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Le lien du lait

Dans le document persona, impuresa i sistema de castes avui (Page 134-138)

Chapitre 3. La fabrique de l'humain

3.1. La création d'un être humain, insân

3.1.5. Le lien du lait

C’est lors de l’allaitement que se crée le lien entre la mère et son enfant. Comme évoqué plus haut, la théorie dominante est que la mère n’est qu’un récipient, sans lien

454Voir Chapitre 6 “Rapports au cosmos”.

455 Il est intéressant de noter que pour désigner le fait d'enterrer le placenta, les femmes parlent de le

“jeter” (fenqna), ce qui indique qu'enterrer quelque chose est synonyme de le jeter...

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« de sang » avec son bébé. Celui-ci, jusqu’à la naissance, est issu uniquement de son père, le seul à lui avoir fourni sa « substance ». Les premières gouttes de lait maternel changent la donne : c’est à travers son lait que la mère passe sa « substance corporelle » à son enfant, et donc sa caste. Le lait concentre tout ce qu’est la femme : sa caste, son caractère, ses habiletés au travail, sa morale, ses valeurs.

Alice : Alors le lait est vraiment quelque chose d'important ?

Leela : Oui, c'est très important. Le lait comporte les mêmes qualités que... Par exemple, moi je ne peux pas manger de viande, et bien je ne peux pas boire de lait non plus. Parce que ce serait la même chose que manger la viande. Dans le lait, il y a tout ce qu'il y a dans la personne. C'est avec ça que l'enfant grandit. L'enfant ne boit que le lait de sa mère quand il est tout petit et, grâce à ça, il devient grand. C'est grâce au lait que l'enfant apprend, qu'il comprend les choses.

Donc, tu vois, le lait est quelque chose de très important. (2010)

Ou encore:

Leela : Tu sais celui de Thandi qui s'est marié à une fille de Goa456 ? Maintenant, ils ont eu un garçon et une fille. Et bien, ces enfants sont moitié de leur père et moitié de leur mère. Parce qu'ils ont bu son lait. Sinon ils seraient seulement de leur père. (2010)

L'enfant n’appartient cependant pas à la mère, mais toujours au père, “car il lui a donné son sang”. En cas de séparation donc, c’est toujours le père et la famille de celui-ci qui garderont les enfants :

Alice : Par exemple, si un Lohar et un Koli se marient. De quelle caste sera leur enfant ?

Babitta (une jeune Koli d’une vingtaine d’années) : Si le père est Lohar et la femme Koli, alors l'enfant sera Lohar. Si la femme est Lohar et le père Koli, alors l'enfant sera Koli.

Alice : Ça veut dire que c'est toujours la caste du père ?

Babitta : Oui. Parce qu'il donne son sang (khûn). Le père donne son sang alors l'enfant est à lui.

Par exemple, si quand l'enfant naît, les parents ne veulent pas vivre ensemble, et bien l'enfant reste avec son père. Car l'enfant est à lui. (2013)

Le lien de parenté est tout de même établi (par le lait) entre la mère et l’enfant, ce qui se révèle fort bien dans le cas des enfants issus de parents de castes différentes :

456 Goa: petit état indien de la côte ouest.

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Alice : Avant, nous avons parlé d'un enfant dont le père serait Rajput et la mère Harijan. Vous avez dit que si l'enfant ne boit pas le lait de sa mère, alors il sera totalement Rajput. Ça veut dire que la caste est dans le lait ?

Leela : Oui. À travers le lait, il reçoit tout ce qu'est sa mère. Ça veut dire que, s'il boit son lait, il va devenir comme elle.

Alice : Donc, tout ce qui est dans sa tête, dans son cœur, passe dans le lait ?

Leela : Oui, tout ça passe dans le lait. Tout ce qui est dans son corps se retrouve dans le lait.

C'est ça qui permet de travailler, d'être fort, de savoir les choses... Un enfant qui ne boit pas le lait de sa mère sera faible, ne pourra rien faire. S'il boit son lait, il pourra jouer, bouger, apprendre.

Alice : Et les castes vont dans le lait ? Les castes passent aux enfants avec le lait ?

