• Aucun résultat trouvé

Le concept de contexte abordé par Bruno LATOUR (1995), parlant de la sociologie des savants, recouvre à la fois les acteurs, les emplacements de ces acteurs ainsi que toutes les conditions aussi bien institutionnelles qu’accidentelles qui influencent la production des énoncés scientifiques. Michel FOUCAULT montre que les lieux de paroles, ce qu’il appelle « les emplacements institutionnels » (1969, 69-70) ont une importance dans l’analyse des modalités énonciatives. Abordant le discours médical, il s’intéresse particulièrement à l’hôpital, au laboratoire et à la bibliothèque ou plus généralement ce qu’il appelle « le champ documentaire ». Notre préoccupation allant au-delà du discours médical, nous allons, en plus des trois emplacements institutionnels analysés par Michel FOUCAULT, observer : les emplacements institutionnels relevant cette fois de l’administration ; des médias et les emplacements non institutionnels, ceux qu’occupent les acteurs non médicaux et non administratifs (lieux d’exercice de la médecine traditionnelle, les marchés, les taxis et autres véhicules de transport en commun).

A- Les institutions médicales

Par institutions médicales nous voulons désigner les lieux établis et reconnus pour l’exercice de l’activité médicale. Nous y incluons : les hôpitaux, les laboratoires d’analyses médicales et les morgues. Au Cameroun, le champ documentaire se dilue entre ces trois types d’institutions et celles qui rentrent dans le cadre des administrations.

A.1- Les hôpitaux

L’hôpital est comme l’affirme Michel FOUCAULT le « lieu d’une observation constante,

codée, systématique, … » C’est l’hôpital qui, à partir des symptômes que présente le patient

identifie le type de maladie dont souffre ce dernier. Dans ce sens, c’est l’hôpital qui révèle au patient qu’il souffre du sida ou qu’il est sur le point d’en souffrir. Il peut s’agir d’une conclusion tirée d’une simple auscultation, du résultat de l’analyse des examens de laboratoire ou des deux à la fois.

Parce que les hôpitaux sont les lieux où exercent les médecins qui ont été les premiers à être sensibilisés sur l’existence du sida, ils constituent l’espace de rencontre entre les connaissances accumulées sur les symptômes et sur les maladies dont ces symptômes sont la manifestation. Le premier diagnostic est établi à l’hôpital (Yaoundé), constituant ainsi la base du discours sur l’existence effective du sida au Cameroun. C’est à l’hôpital que le patient qui présentait les symptômes similaires à ceux des affections connues (paludisme, fièvre typhoïde, etc.) découvrait qu’il était plutôt atteint du sida, perçu alors comme une nouvelle maladie. Un auditeur de la CRTV affirme le 03 octobre 2007 dans une émission interactive (CRTV M’accompagne) qu’il était atteint d’hépatite ; il s’est rendu à l’hôpital provincial du Nord à Garoua (Nord Cameroun). Après un simple regard, le médecin lui a demandé s’il n’était pas atteint du sida. A cette question il s’est senti frustré, néanmoins il s’est soumis au test de vih qui s’est révélé négatif. Cette anecdote révèle l’état d’esprit dans les hôpitaux camerounais depuis la découverte du sida. Le personnel qui y travaille (médecins et infirmiers) semble voir le sida partout.

Les hôpitaux camerounais ne sont pas un simple espace où les médecins et les infirmiers établissent des diagnostics après auscultation du malade ou après analyse des résultats de laboratoire ; il s’agit des espaces parlants. A Yaoundé certaines formations sanitaires telles que l’Hôpital central et certains dispensaires publics de quartiers ont des murs peints des graffitis visant, soit à indiquer les méthodes de prévention contre le sida, soit à montrer les ravages causés par cette affection. Au discours verbal du personnel médical se double ce discours iconographique. Par ailleurs certains pavillons ont été spécialement réservés à des cas de sida. Le simple fait d’y affecter un malade signifiait que ce malade était atteint de sida. Au Cameroun, les hôpitaux ne sont pas uniquement le lieu de développement d’un discours monolithique (le discours médical). En effet entre patients, entre patients et gardes malades et même entre infirmiers et malades, se développent souvent d’autres discours, parfois contraires au discours médical. Bien des malades abandonnent souvent leur lit d’hospitalisation pour retrouver des guérisseurs traditionnels, parce qu’un parent ou un ami, venu leur rendre visite à l’hôpital, a pu les convaincre que la maladie dont ils souffrent n’est pas le sida, malgré le diagnostic médical. Certains malades ont abandonné leur lit d’hôpital parce qu’ils auraient appris d’un voisin de lit, d’un garde malade ou même d’un infirmier, que le sida se soigne en médecine traditionnelle.

