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U est aussi un ensemble élémentaire

4. Le malentendu rapport existant des élèves à la preuve

Nous avons vu que les enseignants pouvaient penser que le rapport des élèves à la preuve se construisait ou devait se construire naturellement, sans préalable. Le professeur attend de l’élève un certain rapport à la preuve, il ne réalise pas qu’il assoit sa pratique sur un rapport existant, qui peut être très loin du rapport attendu (plus conforme à celui de la communauté mathématique). En effet ce n’est pas seulement lorsqu’ils abordent le chapitre intitulé « Initiation à la démonstration », en classes de quatrième ou cinquième, que les élèves commencent à se construire un

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rapport à la preuve. Celui-ci se construit à partir d’éléments qui vivent en dehors de la preuve, même en dehors des mathématiques : les élèves ont déjà fait des mathématiques avant que ne soit abordée explicitement la preuve, ils ont dessiné des figures, ils ont mesuré sur ces figures, ils ont étudié d’autres disciplines dans lesquelles on généralise à partir d’exemples, et ils continuent à les étudier…

Or en dehors des mathématiques, l’implication a son sens propre, pas toujours le même que dans le quotidien. C’est un des premiers éléments de ce rapport existant que nous allons développer. Si l’on examine de plus près les différences entre le fonctionnement du quotidien et la logique mathématique, on voit bien d’autres connaissances à institutionnaliser pour éviter les malentendus, d’autant plus que la pratique mathématique elle-même contient de nombreux implicites, dont les professeurs du secondaire n’ont pas nécessairement conscience :

Une spécificité de la logique, lorsqu’on l’étudie d’un point de vue didactique, c’est qu’il y a en quelque sorte un double mouvement de transposition. Tout d’abord, le mathématicien, dans son activité propre, l’utilise le plus souvent comme une technique, sans référence explicite à une théorie logique, et se sert à sa convenance d’un certain nombre d’ellipses et de raccourcis. Parmi ces usages, l’un des plus répandus, à tel point que pour certains auteurs, il s’agit même d’une règle que l’on peut institutionnaliser, est la quantification implicite des énoncés conditionnels universels ; un deuxième usage est celui qui consiste à utiliser massivement, dans les énoncés complexes, la quantification bornée. Ces pratiques usuelles se transportent tout naturellement dans la classe, via la formation universitaire des enseignants pour le second degré, et parce qu’à l’université, les enseignants de

mathématiques sont en général également des mathématiciens professionnels. (Durand-Guerrier 2005)

Ces ellipses et ces raccourcis utilisés en mathématiques entretiennent des malentendus lorsqu’ils sont utilisés au collège ou au lycée, comme nous allons le voir dans la suite de ce paragraphe. Nous évoquons aussi le fonctionnement scolaire, qui s’oppose parfois à la rationalité mathématique.

Le fonctionnement du « si… alors… » dans le quotidien et dans la rationalité mathématique

Lors d’une soutenance de mémoire professionnel en juin 2008, un enseignant expérimenté qui assistait à la présentation du mémoire de son stagiaire lui demande : Mais qu’est-ce que tu appelles dans ton mémoire la rationalité mathématique ? Je ne vois pas bien ce que c’est.

Ainsi le professeur évolue naturellement dans la rationalité mathématique, il peut même ne pas avoir identifié cette rationalité mathématique, comme le montre la question précédente. L’élève, lui, reste dans le fonctionnement du quotidien. Or nous allons voir ci-dessous que le quotidien ne fonctionne pas toujours comme les

mathématiques. On pourrait dire que, dans ce cas, le malentendu se situe au niveau du milieu73.

Prenons un exemple représentatif des pratiques de la majorité des enseignants. Pour expliquer les notions d’implication, de réciproque, beaucoup de professeurs recourent à des phrases qui décrivent des situations de la vie courante, souhaitant raccrocher l’élève à un univers familier sans voir que son fonctionnement ne relève pas nécessairement de la logique.

