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Khûn, fluide de sang, de lait et d'aliments

Dans le document persona, impuresa i sistema de castes avui (Page 140-146)

Chapitre 3. La fabrique de l'humain

3.2. Les trois composantes de l'être humain

3.2.1. Sharîr, le corps

3.2.1.1. Khûn, fluide de sang, de lait et d'aliments

Nous venons de voir que le fœtus est créé par le sang du père (contenu dans sa

« graine ») puis par le lait de la mère. Ces deux fluides sont conceptuellement fort proches et souvent rassemblés sous le même vocable : khûn. Si l’on en demande la traduction, les réponses sont unanimes : c’est le sang rouge, celui qui coule dans les veines. Cependant, on entend souvent que la mère est fort liée à son enfant « car elle lui a donné son khûn » à travers son lait. Si son enfant est malade, elle souffre pour lui, et son foie lui fait mal, « puisqu’elle lui a transmis son khûn ». Le lien de parenté est donc un lien de sang, de lait et de nourriture. Le sang est le même pour les membres d’une maisonnée, et c'est pour cette raison que l’on ressent certaines émotions: c’est parce que le même khûn circule en eux qu’un individu ressent une immense tristesse ou inquiétude

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lorsque son fils ou son frère est malade. Cette substance vibre, tressaille et est ressentie par tous les membres la partageant, rendant le foie douloureux.

Il est donc évident que le khûn englobe en réalité bien plus que ce que nous entendons par « sang », puisqu’il inclut également le lait maternel. C’est un fluide vital constitutif de la personne et créateur de liens de parenté. Le khûn est constamment créé par les divers échanges de substances au sein de la famille : ce que l’on mange cuit dans le ventre et devient du sang, sang qui devient à son tour soit du sperme soit du lait463. Or, la nourriture, surtout cuite, se caractérise par sa grande capacité d’absorption : la personne qui cuisine, qui porte l’assiette, et même celle qui pose simplement son regard sur le plat, peut y transmettre son impureté (de caste, des menstruations, etc), son mauvais œil, ses mauvaises intentions, ses émotions464. Il faut donc être extrêmement vigilant avec l’alimentation si l’on ne veut pas contaminer son propre sang et par conséquent toute la famille, le lignage et la caste465.

La transformation de la nourriture en sang, puis en sperme ou en lait, est conceptuellement très proche de certaines visions traditionnelles hindoues, tels que les axiomes complémentaires “Mange ce que tu es” (Gîta XVII, 7-10) et “Tu es ce que tu manges” (dans les Upanishads)466. Dans ces traditions, les fluides (corporels ou alimentaires) passent par des cuissons successives qui les raffinent, les transforment en fluides de plus en plus subtils, tout en les débarrassant de “déchets” (tels les fèces ou l'urine). La nourriture est d'abord “cuite” par le feu du soleil, puis par la cuisson en cuisine (bouillie ou frite). Une fois le repas avalé, le rasa (suc des aliments) est cuit dans un premier feu digestif qui le transforme en sang467. Ce sang est à nouveau cuit et devient la chair qui, cuite à son tour, deviendra graisse. La graisse, après être passée par le feu digestif correspondant, donnera les os qui, après cuisson, produiront la moelle et

463 Soulignons que cela n’implique pas spécialement de logique de similarité, c’est-à-dire qu’on ne prescrit pas, ici, de manger de la viande rouge pour recréer le sang perdu lors des menstruations par exemple.

464 Cette facilité d’absorption de la nourriture n’est pas l’apanage de la vallée du Jalori mais se retrouve dans quantité d’autres régions en Inde. Voir par exemple R.S. Khare, 1992, The Eternal Food,

Gastronomic ideas and Experiences of hindus and buddhists, New York, State University of New York, p.7 et 204.

465 Nous étudierons cette pollution par la nourriture dans le Chapitre 4 « Mécaniques de l’impureté ».

466 Khare 1992 : 29.

467 Il y a un lien étymologique entre les verbes pachnâ (être digéré) et paknâ (être cuit) et le processus de digestion est lui-même représenté comme une cuisson dans le feu digestif de l'estomac (jatharâgni).

Cf Jonathan Parry, 1985, «Death and Digestion : The Symbolism of Food and Eating in North Indian Mortuary Rites », Man (n.s.), vol.20 nº4 (déc. 1985), p. 614.

