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Métier, profession, corporation : des communautés extra-organisationnelles

SECTION 1 : Question de recherche et cadre théorique

IV. Construction sociale Il existe un phénomène de réseau mais le

2. Définir la profession : quelle utilité pour comprendre les enjeux gestionnaires de la professionnalisation ?

2.2. Métier, profession, corporation : des communautés extra-organisationnelles

Si l’on revient à la définition présentée ci-dessus et proposée par Freidson les corporations que l’on peut définir comme des associations d'artisans spécialisés selon un type de métier, ont certaines proximités avec la profession telle qu’elle est définie par les anglo-saxons, et bien sûr, avec la notion française de métier. Ainsi leur fonction s’exerçait selon deux exigences, l'une interne : réglementer le travail ; l'autre externe : en obtenir le monopole (Weber 1991, p. 120)3. Il est dès lors possible de voir certaines similarités entre les principes fondateurs des corporations et de certaines professions modernes comme celle des informaticiens :

« l'approche "métier" tend à se reproduire dès qu'apparaissent des groupes de nouveaux salariés, dont la qualification spécifique et les modalités d'apprentissage échappent (du moins au départ) au modèle taylorien. On parlera des "métiers de l'informatique", ou encore du "métier d'ingénieur". Ce n'est pas un hasard, ces métiers, tout en reposant sur des formations initiales solides, reproduisent des apprentissages en réseaux, entre pairs, des appartenances et communications transversales, et autodéfinissent leurs propres critères de jugement sur la qualification et son niveau. Ils développent aussi un certain pouvoir de contrôle sur les critères d'appréciation du marché du travail. Même si nous sommes loin des corporations artisanales, bien des traits s'y retrouvent néanmoins, mais de manière "moderne". C'est net dans le cas des informaticiens » (Zarifian 2004).

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Plutôt que de considérer des écarts fondés, notamment sur le rôle de l’Etat, il est possible de distinguer conceptuellement les professions basées avant tout sur un ensemble de compétences, une expertise – communauté cognitive – de celle qui s’appuie sur une protection formelle – communauté de statut Bianic, L. "Bringing the State in the Study of Professions. Some Peculiarities of the French Model of Professionalization," Research Network Sociology of Professions, Université de Murcia, Espagne, 2003.

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"en français, le terme de corporation est en fait un terme du 19ème siècle. Les termes usités au Moyen-Âge étaient celui de "métier", précisément, ou encore ceux de "jurande" ou d'"art".

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Si l’on remonte dans l’histoire, la corporation romaine était un collège religieux (…) ce culte professionnel n’allait pas sans fêtes que l’on célébrait en commun par des sacrifices et des banquets.

Mais comparer terme à terme la profession telle qu’elle se pratique actuellement dans un pays comme les Etats-Unis et la corporation du Moyen-Âge n’a pas vraiment d’intérêt pour notre propos. La logique de la division du travail était ainsi totalement différente de celle d’aujourd’hui1 (Weber 1991, p. 163).

Ce que nous voulons signaler avec cette comparaison entre une forme depuis longtemps révolue, les corporations2, et une forme contemporaine, les professions, c’est la présence récurrente de communautés professionnelles reconnues au niveau macro social et qui se démarquent des organisations :

« Du moment que, au sein d’une société politique, un certain nombre d’individus se trouvent avoir en commun des idées, des intérêts, des sentiments, des occupations que le reste de la population ne partage pas avec eux, il est inévitable que, sous l’influence de ces similitudes, ils soient attirés les uns vers les autres, qu’ils se recherchent, entrent en relation, s’associent, et qu’ainsi se forme peu à peu un groupe restreint, ayant sa physionomie générale » (Durkheim 1996, p. XVI).

Cette existence serait basée sur un ensemble de critères objectifs et universels. Cette vision substantialiste est appliquée au cas des professions. Toutefois, cet effort pour caractériser les professions et les distinguer des autres activités sociales trouve moins d’écho dans la littérature récente (Paradeise, 1988). Les évolutions sociétales et technologiques modifient fréquemment les frontières entre les professions. L’exercice qui consiste à tracer une carte des professions en fonction de critères objectifs est donc des plus ardus3 (Latreille 1980, p. 5).

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« La corporation tint à ce que la matière première pût parcourir le chemin le plus long possible dans un cadre de gestion individuelle et que chaque artisan conservât le plus longtemps possible son travail. Il fallait, par conséquent, que la partition du travail se fît selon une division matérielle et non selon la spécialisation technique (...) la spécialisation se fît selon le produit fini : un artisan devait fabriquer des pantalons, un autre des vestes. En conséquence, les listes des « métiers » du Moyen Âge font apparaître deux cents corporations différentes » Weber, M. Histoire économique, Esquisse d'une histoire universelle de l'économie et de la société. Gallimard, Paris, 1991, p. 435.

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La disparition des corporations peut s’expliquer par une déconnexion entre le cadre du groupe professionnel et celui des cadres de la vie économique : « Puisque donc le marché, de municipal qu’il était, est devenu national et international, la corporation doit prendre la même extension. Au lieu d’être limitée aux seuls artisans d’une ville, elle doit s’agrandir de manière à comprendre tous les membres de la profession, dispersés sur toute l’étendue du territoire (…) Puisque cette vie commune est, à certains égards, indépendante de toute détermination territoriale, il faut qu’un organe approprié se crée, qui l’exprime et qui en régularise le fonctionnement » (op. cit., p. XXVIII).

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Les « réalités sont extrêmement mouvantes et l'on imagine un cartographe qui serait prié de tenir à jour des mappemondes ou cartes d'état-major dans un univers où l'activité volcanique et l'érosion seraient si actives que montagnes et rivières naîtraient et disparaîtraient chaque siècle et en tout cas changeraient de place, de physionomie, d'importance chaque année ».

Les travaux actuels, en France comme aux Etats-Unis, s’intéressent davantage aux processus de professionnalisation qu’aux professions. Comme le relève Vasselin (2002), « les professions n’existent pas intrinsèquement en tant que telles mais résultent d’un processus de légitimation institutionnelle et sociale ». Cette vision redonne toute leur importance aux comparaisons internationales, en soulignant les effets de système (Krause, 1996 ; Collins, 1990). La distinction que nous avons faite au paragraphe précédent entre le contexte anglo- saxon et français semble cependant de moins en moins tranchée car « le professionnel est de fait contraint de devenir, dans une certaine mesure, un citoyen européen, dont les cadres normatifs et substantifs sont supra-nationaux » (Evetts et al. 2002). Par ailleurs, si en France l’Etat a un rôle essentiel dans les processus de professionnalisation, il faut nuancer cette idée en différenciant la « communauté cognitive, structurée autour d’un discours scientifique et d’un milieu académique commun » de la « communauté de statut », construite grâce à des « relations privilégiées avec l’Etat » et grâce à « la création de « refuges au sein de la bureaucratie d’Etat » (Bianic 2003). La comparaison entre la situation française et américaine pourrait être effectuée à partir de l’étude de la tension entre ces deux variables et non plus au regard de la seule place de l’Etat.

Mais revenons à la question de la définition de la notion de profession. La plupart des auteurs qui ont proposé des définitions l’ont fait sans véritable fondement conceptuel (Freidson 1994) et ont, pendant très longtemps, recherché des frontières nettes et fondées sur des faits indiscutables et partout vérifiés. Or, seules les théories peuvent définir les frontières (Rich 1992), d’où l’idée de Freidson de définir l’idéal-type du professionnalisme.