− Proposition n°1 : Si tu as la moyenne à ton DS, alors tu fais du VTT avec Charles.

Dans cette phrase proposée par le professeur à la classe pour expliquer le sens de « si…alors » s’opposent deux fonctionnements, celui du quotidien et celui des mathématiques. Dans la vie courante, si l’on a dit cette proposition n°1 à un enfant et qu’il n’a pas la moyenne à son DS, on ne lui permet pas de faire du VTT avec Charles. En toute logique (mathématique), on pourrait bien le lui permettre sans être en contradiction avec la première proposition. Mais l’enfant ne s’attendra pas du tout à pouvoir faire du VTT avec Charles s’il n’a pas sa moyenne au DS. En disant la proposition n°1, on sous-entend du même coup la proposition n°2 :

− Proposition n°2 : Si tu n’as pas la moyenne à ton DS, alors tu ne fais pas de VTT avec Charles.

Si l’on regarde les propositions n°1 et n°2, d’un point de vue strictement mathématique, elles sont réciproques l’une de l’autre : la seconde est la réciproque de la première, sous sa forme contraposée. En effet, la réciproque de la n°1 peut s’écrire sous la forme « Si tu fais du VTT avec Charles, alors tu as la moyenne à ton DS. ». La contraposée d’une proposition étant logiquement équivalente74 à cette dernière, la phrase « Si tu fais du VTT avec Charles, alors tu as la moyenne à ton DS. » est équivalente à sa contraposée « Si tu n’as pas la moyenne à ton DS, alors tu ne fais pas de VTT avec Charles. » Ainsi cette proposition n°1 véhicule à elle seule, dans la vie courante, une équivalence entre « tu as la moyenne à ton DS » et « tu fais du VTT avec Charles ». Aussi le recours au contexte du quotidien est-il peu pertinent pour expliquer l’implication, la différence entre l’hypothèse et la conclusion, puisque, dans ce cas, elles sont interchangeables.

Le rapport existant des élèves à la preuve s’installe sur ce malentendu entre le fonctionnement du quotidien et la pratique des mathématiques qui, malgré ce qui est souvent dit, ne relève pas du « bon sens ».

Ceci est rarement dit aux élèves, sous prétexte de ne pas trop les déstabiliser, et surtout de ne pas les détourner définitivement d’une discipline qui les éloignerait encore de la vie courante. Encore un malentendu. Il ne peut rester à la seule charge

73 Milieu est entendu ici au sens d’outil qui permet de répondre à des questions telles que : quelles connaissances, quels savoirs sont en jeu, quelles actions la situation induit-elle, quelles informations, quelles validations renvoie-t-elle à l’élève ?

74 logiquement équivalente, c’est-à-dire qu’elles sont toutes les deux vraies ou bien toutes les deux fausses.

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de l’élève de comprendre que « Si tu as la moyenne à ton DS, alors tu fais du VTT avec Charles. » et « Si M est le milieu de [AB], alors MA = MB. », ne fonctionnent pas de la même façon : la compréhension de cette différence est d’autant moins immédiate que les deux phrases ont la même structure grammaticale, renferment les mêmes mots « si » et « alors ». Et, comme le suggèrent certains enseignants, conscients qu’on ne peut pas utiliser n’importe quelle phrase de la vie courante avec « si…alors… » pour expliquer l’implication, si l’on recourt à des implications relatives au quotidien qui « fonctionnent » comme en mathématiques, on ne fait qu’accroître le malentendu, car l’élève, lui, n’a pas le recul suffisant pour repérer que telle implication située dans un contexte familier se comporte comme en mathématiques et telle autre non. Il faudrait pour cela qu’il ait auparavant identifié la spécificité de l’implication en mathématiques, ce qui est justement ce que l’on veut lui faire comprendre. C’est un cercle vicieux.