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celle-ci, cuite, se métamorphosera en sperme468. Le sperme cuira dans le ventre de la mère et donnera naissance à un enfant. Ce cycle des transformations continuera, sensible aux ingestions de substances fabriquant littéralement la chair de la personne...

et de la caste.

Le corps humain est donc le produit des fluides hérités des ancêtres (par la « graine » du père et le lait de la mère) et des échanges quotidiens de substances (alimentation, sperme, etc) entre parents, substances liées à la terre (des ancêtres), puisque les produits consommés doivent, si possible, être locaux.

Ces transformations de la nourriture en sang puis du sang en sperme ou en lait nous indiquent assez clairement une homologie entre ces deux dernières substances, produits les plus raffinés au bout de la chaîne de transformations. Cette homologie est corroborée par d’autres représentations : tout d’abord, le lait et le sperme sont supposés infuser une grande force à leur récepteur. L’enfant qui boit du lait maternel sera « fort », tandis que celui qui ne peut en boire sera « extrêmement faible » ; ensuite, le sperme est une substance nécessaire aux femmes mariées469 : il leur donne la force de travailler aux champs, et s’en priver par l’usage d’un préservatif entraînerait une immense faiblesse chez elles470. Le lait et le sperme sont donc tous deux des substances apportant une force nécessaire à la vie. Ensuite, ces deux substances sont celles qui transmettent la caste à l’enfant, comme nous l’avons vu antérieurement. L’équivalent du sperme n’est donc ni le fluide sexuel féminin (qui ne transmet pas la caste, et ne pollue pas, puisqu’un homme de haute caste peut avoir des rapports avec une femme de basse caste sans en être « souillé ») ni le sang menstruel (qui pollue, mais ne transmet pas la caste) mais

468 Seneviratne H.L., (1992), "Food Essence and the Essence of Experience", in Khare, R.S., The Eternal Food, Gastronomic ideas and Experiences of hindus and buddhists, New York, State University of New York, p.179 et Zimmermann F., 1982, La jungle et le fumet des viandes, Paris, Seuil, p.180.

469 Daniel note lui aussi, dans le sud de l’Inde, le besoin des femmes de recevoir la substance des hommes, substance qui leur donne assez de force pour travailler et pour remplacer le sang perdu lors des menstruations et accouchements. Daniel 1987 : 165.

470 Selon les chiffres du Gouvernement Indien, seuls 6,1% de la population utilisaient un préservatif en Himachal Pradesh en 1998 (Planning Commission 2005: 99) et 11% en 2008, ce qui est faible en comparaison aux 45% de femmes stérilisées et 7% d’hommes stérilisés (Government of India, Ministry of Health and Family Welfare, 2008, Fact Sheet Himachal Pradesh, International institute for population sciences (Deemed University) Mumbai, p.2). 45.8% des femmes en Himachal Pradesh avaient cependant déjà entendu parler des maladies sexuellement transmissibles et 83.3% avaient entendu parler du Sida en 2008 (Ministry of Health and Family Welfare, Fact Sheet Himachal Pradesh 2008: 4).

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bien le lait maternel471. Mais si cette homologie entre le sperme et le lait est établie, ce n’est pas parce que ces deux substances se ressemblent (substance lourde et blanche), ce n’est pas une homologie organique fournie par la nature : c’est au contraire une homologie créée par une volonté humaine, et qui s’accomode bien des ressemblances que l’on peut trouver entre les substances472. Il ne faut donc pas s’arrêter à l’homologie en elle-même mais plutôt en chercher les raisons : qu’y a-t-il derrière cette volonté d’établir une équivalence entre le sperme et le lait maternel ? Il me semble que la réponse à cette question est l’assignation formelle d’une place pour l’homme et la femme : les deux contribuent à la constitution de l’enfant, et il est donc nécessaire que tous deux aient la pureté relative à leur caste ; mais ils y contribuent de manière inégale, asymétrique, l’un par le pouvoir de création et l’autre par le pouvoir nourricier.

