que l’éternité des délices qui

attendaient l’enfant pouvait compenser sa souffrance. (p. 246)

Toutefois, confronté au spectacle de la mort torturée d’un innocent, le prêtre se trouve en face des contradictions de son propre système de valeurs (comment concilier la croyance en Dieu et l'existence du mal ?) À partir de ce jour où il avait

humble, convenant que cela est révoltant parce que cela passe notre mesure. Mais

peut être devons-nous aimer ce que nous ne pouvons pas comprendre (p. 239).

Ainsi, ce personnage se trouve incapable de répondre, malgré sa tentative de trancher entre les pôles de ces grandes oppositions. On assiste à une montée progressive de la tension chez Paneloux ; traduite par des discours décalés par rapport à son système de valeurs absolues et il est censé représenter. Mais qu’il n'arrive plus à y adhérer complètement. Ce décalage s'exprime dans toute sa contradiction dans son deuxième prêche. Il y pose la question fondamentale : Qui

pouvait affirmer [...] que l'éternité d'une joie pouvait compenser un instant de la douleur humaine ? (p. 244). Ici, Paneloux a la certitude que la mort de l'enfant

s'inscrit dans un plan de Dieu, un plan certes indéfinissable mais vous accepterez Sa

volonté quelle qu'elle soit parce que vous êtes Ses serviteurs (p.104). L'enfant est

donc le symbole de la souffrance, comme l'objet d'un sacrifice afin de satisfaire le désir de la puissance du Mal. Cette scène nous rappelle alors l'épisode biblique dans lequel Dieu, afin de s'assurer de la foi du patriarche Abraham, demande le fils de celui-ci, Isaac, en sacrifice.

Une sorte de position neutre où le prêtre n'aurait pas à trancher, une perspective à mi-chemin entre ces positions alternatives, lui semble tout aussi intenable. Comme le dit Tarrou, le Père ne veut pas perdre la foi (p.278). Dans ce prêche Paneloux propose une religion pour temps de Peste : l'action, sans perdre la foi; le choix entre l'amour et la haine de Dieu:

Il faut tout croire ou tout nier [...] Dieu faisait aujourd'hui à ses créatures la faveur de les mettre dans un malheur tel qu'il leur fallait retrouver et assumer la plus grande vertu qui est celle du Tout ou Rien. (p.

245)

Le Père en conclut : c'est pourquoi [...] [Le chrétien] choisirait de tout croire

pour ne pas être réduit à tout nier (p.273).Pour lui, Il fallait choisir entrehaïr Dieu ou

l'aimer. Atteint par la maladie qui suit de peu ces prêche, le prêtre Paneloux refusera d’appeler un médecin et répliquera à Rieux qui propose de le veiller : […] les

religieux n’ont pas d’amis. Ils ont tout placé en Dieu (p.282). Après des jours où la

fièvre le tourmente, Paneloux est retrouvé mort, son regard n'exprimait rien. On inscrivit sur sa fiche : Cas douteux. Ainsi, la remise en question de l’existence de Dieu passe également par des allusions aux textes sacrés. On a déjà vu comment ces allusions participent de l’argumentaire religieux, tout en faisant l’objet de commentaires du narrateur visant à dégrader cette parole.

Ici, l’intertextualité biblique ouvre l’espace d’une parole éclairante sur le sens de l’œuvre et la vision du monde qui la sous-tend.