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L’évaluation perceptive de l’effort phonatoire, lorsqu’elle est quantitative, peut être réalisée à l’aide de différentes échelles (Ford Baldner et al., 2015). Les échelles habituellement utilisées permettent d’évaluer des phénomènes psychologiques ou physiologiques. Or, l’effort phonatoire présente ces deux composantes simultanément. Une échelle spécifique de perception de l’effort a donc été développée puis adaptée à l’activité de phonation (Ford Baldner et al., 2015). Cependant,

56 cette échelle ne semble pas sensible à l’effort phonatoire. Il n’existe donc pas, actuellement, de mesure perceptive adéquate pour l’évaluation de l’effort phonatoire. En revanche, il existe une méthode de mesure perceptive de l’effort articulatoire qui repose sur des comparaisons binaires.

Nous présentons d’abord succinctement ces échelles inutilisables pour l’évaluation de l’effort phonatoire, puis les comparaisons utilisables pour l’évaluation de l’effort articulatoire.

3.3.1.1. Echelles

Les échelles d’évaluation perceptive peuvent être catégorielles ou continues, bornées ou illimitées, relatives ou absolues, linéaires ou exponentielles, unidirectionnelles ou bidirectionnelles et elles peuvent contenir un minimum, un point neutre ou un zéro (Ford Baldner et al., 2015). Les échelles psychologiques sont diverses mais ne permettent pas les comparaisons interindividuelles.

L’une d’elles, par exemple, consiste à attribuer un nombre au degré d’effort perçu. Dans ce cas, deux individus peuvent choisir des nombres très différents pour représenter un effort comparable.

Une autre consiste à placer un point sur un segment de ligne. L’absence d’unité rend l’utilisation de cette échelle aléatoire. Une dernière échelle consiste à choisir une catégorie parmi plusieurs.

Celle-ci donne une illusion de linéarité mais ne permet pas d’obtenir une mesure quantitative. Par ailleurs, les échelles physiologiques consistent à indiquer une catégorie sur une échelle linéaire contenant un zéro absolu. Elles ne semblent pas adaptées à un phénomène comme l’effort, qui est par nature relatif et exponentiel.

Sévérité Echelle

Aucun effort vocal 0

Effort vocal très très léger (juste perceptible) 0,5

Effort vocal très léger 1

Effort vocal léger 2

Effort vocal modéré 3

Effort vocal un peu sévère 4

Effort vocal sévère 5

6

Effort vocal très sévère 7

8

Effort vocal très très sévère (presque maximal) 9

Effort vocal maximal 10

Tableau 4 : échelle de Borg (1990) adaptée pour l’évaluation de l’effort vocal (Ford Baldner et al., 2015)

57 Une échelle perceptive adaptée à l’évaluation de l’effort devrait donc être catégorielle pour faciliter sa réalisation, avec un équivalent numérique pour permettre des comparaisons interindividuelles et des correspondances avec les mesures physiques. Elle devrait aussi être unidirectionnelle et bornée entre un minimum et un maximum qu’un individu naïf serait à même de concevoir, donc relative, et exponentielle, c’est-à-dire que le double d’un nombre doit correspondre au double d’effort. Une telle échelle a été développée par Gunnar Borg et sa version datant de 1990 a été adaptée à l’effort phonatoire (Ford Baldner et al., 2015). Elle est reproduite dans le Tableau 4, avec notre traduction personnelle de l’anglais au français.

Cette échelle d’évaluation perceptive de l’effort phonatoire a été testée auprès de participants témoins et de patients présentant des dysfonctions phonatoires, des lésions muqueuses ou des paralysies des plis vocaux. Il était demandé à chaque locuteur d’indiquer le niveau d’effort ressenti pour plusieurs tâches de production vocale, directement après la réalisation de chacune des tâches.

La réduction de l’intervalle de temps entre la réalisation de la phonation et son évaluation permet de cibler cette activité physique et d’éviter les biais mnésiques notamment. L’expérience n’a pas mis en évidence de différence significative entre les locuteurs sains et les patients (Ford Baldner et al., 2015). L’auteur suppose que l’effort phonatoire est un phénomène trop subtil pour être discriminé par cette échelle. Elle évoque les avantages que présenterait une mesure perceptive binaire (oui/non) de l’effort phonatoire, notamment pour les comparaisons interindividuelles, tout en soulignant néanmoins l’intérêt de mesurer des degrés d’effort, surtout pour les comparaisons intra-individuelles. Une méthode de comparaison de l’effort dans des paires d’items paraît pouvoir allier les deux : il s’agit de la répétition d’un choix binaire qui permet d’obtenir un pourcentage de réponses. Cette méthode est utilisable pour évaluer des différences sensitives qui ne peuvent pas être mesurées de façon absolue (Malécot, 1955).