J’ai évoqué, il y a quelques lignes, l’importance de l’alimentation dans la création des fluides vitaux (sang, sperme et lait) et donc dans la constitution même de la personne. Il faut insister ici sur le fait que c’est cet échange quotidien de nourriture, par le partage du repas dans une maisonnée, qui maintient le lien de parenté : lorsqu’il n’y a plus d’échanges de nourriture réguliers, ce lien de parenté se défait. Lorsqu’une fille se marie, par exemple, elle adopte le nom, les ancêtres, le lignage (kûla) de son mari. C’est avec cette nouvelle « famille adoptive »473 qu’elle crée des liens forts de parenté. Un exemple révélateur de ce lien est le fait que, si cette épouse se transforme en bhût 474, c’est à la famille de son mari qu’elle causera des ennuis « car c’est avec eux qu’elle

471 On retrouve cette homologie lait/sperme dans d’autres régions de l’Inde, comme au Tamil Nadu : voir Lina Fruzzetti; Ákos Östör; Steve Barnett, 1976, « The cultural construction of the person in Bengal and Tamil Nadu », Contributions of Indian Sociology (n.s.) Vol.10, nº1 , p.162 ; voir aussi Inden et Nicholas (1977) qui établissent une homologie entre le sperme et le lait puisque, lors du rituel ayant pour but l’obtention d’un fils (rituel du sâdha), le mari doit donner à sa femme enceinte du lait condensé afin d’augmenter la proportion de sperme dans le sang utérin, ce qui aboutit à la conception d’un embryon mâle (R. Inden and R. Nicholas, 1977, Kinship in Bengali Culture. Chicago : university Press).

472 Rappelons la remarque de Veena Das à propos des homologies, lorsqu’elle insiste par exemple sur le fait que l’équation entre le sperme, le lait condensé et la nourriture consacrée n’est pas une équation biologique mais au contraire une équation créée afin d’établir le sperme comme fluide rituellement consacré, ce qui redéfinit la sexualité toute entière, ou encore lorsqu’elle souligne que l’homologie entre le sperme et l’eau de pluie n’est pas fournie par la nature mais a pour but d’installer le sperme comme fluide regénérateur : la métaphore n’est pas ressentie mais a au contraire pour objectif de redéfinir la réalité. Veena Das, 1985, “Paradigms of Body Symbolism: An Analysis of Selected Themes in Hindu Culture”, in Burghart, Richard and Cantlie, Audrey (ed.), Indian Religion, London: Curzon, and New York: St Martin’s Press, p.180 – 207.

473 Voir Chapitre 5 « Réseaux sociaux ».

474 Bhût : fantôme, esprit malveillant. Voir Chapitre 6 « Rapports au cosmos ».

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mangeait tous les jours »475. Le lien de parenté est cependant maintenu entre la fille mariée et ses propres parents, par ses visites régulières au domicile parental (maïka) : à ces occasions, il est primordial pour les parents d’offrir immédiatement un repas à leur fille. À l’opposé, une rupture du lien se signifie par un refus de l’alimenter476.

Ce lien tissé par l’alimentation se révèle aussi lors du Sharâddh annuel, lorsqu’on offre des repas aux ancêtres, en déposant sur le toit des petits tas de nourriture cuite. Cesser d’alimenter ces ancêtres signifierait rompre définitivement le lien avec eux, en plus de les fâcher en les laissant avoir faim.

Il me semble donc évident que l'alimentation est réellement au centre de la constitution de la personne, au coeur des liens de parenté et au centre des liens sociaux en général.

Il faut, de plus, ajouter que ce fluide vital, khûn, véhicule les attributs des différentes castes : le caractère d’une personne dépend, entre autres, du sang qui circule en elle. C’est le sang des Rajput qui, selon leurs propres discours, les rend courageux, forts, avec un grand sens de l'honneur ; et c’est ce sang qui, selon les basses castes, donne aux Rajput un si mauvais caractère. De même, c’est grâce au sang qui coule dans leurs veines que les Motchi sont soumis, forts et très travailleurs (dans leur propre argumentaire) ou mauvais, méchants et enclins à la magie noire (selon les hautes castes).

Un enfant issu d’une union intercaste contiendra donc deux khûn différents. Dans l’optique des Rajput, ceci ne peut être positif : l’enfant n’aura ni les qualités d’une caste ni celles de l’autre, mais un mélange indéfinissable et inefficace. Ces enfants sont appelés, par les Rajput, des Rathi, c’est-à-dire, selon leur traduction, des

« mélanges »477 :

Alice : Mais est-ce que les Rajput peuvent se marier avec les Brahman ?

Leela : Mmm... maintenant oui, ils pourraient, mais avant non ! Mais ça ne se fait quand-même

475 Comme nous le révèle Sameer, un Rajput d’une cinquantaine d’années, à propos d’une de ses voisines décédée lors d’un incendie et transformée en bhût.

