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Ironie et polyphonie

I.1. L’ombre et la lumière ironique dans Le mythe de Sisyphe

I.1.1. L’ironie du sort

Constatée comme forme privilégiée de l’ironie romanesque, l’ironie du sort (dite situationnelle ou immanente) renvoie aux situations et aux états du monde, qui sont perçus comme étant ironiques : L’ironie situationnelle, […] n’implique pas

l’existence d’une personne qui ironise, mais l’existence d’un observateur se trouvant à l’extérieur d’une situation ou d’un événement perçu comme ironique1.

1

JOAN, Lucariello. «Situational irony : a concept of events gone awry ». Journal of Experimental Psychology : General, 02, 123, 1994. P. 129-145. [en ligne] http://dx.doi.org/10.1037/0096-3445.123.2.129 (Consulté le 13 .10. 2016)

Elle est fortement liée aux scepticismes, à une perte de confiance en l'univers. C’est un événement malheureux qui semble être une moquerie du destin. Selon les termes d’Andrés Breton : c’est là un sarcasme du désespoir.

L’expression ironie du sort pour décrire la situation du malheureux Sisyphe est évidente. Camus avait bien joué avec les effets de retournement propres à l'ironie immanente en mettant en évidence la duplicité foncière de la nature humaine. Il évoque des actions ironiques c'est bien le cas de la fameuse légende d'Œdipe : l’assassin recherché pour le meurtre de son père. Dans ce sens, Camus met aussi l’accent sur le mythe tragique de Sisyphe : un mythe qui traduisait les interrogations de l’homme, ses angoisses, mais aussi les angoisses de la collectivité. A propos de ce dernier, l’auteur insiste sur le destin de Sisyphe qui est également le symbole de la condition de l’homme :

Je vois cet homme redescendre d'un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. À chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s'enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher. (p. 165)

Ce passage montre l’état de Sisyphe qui se voit dans un rapport donné à une situation, ruse et astucieux, il est passionné par sa vie ; pour découvrir qu'il se trouve en fait dans un rapport inverse. Il découvre après une évasion de l’enfer et du châtiment des dieux qu'il est lui-même la victime d’un châtiment éternel : le travail pénible, stérile, en vain et sans fin. Il tombe dans le piège que lui a préparé son destin, sans le savoir. L'énonciateur y est remplacé par cette instance plus générale qu'est le hasard et qu'évoque l’ironie du sort. De plus, ce type d’ironie se voit dans la situation des dieux eux même qui croient tourmenter Sisyphe en lui chargeant de rouler le rocher. En revanche, ce dernier, conscient par ses actions inutiles, décide de vivre son châtiment et de dépasser sa peine et sa misérable condition. C’est à elle qu’il pense pendant sa descente mais à chaque pas, l’espoir de réussir le soutenait :

Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l'étendue de sa misérable condition : c'est à elle qu'il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n'est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris.

(p.165-166)

D’après ce passage, Sisyphe, au lieu de maudire les dieux, donne un sens à sa vie. Par ce choix, il s'affranchit des dieux et devient libre de vivre la destinée qu'il s'est choisi. Chaque instant de cette vie difficile lui appartient. Il n'est plus condamné à monter le rocher, il choisit de le faire ; et il se conçoit heureux du fait qu’il est conscient de son destin. D’ailleurs, il le surmonte par le mépris. Autrement dit, la clairvoyance qui devait faire son supplice consomme du même coup sa victoire.

De fait, le portrait de Sisyphe est frappant, il nous montre sa force, sa noblesse et sa supériorité : Sisyphe était le plus sage et le plus prudent des mortels (p.164). Camus utilise son imagination pour décrire les émotions de Sisyphe quand il regarde le rocher dévaler à nouveau la pente en l’obligeant à sans cesse recommencer ce pénible travail. Même aux enfers, il est libre et conscient : A chacun de ces

instants, où il quitte les sommets et s’enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher (p.165). Sa clairvoyance est

sa victoire. Il en est de même pour Œdipe qui, en dépit de sa situation tragique, juge que tout est bien. Son mépris des dieux, sa haine de la mort et sa passion pour la vie, lui ont valu ce supplice indicible où tout l’être s’emploie à ne rien achever. C’est le prix qu’il faut payer pour les passions de cette terre :

Je laisse Sisyphe au bas de, la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. (p.168)

La clé de sa joie est qu’il est insoumis ; il a choisi sa destinée librement ; il est maître de ses jours pénibles, il a créé sa propre destinée, il ne va pas abandonner son

fardeau. Il se sent l'arroseur arrosé . Il va maintenir une confrontation perpétuelle avec la défaite, mais il ne va pas renoncer, parce qu’il aime la vie :

Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. De même, l’homme absurde, quand il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles. [...] S’il y a un destin personnel, il n’y a point de destinée supérieure ou du moins il n’en est qu’une dont il juge qu’elle est fatale et méprisable. Pour le reste, il se sait le maître de ses jours.

(p.167)

C’est dans cette perspective que Sisyphe peut mieux chérir la vie. L’ironie du sort se remarque clairement dans le destin d’Albert Camus lui-même, le philosophe qui n’avait pas fait le pari sur le sens de la vie. Camus avait imprudemment écrit : Ce

qui vient après la mort est futile. Or voici que sa mort même pose, avec bien plus de

force que son œuvre, le problème même du sens de la vie qu’il niait. Albert Camus ne pouvait pas échapper au déterminisme du destin qu’il niait et qui a pourtant conduit à la mort, sur la route de Sens à Paris, celui qui n’avait pas fait le pari sur le sens de la vie. La preuve en est macabre du billet de chemin de fer retrouvé dans la poche de l’imperméable. Camus aurait pu échapper au destin, s’il avait cru aux signes que le destin manifeste à l’intention de la conscience.

Tant d’actions dont le résultat final est l'inverse de celui qui était prévu tel ce mari qui, croyant punir sa femme en se suicidant, lui rend en fait sa liberté.

On attribue généralement à André Breton l’origine moderne de l’expression, avec son Anthologie de l'Humour Noir.