L’hôpital est le lieu où la maladie est entreposée .Pour parler comme Michel FOUCAULT : « L’Hôpital, comme la civilisation est un lieu artificiel où la maladie transplantée »

(1963,15). Parce que la maladie est localement fixée à l’hôpital, elle y attire tous les regards possibles. Au Cameroun, les regards sur la maladie sont variés et tiennent aux différentes conceptions culturelles de la vie. Or chaque regard, chaque perception culturelle de la vie et, par conséquent, de la maladie, développe un discours particulier. Il en résulte que l’hôpital au Cameroun est le lieu d’expression d’une pluralité des discours.

Les différents discours qui se tiennent à l’hôpital n’ont pas le même statut. Le discours médical y est dominant alors que tous les autres qui s’en écartent sont dominés et se développent de manière clandestine. La clandestinité des discours dominés n’implique pas cependant leur faible capacité de persuasion ; bien au contraire, certains discours dominés sont très persuasifs, c’est ce qui explique les désertions des lits par certains malades.

A.2- Les laboratoires d’analyses médicales

Michel FOUCAULT relève (1963) que les médecins du XVIIIe siècle distinguent dans l’étude des maladies : l’expérience historique et le savoir philosophique, l’historique étant la connaissance ou l’identification des signes ou symptômes caractéristiques d’une maladie, et le savoir philosophique désignant « La connaissance qui met en question l’origine, le

principe, les causes… ». p.3. A partir de ce principe, se pose le problème de l’identification

d’une maladie à partir de ses symptômes. A cet effet, Michel FOUCAULT affirme :

« … le regard du médecin ne s’adresse pas initialement à ce corps concret, à cet ensemble visible, à cette plénitude positive qui est en face de lui, le malade ; mais à des intervalles de nature, à des lacunes et à des distances, où apparaissent comme en négatif les signes qui différencient une maladie d’une autre, la vraie de la fausse, la légitime de la bâtarde, la maligne de la bénigne [.] Grille qui cache le malade réel et retient toute indiscrétion thérapeutique ». (1963, 7).

L’analyse des symptômes est brouillée par les phénomènes de ressemblance et de rupture ; ressemblance entre des symptômes similaires mais caractéristiques des maladies distinctes ; et rupture entre différents symptômes caractéristiques de différentes étapes au cours d’une même maladie. Face donc à l’incertitude de l’ « expérience historique », le laboratoire d’analyse médicale apparaît comme un espace où se fonde la rationalité du discours médical. En effet, les symptômes suggèrent au médecin des hypothèses dont la validation dépend des résultats fournis par les laboratoires d’analyse médical. Dans ce sens, le discours du laboratoire d’analyse médicale est de type sentenciel.

Contrairement à l’hôpital où se tiennent des discours divergents, le laboratoire d’analyse médical apparaît comme un espace monocorde. Certes les regards, autres que celui que pose

la science sur la maladie, essayent de s’accommoder à sa voix, mais le discours du laboratoire d’analyse médical reste fermé au débat. Dans le cas du sida, le laboratoire d’analyse médical se borne à confirmer ou à infirmer la présence du vih. La seule possibilité de débat se limite à la contestation des modalités de test (composition du test, qualité des éléments testés, etc.) ; un tel débat n’est possible que si l’interface s’inscrit dans la logique des sciences médicales.

A.3- Les morgues et lieux de deuils

La morgue et les lieux de deuils sont des espaces d’expression de l’échec de la médecine d’une part, et, d’autre part, de la victoire de la maladie. Les discours tenus à la morgue se rapportent davantage à la victoire de la maladie qu’à l’échec de la médecine. En effet, les préoccupations à la morgue se portent essentiellement sur les causes du décès (maladie ou accident). La morgue, à l’image de l’hôpital est également un lieu où s’accumule la maladie. Mais à la différence de l’hôpital, qui tend à réduire la maladie en lui opposant des traitements supposés la vaincre, la morgue tend à accorder à la maladie un aspect redoutable, un aspect d’invincibilité.