476Lorsque la fille, contre l’avis de ses parents, se marie à un homme de caste inférieure par exemple.

Dans ce cas, les parents lui refusent l’entrée de leur maison (afin qu’elle ne la pollue pas) et ne lui offrent aucun repas, signe de rupture du lien parental.

477 Vashishtha cependant, dans le Kangra district Gazetteers “Kullu and Saraj” de 1917, note que les enfants d’un homme Brahman ou Rajput avec une femme Kanet sont appelés Brahman ou Rajput et qu’ils rajoutent parfois le suffixe Rathi pour se prétendre de sang non mélangé ! (« The term Rathi is often added as a qualification by any one pretending himself to unmixed blood »). Vashishtha 1917-1918 (réédition de 2003): 52

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pas... Parce que si un est Rajput et l'autre est Brahman, alors l'enfant est « mix » ! Il est Rathi.

Parce qu'il est du père, puisque c'est lui qui l'a fabriqué. Et il est de la mère, puisqu’elle lui donne son lait. Alors, il est l'enfant des deux, et alors c'est un rathi... [rire]. Un enfant de deux castes est mélangé, « mix ». Alors dans notre langue on dit Rathi, ça veut dire « mix ».

Alice : Moi, je pensais que pour des gens de castes différentes... leur enfant serait de la caste la plus basse. Par exemple, si un Rajput et une Harijan ont un enfant, je pensais que l'enfant serait Harijan. Ou par exemple un Brahman et un Rajput, et bien que l'enfant serait Rajput. Je pensais que c'était comme ça.

Leela: Par exemple, si un Rajput et une Harijan vont ensemble... L'enfant dira « Moi je suis un Rajput. ». Parce que son père est Rajput. Mais si la mère est Rajput et le père est Harijan, alors on dira que l'enfant est Harijan.

Alice : Alors, c'est la caste du père, c'est ça ?

Leela : Oui, c'est la caste du père. Car l'enfant est l'enfant de son père. Et puis après, quand il boira le lait de sa mère alors il sera... « mix ».

Alice : Donc, si l'enfant ne boit pas le lait de sa mère, il est seulement l'enfant de son père ? Leela : Oui.

Alice : Et les Rathi alors ?

Leela : Eh… les Rathi… Ce n’est pas très bon… Ils ne savent pas bien faire les choses. Par exemple, quelqu’un de la caste des Thau sait bien faire les charpentes, construire les maisons.

Mais s’il n’est qu’à moitié Thau, alors il ne sait pas très bien. Et s’il n’est qu’à moitié Lohar, alors il ne sait pas très bien travailler le fer. Il ne sait ni une chose ni l’autre. C’est important de savoir bien travailler. Les Rathi ne savent pas vraiment bien travailler…

Ce fluide, khûn, qui est créé d'abord par le sperme du père puis par le lait de la mère, constitue donc fondamentalement la personne: il est au coeur de sa constitution physique d'abord, puisque le sang véhicule les habiletés des castes, comme le don de créer des charpentes, la force de labourer, la dextérité nécessaire au travail d'orfèvre, le courage de se battre; et il est central dans la constitution morale ou “psychique” de la personne, puisqu'il véhicule les valeurs propres à chaque caste: l'avarice, la brutalité, le goût de la magie noire, l'éthique, le sens de la justice, entre autres478.

Remarquons que la conception du « sang », de sa transmition héréditaire et de sa contamination479 sous-tendent l'idéologie entière du système des castes dans cette région. Valentine Daniel avait déjà insisté sur la centralité des substances dans les

478 Cf Heidi Fjeld pour une situation semblable au Tibet : Heidi Fjeld, 2008, « Pollution and social networks in contemporary rural Tibet », dans Robert Barnett and Ronald Schwartz (ed.), Tibetan Modernities, Brill Academic Publishers, p.113 à 137.

479 Voir Chapitre 4 « Mécaniques de l’impureté ».

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questions de caste : substances évaluées différemment, formant des unités supra et infra-personnelles ; substances qui, surtout, sous-tendent le système des castes480.

Enfin, soulignons que ces substances, héritées des côtés paternel et maternel, ne sont pas une marque de l'individu mais au contraire de l'être dividuel, indiquant les solidarités et les réseaux de relations, comme ont insisté Marilyn et Andrew Strathern481.

Dans le document persona, impuresa i sistema de castes avui (Page 140-146)