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Comme dans le cas des discours dominants, les discours des masses, axés sur la lutte contre le sida dépendent étroitement de la perception que les acteurs de la communication partisans de cette logique ont du sida. Cette perception, nous l’avons relevé ultérieurement est plurielle. Pour certains, le sida est une affection naturelle. Pour d’autres, il s’agit d’une punition divine et pour d’autres encore le sida est le résultat de l’action des sorciers ; une dernière catégorie le perçoit comme une invention ou une affabulation.

La perception du sida comme une affection naturelle s’apparente à celle des discours dominants. Les messages de lutte conséquents sont similaires à ceux des officiels. La logique est celle d’une affection transmise par un agent pathogène qui passe par le sexe, le sang et de la mère à l’enfant. C’est dans ce sens qu’il faudrait comprendre les messages suivants : « le

sida existe : abstinence et fidélité » ; « une femme séropositive doit cesser de faire des enfants ».

La logique dominante n’est cependant pas reprise de manière fidèle par les discours des masses. Ces derniers apportent un certain nombre de nuances. L’une de ces nuances se rapporte à l’association de la foi aux méthodes et pratiques de prévention dites scientifiques : « le sida existe, protégeons-nous et prions Dieu pour qu’il nous en préserve ». Il transparaît de ce message une certaine fatalité. En effet, le fait de remettre un volet de la prévention à Dieu signifie que l’action humaine est insatisfaisante. Une deuxième nuance apportée par les discours des masses sur la perception du sida comme maladie naturelle réside dans la relativisation des méthodes prônées par les messages officiels. Le préservatif par exemple est jugé peu efficace par certains de ces discours de prévention : « La protection du condom

n’est pas suffisante : le condom a des pores à travers lesquels les virus du sida peuvent passer ». Ici, la relativisation de l’usage du condom s’appuie sur un argument scientifique.

D’autres messages se fondent par contre sur des arguments moraux : « Le condom est contre

nature ». Certains autres tentent de prendre le contre-pied des messages dominants. Dans ce

sens, ce n’est pas simplement l’efficacité du condom qui est relativisée, le condom est plutôt présenté comme un vecteur de transmission de la maladie : « on a saisi des condoms

contaminés au port de Douala ». Dans le fond, il apparaît que ce contre-pied s’étend à tous

les instruments de prévention promus par les messages officiels : « il y a des seringues qui

viennent déjà infectées ». La troisième nuance porte sur la construction de nouveaux modes

de contamination non abordés par les discours dominants. C’est dans ce sens par exemple que certains messages dominés avancent que le sida se contracte à travers les morsures de bête ou par la consommation des viandes infectées : « le sida se contamine aussi par le gibier ». Il pourrait bien s’agir, dans ce dernier cas, d’une mauvaise interprétation de l’origine du sida à partir d’un virus de singe.

Les discours des masses sur l’épidémiologie changent avec le temps. A la faveur d’une rumeur sur une revenante, victime du sida, qui aurait ramené d’outre-tombe une plante miraculeuse, l’idée de la guérison du sida s’est vite propagée. A Yaoundé des points de consommation publics de l’infusion de cette plante ont attiré des foules en 2006. Cette idée de guérison du sida explique le message qui dit : « Le médicament qui guérit le sida est trouvé

mais on refuse de vulgariser ce médicament pour des raisons économiques ». Au-delà de

l’histoire de la revenante à la plante miraculeuse, il y a aussi des reportages diffusés dans les médias camerounais sur le professeur Victor ANOMAH NGU qui disait avoir découvert un vaccin thérapeutique (le vanivax).