3.3.1.2. Comparaisons

Il n’existe, à notre connaissance, que trois études d’auto-perception de l’effort réalisées avec la méthode des comparaisons par paires, qui portent toutes sur l’articulation. Ces trois études ont été réalisées en anglais. L’une était réalisée en parole vocale modale uniquement, l’autre en parole chuchotée uniquement et la dernière en parole vocale modale, en parole chuchotée et en parole

58 subvocale c’est-à-dire respectivement avec une vibration glottique, avec une friction glottique, et sans activité glottique.

La documentation dont nous disposons concernant la première étude est lacunaire (Malécot, 1955). L’auteur décrit une expérimentation portant sur 12 consonnes (C) associées à la voyelle /ɑ/

(V) dans des structures de type VCV, mais il ne spécifie pas comment les paires ont été formées ni combien de paires ont été étudiées. Le critère d’inclusion des consonnes était la possibilité de les transcrire alphabétiquement par un graphème simple afin d’éviter la complexité linguistique.

La consigne de la tâche était de lire chaque paire d’items en parole vocale modale et de choisir l’un des deux selon un critère qui n’est pas indiqué. L’auteur rapporte avoir collecté des données auprès de 125 participants qui étaient tous des étudiants en linguistique. Les résultats de cette expérience sont reproduits dans le Tableau 5, sans précision du nombre de fois où chaque item a été perçu comme le plus difficile à produire. L’auteur les interprète comme suit : en ce qui concerne le voisement, les consonnes non voisées sont perçues comme plus difficiles à produire que les consonnes voisées, excepté pour les fricatives apico-alvéolaires /s/ et /z/ ; en ce qui concerne le mode articulatoire, les consonnes occlusives sont perçues comme plus difficiles à produire que les consonnes fricatives ; en ce qui concerne la nasalité, ces consonnes orales sont perçues comme plus difficiles à produire que les consonnes nasales ; et en ce qui concerne le lieu articulatoire, les consonnes dorso-vélaires (postérieures) sont perçues comme plus difficiles à produire que les consonnes bilabiales ou labiodentales (antérieures) et celles-ci sont perçues comme plus difficiles à produire que les consonnes apico-alvéolaires (médianes). Ces résultats paraissent très « propres » et pourraient correspondre à une projection, de la part des étudiants, des théories de leur professeur.

En effet, Malécot formule notamment l’hypothèse que l’effort articulatoire est plus important dans la production des consonnes non voisées que dans la production de leurs correspondantes voisées.

Consonne

Nasales Fricatives Occlusives

n m s z v f d b t p g k

26,4 32,8 35,2 41,4 41,8 50,0 52,2 58,2 62,4 64,7 65,2 68,6

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

Données : pourcentage de fois où l’item a été perçu comme difficile (haut) ; rang occupé par l’item sur une échelle allant du plus facile au plus difficile (bas).

Tableau 5 : expérience d’auto-perception en parole modale (Malécot, 1955) ; effet de la consonne

59 Dans la deuxième étude, l’auteur documente davantage les paramètres de l’expérience, même s’il manque encore certaines données (Locke, 1972). Dans cette étude, l’auteur a inclus toutes les consonnes et semi-consonnes de l’anglais, quelle que soit leur forme orthographique, puis il a exclu quatre consonnes qui donnaient lieu à une ambiguïté de prononciation : /ŋ/, /ʒ/, /θ/, et /ð/. Il a donc étudié 20 consonnes et semi-consonnes (C) associées à la voyelle (V) /ʌ/ dans des structures #CV, formant 190 paires d’items. Même s’il ne précise pas de quelle manière il a construit les paires, le nombre fourni nous permet de supposer qu’il s’agissait d’oppositions systématiques et que chaque paire a été présentée une seule fois. La consigne de la tâche était de lire chaque paire d’items en parole chuchotée et d’indiquer l’item le plus difficile à dire. Il était expliqué que la difficulté se rapportait à l’effort musculaire ou à la tension dans les joues, les lèvres, la langue ou la gorge. L’auteur rapporte avoir collecté des données auprès de 55 participants qui étaient des étudiants en chimie ou en sciences du langage. Cependant, il précise que les 190 paires étudiées ont été divisées en cinq listes de 38 paires, tandis que les participants ont été répartis en cinq groupes de 11 individus, et que chacune de ces listes a été présentée seulement à un groupe.

D’après ces informations, nous déduisons que 2.090 données ont été collectées. Les résultats de cette expérience, reproduits dans le Tableau 6, ne sont pas interprétés par l’auteur. De plus, nous constatons dans ce tableau que les pourcentages sont déséquilibrés.

