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Le concept de réalité n’est pas aisé à saisir. Une première approche considère la réalité comme ce qui est, indépendamment du sujet ; ce qui nous résiste quand on donne un coup de pied dedans pour parler comme Richard DAWKINS. La perception de la réalité comme quelque chose de figé et d’objectif, c’est-à-dire, détachable du sujet, est critiquée par certains analystes. Pour eux, la réalité ontologique est inconsistante puisque rien n’existe en soi sans une conscience qui en rende compte. En d’autres termes, ce qui est, ne l’est que parce que nous en avons conscience. Cette deuxième perspective établit une fonction entre réalité et langage. Le discours dans cette perspective est, dans sa structure, créateur de réalité. C’est dans cette perspective que le sida a été présenté par les discours dominants dès son apparition au début des années 80. Il s’agit selon les discours dominants, d’une maladie, au même titre que les autres affections connues, qui est due à un virus appelé VIH et qui se transmet par voie sexuelle et par le sang. Pour faire admettre cette réalité, des cas de maladies ont été présentés, des décès attribués au sida montrés, et les médias ont diffusé des images des personnes atteintes de cette maladie.

Il est à noter que le sida, autant que toutes les autres affections n’est pas un objet physique qu’un observateur pourrait déceler par les sens. Sa perception dans ce sens cadre moins avec la perspective objective de la réalité. Certes, on peut objectivement diagnostiquer une affection à partir de ses symptômes (perceptibles par les sens), ou par l’identification de l’agent pathogène qui a une existence physique et palpable mais les contradictions relevées sur les différents critères de définition du sida en n’ont fait beaucoup plus une réalité construite. Les certitudes établies par la suite participent de la construction progressive de cette réalité. Par construction ici, il ne s’agit pas de l’affabulation mais de la manière dont la représentation de l’objet s’est progressivement affinée dans le temps.

En tant que réalité construite, la perception que les acteurs camerounais ont du sida n’est pas figée, elle s’étoffe à mesure que des éléments nouveaux s’ajoutent (nouvelles découvertes, contradictions, etc.). Il en résulte non pas un construit homogène mais une réalité plurielle dépendant des cadres perceptifs qui l’appréhendent. Cependant, il en existe une, majeur et dominante, produite par les acteurs scientifiques. Celle-là se veut orthodoxe, les autres étant frappées d’hérésie et contraintes à la clandestinité. Notre analyse s’attellera à mettre au jour,

les mécanismes de construction de cette réalité sous la double action des acteurs de la logique dominante et ceux de la dissidence. Si pour les théories constructivistes la construction de la réalité s’appuie sur les thèmes, et autres constructions du passé, ce que Michel FOUCAULT appelle champ de présence, qu’est-ce qui, dans ce sens, a présidé à la construction de la réalité du sida au Cameroun ?

B- Du concept de la construction

Construction vient du latin construere (construire). C’est l’action de construire. Par construire, il faut entendre : bâtir, édifier, élever, ériger, échafauder, dresser, distribuer dans l’ordre. Le mot construction désigne à la fois l’action et le résultat de cette action. Une construction dans ce cas est un édifice, une distribution, une réalisation. Deux perspectives s’ouvrent à l’analyse du concept de construction : l’une matérialiste et objective, l’autre symbolique et subjective.

B.1- Analyse du concept

La perspective matérialiste fait appel à l’architecture qui s’entend comme l’art de construire les édifices. Vu sous cet angle, il s’agit d’une opération de conception et de réalisation ou de matérialisation de cette conception. En plus clair, l’architecture consiste à organiser les idées pour leur donner une image, puis à matérialiser cette image. Il s’agit d’une opération de collecte, de dispersion, de tri et d’assemblage des matériaux, différents par la nature et par leurs formes, pour obtenir un édifice, c’est-à-dire une forme définitive, dissemblable de celle de chacun des matériaux utilisés. Deux principaux moments apparaissent ici : la conception préalable et la réalisation. Dans la phase de conception, l’architecte fait appel aux connaissances dont il dispose dans des domaines aussi variés que la géographie (saisons, mouvements des vents, des pluies, du soleil, la composition des sols, etc.), la physique, les mathématiques, l’anthropologie, etc. Ces connaissances éparses sont assemblées pour donner un projet unique (une maison d’habitation par exemple où il ne fera pas très chaud et dans laquelle l’intimité des parents sera préservée face aux enfants et aux étrangers, etc.) La phase de réalisation procède de la même manière. Il s’agira de rassembler les matériaux par type et par fonction, pour donner une forme à l’ensemble. Les connaissances auxquelles l’architecte fait appel sont fondées soit sur l’expérience pratique soit sur des théories apprises.

La perspective symbolique et subjective s’inspire de la conception matérialiste de la construction. Le petit Robert donne entre autres définitions au mot construction : « action de

composer, d’élaborer une chose abstraite ». C’est dans ce sens que nous pouvons parler de la

construction d’une phrase, d’un mythe ou d’une histoire (une histoire construite de toutes pièces). C’est cette perspective symbolique qui explique l’érection du concept de constructivisme en une théorie, partant d’un mouvement artistique. Le constructivisme considère tout objet de pensée comme un construit (une construction).