La quantification implicite des énoncés conditionnels

La quantification implicite des énoncés conditionnels est une pratique massive tant parmi les mathématiciens que dans la classe de mathématiques, dans le second degré ou à l’université. Ce constat s’appuie sur de nombreuses observations naturalistes, ainsi que sur quelques analyses de manuels dans notre thèse, et, pour la Tunisie, sur Chellougui (2000). Cette pratique massive cache la distinction entre implication entre propositions, implication universellement quantifiée et implication ouverte, et fait disparaître l’importance de l’univers du discours pour établir la vérité d’un énoncé général. L’exemple […] met en évidence le fait que cet implicite n’est pas partagé par de nombreux élèves, et qu’en outre, il peut conduire les enseignants à proposer des réponses inadaptées dans certaines situations. (Durand-Guerrier 2005)

L’exemple dont il est question, « L’élève, le professeur et le labyrinthe » est analysé de manière très détaillée dans Durand-Guerrier (1999). Nous ne développons pas cette analyse. Nous avons déjà signalé ce point dans l’analyse des manuels au chapitre 5 et nous donnons un autre exemple.

Dans le cadre de leur mémoire professionnel, deux professeures stagiaires (Chalot & Marin 2008) ont proposé à leurs élèves d’étudier la vérité de la proposition suivante, l’une en classe de quatrième, l’autre en seconde.

− Si un nombre est divisible par 2 et par 4 alors il est divisible par 8.

En quatrième comme en seconde, les résultats donnés par les élèves sont de trois types : vrai car 16 est divisible par 2, 4 et 8 (en quatrième) ou car, si un nombre est divisible par 2 et 4, alors il est divisible par 2 × 4 (en seconde) ; faux car 12 est divisible par 2 et 4, mais pas par 8 ; vrai et faux car cela ne marche pas avec tous les nombres. Un débat ayant eu lieu ensuite avec la classe et un consensus établi autour du fait que l’affirmation est fausse, la professeure de la classe de quatrième ajoute : Un élève (un bon élève) m’a ensuite demandé timidement : « Je ne comprends pas pourquoi cette propriété est fausse puisqu’elle marche pour certains nombres comme par exemple 16. Elle est à la fois juste et fausse, non ? » (Chalot & Marin 2008)

Cet exemple montre l’étendue du malentendu qui résulte de la compréhension de « un nombre » dans cette proposition. Le professeur peut aussi l’interpréter comme

une difficulté de l’élève qui n’est pas entré dans la rationalité mathématique et ne sait pas qu’il suffit d’un contre-exemple pour prouver que la proposition est fausse.

D’autres savoirs rarement institutionnalisés

Il n’y a pas que l’implication (Deloustal-Jorrand 2004), avec ce qu’elle comporte d’implicite, qui est à prendre en charge dans le rapport existant des élèves à la preuve. Il y a bien d’autres éléments (Gandit & Massé-Demongeot 1996) qui peuvent être sources de malentendus, suivant qu’on les considère dans le contexte du quotidien ou en mathématiques. Ce sont des connaissances utiles pour faire des mathématiques, qui font rarement l’objet d’une institutionnalisation :

• la redondance, commune dans la vie courante quand il s’agit de raconter une histoire, (voir aussi le principe du maximum d’information (IREM de Grenoble 1985)), qui constitue une erreur dans une preuve mathématique ; un élève doit savoir qu’une preuve en mathématiques doit exclure les éléments redondants et s’en tenir au minimum des arguments suffisants pour aboutir à une

conclusion ; ceci ne figure pas dans les programmes ou documents d’accompagnement ;

• le caractère de nécessité des énoncés mathématiques ;

• le principe du tiers exclu en mathématiques : on considère qu’une proposition en mathématiques est soit vraie, soit fausse ; dans le quotidien, il y a bien d’autres nuances ;

• un contre-exemple suffit à prouver le faux en mathématiques, alors qu’on dit souvent qu’une exception confirme la règle ;

• le vrai est induit à partir de quelques exemples dans la vie courante, ce qui s’oppose au vrai mathématique ;

• la notion d’équivalence logique en mathématiques qui n’est pas nécessairement une équivalence sémantique.