Consonne

d s h n ʃ t p l m f j r b k g v z w ʤ ʧ

45,5 51,0 54,0 54,5 56,5 59,5 60,0 60,0 61,0 61,5 65,5 71,5 75,0 76,0 76,0 77,5 79,5 88,0 91,0 91,0

1 2 3 4 5 6 7,5 7,5 9 10 11 12 13 14,5 14,5 16 17 18 19,5 19,5

Données : pourcentage de fois où l’item a été perçu comme difficile (haut) ; rang occupé par l’item sur une échelle allant du plus facile au plus difficile (bas).

Tableau 6 : expérience d’auto-perception en parole chuchotée (Locke, 1972) ; effet de la consonne

Dans la troisième étude, les auteurs documentent aussi davantage les paramètres de l’expérience mais non les résultats (Parnell & Amerman, 1977). Les 16 consonnes (C) étudiées ont été associées à la voyelle (V) /ʌ/ dans des structures #CV puis placées dans une phrase porteuse après la voyelle /ə/ : il s’agissait donc de structures V-CV. Ces consonnes ont été transcrites à l’aide de symboles phonétiques afin de contrôler le nombre de graphèmes. Les 32 participants, des adultes âgés de 20 à 32 ans, ont donc d’abord bénéficié d’une session d’apprentissage et d’une session d’entrainement pour la lecture de ces symboles. Les auteurs rapportent avoir opposé systématiquement chaque item aux 15 autres, pour obtenir 120 paires. La tâche était réalisée par

60 chaque participant en parole vocale, en parole chuchotée et en parole subvocale, dans un ordre aléatoire. La consigne de la tâche était de lire chaque paire d’items et d’indiquer le plus difficile à dire. Il était de nouveau expliqué que cette difficulté se rapportait à l’effort musculaire ou à la tension dans les joues, les lèvres, la langue et la gorge. Les participants pouvaient effectuer des pauses au cours des passations, lorsqu’ils se sentaient fatigués. Les résultats de cette expérience sont reproduits dans le Tableau 7 pour la parole vocale modale, dans le Tableau 8 pour la parole chuchotée et dans le Tableau 9 pour la parole subvocale.

Consonne

n m t s d k p g b f z ʃ v θ ð ʒ

1 2,5 2,5 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16

Données : rang occupé par l’item sur une échelle allant du plus facile au plus difficile.

Tableau 7 : expérience d’auto-perception en parole modale (Parnell & Amerman, 1977) ; effet de la consonne Consonne

s m t k d z p v n g b f θ ʃ ð ʒ

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16

Données : rang occupé par l’item sur une échelle allant du plus facile au plus difficile.

Tableau 8 : expérience d’auto-perception en parole chuchotée (Parnell & Amerman, 1977) ; effet de la consonne

Consonne

n m t p s d k b g z v f θ ð ʃ ʒ

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16

Données : rang occupé par l’item sur une échelle allant du plus facile au plus difficile.

Tableau 9 : expérience d’auto-perception en parole subvocale (Parnell & Amerman, 1977) ; effet de la consonne

Dans cette étude, une forte corrélation est observée entre ces trois types de parole. Cependant, ni le nombre, ni le pourcentage de fois où un item a été perçu comme le plus difficile à produire n’est spécifié. Les analyses incluent un facteur de poids pour chacun des paramètres articulatoires car ceux-ci ne sont pas distribués équitablement entre les consonnes étudiées. Les auteurs interprètent ces résultats comme suit : en ce qui concerne le voisement, ici ce sont les consonnes voisées qui sont perçues comme plus difficiles à produire que leurs correspondantes non voisées ; en ce qui concerne le mode articulatoire, ici ce sont les consonnes fricatives qui sont perçues comme plus difficiles à produire que les consonnes occlusives ; en ce qui concerne la nasalité, les consonnes orales sont toujours perçues comme plus difficiles à produire que les consonnes

61 nasales ; et en ce qui concerne le lieu articulatoire, les consonnes apico-post-alvéolaires et dorso-vélaires (postérieures) sont toujours perçues comme plus difficiles à produire que les consonnes bilabiales et labiodentales (antérieures), mais aussi apico-dentales, et celles-ci sont toujours perçues comme plus difficiles à produire que les consonnes apico-alvéolaires (médianes).

Ces trois études fournissent des données quantitatives correspondant à la perception interne de l’effort dans l’activité d’articulation de la parole, par des locuteurs. Par ailleurs, elles intègrent aussi, dans la consigne de la tâche, la perception de l’effort « dans la gorge » et, dans l’analyse des résultats, l’observation du voisement de la consonne. Elles semblent donc explorer aussi l’effort phonatoire dans la parole vocale ou l’effort de constriction glottique dans la parole chuchotée. Cela suggère qu’une étude d’auto-perception de l’effort phonatoire pourrait être réalisée avec cette méthode des comparaisons par paires.