B.2- Construction et constructivisme

En tant que théorie, le constructivisme se fonde sur l’idée et le principe de construction. Parlant du constructivisme structuraliste, Pierre BOURDIEU dit :

« Par constructivisme, je veux dire qu’il y a une genèse sociale d’une part des schèmes de perception, de pensée et d’action qui sort constitutifs de ce que j’appelle habitus, et d’autre part des structures sociales et en particulier ce que j’appelle champs » in CORCUFF (1995, 31). Par habitus, Pierre BOURDIEU entend :

« Les structures sociales de notre subjectivité, qui se constituent d’abord au travers de nos premières expériences (habitus primaire), puis de notre vie d’adulte (habitus secondaire) » CORCUFF (op.cit, ibid.).

Dans une perspective anthropologique, nous dirons que l’habitus est l’inculturation, c’est la manière dont nous intégrons dans nos manières de penser, de sentir et d’agir celles du groupe dans lequel nous nous situons. C’est ce qui permet de reconnaître dans la manière d’être d’un individu, tout son groupe.

Le concept d’habitus apparaît très important ici puisqu’il montre que nos manières de penser, de sentir, et d’agir ne sont pas instantanées, il s’agit d’un acquit dont nous nous servons, avec les autres membres de la communauté pour élaborer les institutions qui apparaissent par la suite comme des substances objectives Michel FOUCAULT parlera de pré-constructions, pour montrer qu’il s’agit des matériaux antérieurs à la construction mais qui servent à la construction des institutions. Les champs politiques et religieux nous offrent l’occasion de repérer différentes formules utilisées par certains acteurs comme le fruit de leur imagination personnelle, mais qui, en fait, sont des reproductions des discours anciens, dont ces acteurs peuvent ne plus se souvenir. C’est dans ce sens qu’au plan culturel, il devient possible d’identifier la pensée d’un groupe ou d’une époque.

S’il est possible d’identifier une manière de penser, de sentir ou d’agir d’un groupe, c’est qu’il y a un accord tacite, un consensus entre les différents membres de ce groupe. Ce consensus s’établit à travers l’inculturation dont la communication est la principale modalité. Les manières de penser, de sentir et d’agir, partagées par les membres du groupe ne sont pas innées, elles ne sont pas non plus une production d’un ancêtre unique et transmises sans altération à la descendance par une tradition, rigide. Pour Philippe CORCUFF :

« Les réalités sociales sont appréhendées comme des constructions historiques et quotidiennes des acteurs individuels et collectifs » (op.cit, 17).

Il apparaît ici une opération combinée entre les actions individuelles d’une part et d’autre part, les actions du groupe en tant que corps social dont les individus sont des membres. Par rapport au temps, il n’y a pas une césure entre le passé et le présent. Les constructions présentes se nourrissent de celles du passé dans une complexe opération de reproduction, de substitution de synthèse et de création.

Le constructivisme admet que le processus de construction des réalités sociales est une opération ininterrompue, faisant intervenir à la fois et successivement des matériaux produits par des acteurs individuels et des matériaux collectifs (sans propriétaire individuel identifié). Nous avons postulé que le sida est une réalité sociale, donc une construction en construction. Notre travail consiste à remonter dans le temps et dans l’action le processus de cette édification. A partir de l’édifice, nous voulons non seulement identifier les matériaux utilisés mais aussi et surtout, découvrir la technique ou mieux l’art architectural qui a permis d’ériger cet édifice. Cet édifice nous est apparu sous la forme d’une maladie mortelle et incurable, transmissible par le sexe, par le sang et de la mère à l’enfant durant la parturition. Nous avons situé le processus dans le temps, 1981 étant apparu comme l’année de l’apparition du concept de sida dans la communication sociale dans le monde. Nous avons par la suite identifié les acteurs individuels qu’ils soient anonymes ou typifié par rapport à leur profession ; il a également les acteurs institutionnels. En empruntant à Emile DURKHEIM (les manières de penser, de sentir et d’agir) et à Michel FOUCAULT (la notion de regards) il nous est apparu, dans l’édifice sida : les six types de regards : les sciences médicales, la médecine traditionnelle africaine, religieux, juridique, économique et géographique. Par rapport à

Pierre BOURDIEU qui analyse la dualité entre orthodoxie et l’hétérodoxie dans le processus

de construction de la réalité sociale, nous nous sommes également aperçu qu’il existe, par rapport au sida, une dualité entre le discours dominant (orthodoxe) et des discours dominés (hétérodoxes).

Notre problème dès lors est de découvrir comment ces différents regards se combinent, comment les différents acteurs procèdent pour associer les uns aux autres, ces matériaux épars et donner une forme d’ensemble qui aujourd’hui permet de parler de se représenter le sida. Le concept de sida dans cette analyse sera entendu comme « émergence des symptômes d’une variété de maladies dites opportunistes, suite à une déficience immunitaire acquise ». Dans ce cas, les deux conditions sont nécessaires ; sans l’une, l’autre est insuffisante pour définir le sida. Ainsi, une déficience immunitaire sans maladies opportunistes n’est pas le sida et inversement, des maladies réputées opportunistes dans le cas du sida sans déficience immunitaire ne sont le sida.

Chapitre II.