Leela : Oui, ça passe dans le lait. L'enfant boira le lait de sa mère, et alors il deviendra comme elle. Dans le ventre, il est comme Bhagwân. Le ventre, c'est comme la mer. On ne sait pas ce qu'il est tant qu'il est dans le ventre. Après, quand il naît, il boira le lait de sa mère et alors il sera « de sa mère ». Si le père est Rajput et la mère est comme ça [baharke, de basse caste], alors dès que l'enfant boira son lait, il sera baharke. Si la mère est Rajput et le père est Harijan, et si la mère lui donne son lait, ça va, [car] si le père revient et dit : « C'est mon enfant » alors ça va, on peut lui donner, pas de problème, parce qu’il a bu du lait Rajput. Par contre, si l'enfant a bu du lait d'une femme baharke, alors non... alors l'enfant sera toujours baharke.

S’il a un père de basse caste et une mère de haute caste, l’enfant sera automatiquement de basse caste, comme son père. Il n’y a cependant aucun problème à ce que sa mère l’allaite, puisqu’un Harijan peut boire du lait Rajput sans craindre de se polluer ou de modifier son statut. Si son père est Rajput et sa mère de basse caste, tant qu’il n’a pas bu le lait de celle-ci, l’enfant est Rajput également puisqu’il n’a reçu que la substance de son père. Dès les premières gouttes de lait maternel cependant, l’enfant reçoit la caste de sa mère, et celle-ci étant plus basse que l’autre, c’est celle que l’enfant gardera : il aura beau avoir un père Rajput, l’enfant sera de basse caste, « pollué » par la substance maternelle.

On remarque donc que le lait crée un lien durable, impérissable, tout autant que le sperme des hommes, s'infiltrant tous deux à jamais dans le lignage et la caste457. La domination masculine, contrairement aux exemples de Nouvelle-Guinée que nous

457 Voir Chapitre 4 « Mécaniques de l’impureté ».

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fournit Strathern458 ou encore chez les Kako du Cameroun459, ne s'exprime donc pas ici dans la permanence des substances masculines (le sperme qui constitue les os) contrastant avec la substance féminine (le sang des femmes) qui elle, serait périssable.

Bien au contraire, dans la vallée du Jalori, la substance féminine (le lait) est tout aussi durable et constituante que la substance masculine (le sperme). Cependant, il est essentiel de souligner la différence notable entre ces deux substances, la hiérarchie des sexes qui s'exprime à travers elles: la substance maternelle est nourricière, tandis que la paternelle est créatrice. Si la mère met au monde, c'est en échange le père et lui seul qui est créateur, responsable du don d'une nouvelle vie. La mère ne participe pas, substantiellement pourrait-on dire, à la conception. Elle n'est que récipient puis nourrice. Nous sommes donc face à une complémentarité asymétrique.

L’allaitement, qui est souvent prolongé jusqu’à deux ou trois ans, crée un lien fort entre la mère et ses enfants, mais aussi entre les frères et sœurs. Les jeunes mères interrogées à ce sujet ont toutes, sans exception, répondu qu’il était inadmissible d’allaiter un autre enfant que le sien et que, si une mère ne pouvait allaiter, elle donnerait à son enfant du lait de vache coupé d’eau mais jamais le lait d’une autre mère, quand bien même celle-ci serait une proche parente. Quelques vieilles femmes ont cependant argumenté qu’il était possible d’allaiter, exceptionnellement, un enfant du frère du mari : c’est-à-dire que les deux enfants allaités doivent être cousins issus de frères, ce qui signifie qu’ils partagent la même substance paternelle. Dans ce cas, le lien de substance existe déjà entre les enfants et ils sont d’ailleurs considérés comme étant frères et sœurs.

L’allaitement ne change donc rien ici et ne fait que renforcer un lien de parenté existant déjà. En revanche, une femme ne pourrait en aucun cas allaiter l’enfant de sa sœur, même si leurs enfants étaient de la même caste. Cela brouillerait les contours des lignages, en rendant les enfants frères et sœurs et, de plus, cela compliquerait les futurs projets de mariage puisque les liens de parenté seraient alors complètement modifiés.

458 Andrew Strathern, 1998, « Garder le corps à l'esprit », dans M. Godelier et M. Panoff, La production du corps, Amsterdam, Overseas Publishers Association, p.75.

459 Elisabeth Copet-Rougier, 1998, « Tu ne traverseras pas le sang. Corps, parenté et pouvoirs chez les Kako du Cameroun », dans M. Godelier et M. Panoff, Le corps humain : supplicié, possédé, cannibalisé.

Amsterdam, éditions des Archives Contemporaines, p.93.

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