La morgue donne lieu à des discours polyphoniques. En effet, à la morgue s’entrecroisent les différents regards sur la maladie, sur la vie et sur la mort. Chacun de ces regards a son interprétation du fait pathologie et partant, de la mort. Si pour les sciences médicales la mort est l’aboutissement de l’action destructrice des agents pathogènes qui ont infecté l’organisme, le regard africain par contre postule que la mort est le résultat de l’action des puissances occultes ou un voyage au pays des /bekón/. Le discours religieux considère la mort comme un « appel » de Dieu.

Dans le cas du sida, la morgue offre l’occasion des constats sur la létalité du sida. C’est à la morgue que les statistiques sur le nombre de décès dus au sida sont établies. La morgue apparaît dès lors comme un lieu privilégié de construction des discours sur le sida. Si l’hôpital apparaît comme le lieu de la formulation des hypothèses sur le sida, la morgue apparaît comme un autre lieu de validation de l’hypothèse médicale. Un séropositif qui meurt est considéré d’office comme une victime du sida. De la même manière, à la morgue on pourrait se rappeler que le défunt avait posé tel ou tel acte susceptible de provoquer la colère de Dieu ou des sorciers cannibales.

B- Les institutions administratives

Le rôle des institutions administratives comme acteurs de la communication sociale sur le sida a été analysé dans le chapitre IV. Il s’agissait alors d’observer le statut de ces administrations, prises sous l’angle des producteurs de discours sur le sida. Dans la présente section, nous les examinerons dans leur aspect spatial, en tant que lieux où se tiennent des discours sur le sida. Certes dans l’administration, acteurs et espaces sont tellement liés qu’on pourrait aisément assimiler l’un des aspects à l’autre, il importe ici d’en distinguer les deux facettes. En effet dans un même espace administratif peuvent intervenir différents acteurs individuels avec des statuts différents et partant avec des discours différents. La salle de conférence du ministère de la santé publique par exemple peut abriter une conférence de presse du Ministre de la Santé publique ou un séminaire des experts de la santé. Les discours qui en résultent seront différents dans leur nature (discours politique dans un cas et discours scientifiques dans l’autre), même si les deux portent sur un même objet (le sida). La différence de nature de ces discours, induit une différence de contenus.

Du fait de la différence de perspectives d’analyse entre l’aspect spatial et l’aspect action, les découpages opérés sur les administrations vont varier. S’il est vrai que les différentes actions publiques jouissent toutes de la même autorité, il n’en demeure pas moins vrai que certains espaces des administrations publiques se prêtent à des discours de natures variées. L’hôpital va beaucoup plus se prêter au discours scientifique même si occasionnellement des discours de type politique peuvent y être tenus (lancement des campagnes sanitaires, inauguration, etc.) De même le ministère de la santé publique et ses structures décentralisées, bien que propices aux discours de type politique reçoivent souvent des discours à caractère scientifique (séminaires, colloques, conférences). La variété des acteurs qui y opère implique nécessairement une variété de discours, chacun de ces acteurs étant culturellement marqué. L’objectif dans la présente section est de déterminer les caractéristiques des espaces administratifs et l’influence que ces derniers peuvent avoir sur les discours qui y sont tenus. Seront ainsi analysés : les administrations publiques considérées comme un ensemble de structures distinctes, les institutions parapubliques et privées, les institutions éducatives. Il s’agit des espaces qui nous sont apparus comme suffisamment représentatifs de lieux d’échange de messages sur le sida au Cameroun.

B.1- Les administrations publiques

Nous avons regroupé sous la rubrique administrations publiques des institutions telles que : les ministères et leurs structures décentralisées (délégations provinciales et départementales ; secrétariats permanents, etc.) ; les mairies, l’Assemblée Nationale, le Conseil Economique et social, etc. Il s’agit des espaces physiquement bâtis et identifiables dans lesquels se tissent à la fois des relations de service et des relations affectives. La nature des discours dans ces espaces varie selon le type de relation à la base. Nous examinerons distinctement l’espace physique et le fonctionnement de ces institutions.