Il s’agit à la fois de connaissances mathématiques et de connaissances sur les mathématiques. Nous nous référons au cadre théorique proposé par le groupe CESAME pour qualifier ces connaissances nécessaires pour la pratique mathématique : il s’agit des connaissances d’ordres II et III (Sackur & al 2005) : […] d’une part, ces connaissances sont acquises à travers « l’expérience vécue » et, d’autre part, autrui joue un rôle essentiel dans leur acquisition en classe.

Certains travaux (Sackur 2004) montrent que l’absence d’institutionnalisation des connaissances d’ordre II est un obstacle à la pratique d’une activité mathématique réelle en classe. Cependant, même si leur explicitation auprès des élèves est importante, cela ne peut suffire pour que les élèves s’en emparent, elles ne s’enseignent pas comme les connaissances d’ordre I. Précisons cette classification des connaissances établie par le groupe CESAME. Les connaissances d’ordre I sont les savoirs et connaissances mathématiques, reconnus institutionnellement comme relatifs au contenu mathématique, auxquels les professeurs se réfèrent par l’intermédiaire des programmes (les définitions, propriétés et théorèmes du cours habituel). Les connaissances d’ordre II sont relatives à l’activité mathématique, elles sont constitutives des mathématiques, et ne relèvent pas seulement du « méta » (Robert & Robinet 1996). Elles sont de trois types (Sackur & al 2005) :

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[…] celles concernant la sémiosis (au sens de Duval,1995), celles concernant la validité (au sens large) des énoncés, et celles liées à la logique mathématique : en quelque sorte, pour faire des mathématiques il faut démontrer (validité), il y a des règles pour démontrer (dont la logique est un modèle) et il faut savoir s’exprimer correctement dans les différents registres (sémiosis).

Les caractéristiques de la démonstration, comme éviter la redondance, sont des exemples de connaissances d’ordre II : celles-ci évoluent suivant les époques et les cultures, elles ne sont pas stables. Ce n’est pas le cas des connaissances d’ordre I. Les connaissances d’ordre III s’expliquent moins facilement (Sackur & al 2005) : « L’activité mathématique consiste à jouer avec des connaissances d’ordre I selon des règles du jeu d’ordre II » est un exemple typique de connaissance d’ordre III.

Ces connaissances d’ordre III sont difficiles à identifier car, comme certaines des connaissances d’ordre II, elles ne relèvent pas d’un consensus dans la noosphère, par suite, elles sont peu explicitées. Elles touchent à la nature de l’activité mathématique : nous comprenons qu’elles permettent de cerner ce qui relève de faire

des mathématiques ou ne pas faire de mathématiques.

Aussi nous semble-t-il pertinent d’ajouter à la liste de ces savoirs rarement institutionnalisés la coexistence dans la classe de trois « logiques » : le

fonctionnement scolaire, la logique mathématique avec tout ce qu’elle comporte

d’implicite et le fonctionnement du quotidien. Nous avons déjà évoqué les deux derniers. Le fonctionnement scolaire est ce qui régit l’activité scolaire de l’élève telle que nous l’avons décrite dans le chapitre 2. Un élève, qui veut réussir son examen, va décrypter dans l’énoncé tous les indices qui peuvent lui permettre de résoudre un exercice sans nécessairement se poser des questions d’ordre mathématique. Par exemple, si on lui demande de décomposer une fraction rationnelle en éléments simples et qu’à la question d’après, on lui demande de calculer une intégrale mettant en jeu cette fraction, il va immédiatement utiliser la décomposition en éléments simples sans se questionner sur une éventuelle autre démarche. Ce faisant, il a pour objectif la réussite scolaire et oublie que faire des mathématiques, c’est se questionner sur la pertinence d’une démarche, sur le résultat auquel on aboutit.

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