Dans son édition n°175, le journal La Tribune de l’Est consacre une page à un jeune camerounais présenté comme chercheur et qui déclare avoir trouvé un médicament qui guérit le sida en douze jours. Ce dernier prétend dans le journal qu’il serait menacé de mort par les puissances financières et politiques liées au sida. Il y affirme : « mais ce qui est vrai, c’est que

des menaces de mort, j’en ai reçu. Est-ce que ces gens là passent par des menaces pour arriver à voler mon produit ? ». Tous ces faits pourraient expliquer la dynamique perçue sur

les discours de lutte se rapportant à la perception du sida comme une affection naturelle. Derrière la perception du sida comme punition divine ou comme action des sorciers, se dégage une logique de prévention constante : la piété. En effet, l’action maléfique des sorciers, autant que celle de Dieu est admise comme étant au-dessus de l’action humaine. Les messages de lutte qui relèvent de cette perception renvoient essentiellement à la prière et à l’obéissance aux commandements divins. « Le sida est une conséquence du péché. En évitant

la fornication et l’adultère, le sida sera réduit à 99% ». Bien que focalisé sur les mêmes

principes de l’abstinence (éviter la fornication) et de fidélité (adultère), ce message non officiel est formulé avec les concepts religieux. Il ne s’agit pas d’un choix hasardeux. La première proposition de ce message fixe assez bien la pensée. Il ne s’agit pas d’une transmission mécanique de la maladie, d’un sujet infecté à un sujet sain comme le préconise les discours dominants ; il s’agit plutôt d’éviter les actes créateurs du mal. Dans cette logique la maladie ne préexiste pas à l’acte sexuel (fornication ou adultère), elle naît du fait de cet acte. C’est pour cette raison que la prière est prônée pour que Dieu, le détenteur de la puissance suprême préserve l’homme de cette calamité « … prions Dieu pour qu’il nous en

préserve ». Il n’y a pas de grands changements par rapport à cette perception.

En tant qu’action maléfique des sorciers, la lutte une fois de plus va se reporter vers Dieu, seul capable de protéger l’homme des forces occultes. Pour éviter d’irriter Dieu et contracter le sida chacun doit « éviter les comportements immoraux ».

La perception du sida comme affabulation ne suscite pas en réalité des messages de lutte. Cependant, cette perception ne manque pas d’influencer les messages de prévention, qu’ils soient dominants ou non. En effet, il apparaît que la perception du sida comme une maladie imaginaire suscite des messages de négation de l’existence du sida : « les gens meurent bien

d’autres choses et on parle de sida ». Ce message suggère une autre explication aux décès

supposés découler du sida selon la logique dominante. Nous pouvons déjà percevoir à ce niveau une explication possible aux messages qui identifient le sida à la typhoïde ou au « poison lent ».

A l’issue du sondage effectué en juin 2007, il apparaît de nouvelles formulations de cette idée de maladie inventée. Le message qui dit : « une maladie idéologique que chacun peut éviter

ou attraper. Il est incontrôlable » peut être classée dans ce type. En le qualifiant

d’idéologique, ce message laisse entendre que le sida n’est pas une maladie réelle. Mais en concluant qu’il s’agit d’une maladie incontrôlable il réintroduit l’idée qu’il pourrait s’agir d’une maladie réelle. Il y apparaît une sorte de trouble dans l’idée du répondant. C’est cette ambiguïté entre l’existence admise comme réelle du sida est l’insatisfaction des explications sur cette affection qui elle suscite le doute.

En somme, il apparaît que les discours des masses axés sur la prévention du sida, autant que les discours dominants, ne sont pas constants ; ils changent en fonction des différentes perceptions du sida par les acteurs de la communication sociale au Cameroun. Ce changement ne laisse pas cependant percevoir une amélioration de la connaissance du sida.

Il existe dans la communication sociale sur le sida au Cameroun, une multitude de manières de s’exprimer, ce que nous avons appelé les procédures d’énonciation. Certaines de ces procédures d’énonciation imposent une écoute sans possibilité de réaction, tandis que d’autres se prêtent au débat. De même, certaines de ces procédures d’énonciation offrent des possibilités de mémorisation élevées permettant une sédimentation des messages reçus. Des messages émis à travers ces différentes procédures d’énonciation, nous avons dégagé quatre principaux types, portant sur : la définition, l’origine, l’épidémiologie et la lutte contre le sida. Chacun de ces types se déploie selon deux logiques : l’une officielle et dominante, l’autre dissidente et dominée. Les logiques développées par les acteurs dominants changent dans ces différents aspects alors que les logiques des acteurs dominés restent assez statiques.