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Articulation sur deux axes : continuum et compensation des contraires

Dans le document persona, impuresa i sistema de castes avui (Page 154-157)

Chapitre 3. La fabrique de l'humain

3.2. Les trois composantes de l'être humain

3.2.1. Sharîr, le corps

3.2.1.3. Catégories alimentaires 484

3.2.1.3.4. Articulation sur deux axes : continuum et compensation des contraires

Je pense que l'on peut opposer les aliments « venteux » aux aliments

« nettoyants », et proposer un schéma comme celui de la figure 1 où sont répartis une grande partie des aliments consommés dans la vallée498. Cela nous permet de voir que l'opposition entre le « chaud » et le « froid » n'est pas une dichotomie, mais plutôt un continuum, comme l'a proposé Mark Nichter pour les catégories « chaud-froid » du sud de l'Inde499.

En regardant ce schéma, on s'aperçoit d'abord que chaque catégorie d'aliments (céréales, légumes, viandes, etc) est assez répartie entre les différents pôles. Aucune catégorie n'est entièrement « chaude » ou entièrement « froide ». Prenons les légumes : certains sont « froids », d'autres « chauds », et relativement « venteux » ou non. De même pour les fruits : certains sont « froids », d'autres « chauds ». Et il en va de même pour les viandes, les produits laitiers, les céréales, les légumineuses ou même les condiments...

Ensuite, il me semble impossible de déterminer des critères de classement à l'intérieur de ces familles d'aliments : on ne peut les classer ni par la forme, ni par la couleur (où par exemple les aliments oranges-rouges seraient chauds tandis que les aliments blancs-verts seraient froids500), ni par la consistance, ni par le goût (amer/sucré par exemple), ni par le lieu de production (les fruits et légumes produits dans une région froide seraient

498 Pour une question de place et de clarté, nous n'avons pas pu inclure, dans ce graphique, tous les aliments consommés localement. Pour plus de détails, voir l’annexe.

499 Nichter 1986 : 202.

500 Contrairement aux interprétations de Mark Nichter pour le sud de l'Inde (Nichter 1986 : 194).

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« froids » tandis que les fruits et légumes produits dans une région chaude seraient

« chauds »), ni par la dichotomie sauvage/domestiqué, ni par celle opposant les aliments autochtones aux aliments importés501.

« Chaud », « froid », « venteux » et « nettoyant » ne sont des catégories ni exclusives, ni fermées. Elles ne sont pas exclusives car elles peuvent se cumuler : un aliment peut être « chaud et venteux » comme la citrouille (ou « chaud et nettoyant » comme la menthe, ou « froid et nettoyant » comme l'avoine, par exemple). Et elles ne

501 Remarquons cependant que plusieurs aliments “chauds” sont énergétiques, gras, sucrés : le ghee, la noix de coco, le maïs, la citrouille, le blé, les fruits secs, les dattes, le chocolat, le sucre cuit (gu) sont tous des aliments énergétiques et « chauds ». Ce critère ne peut cependant pas servir de classement, car nombre d’aliments « chauds » ne sont pas spécialement « énergétiques », et plusieurs aliments énergétiques sont froids (banane, lentilles, pois chiches, beurre, sucre, miel). Remarquons également qu’un des critères employés dans le classement est la cuisson, et certains aliments « froids » deviennent

« chauds » après cuisson (beurre/ghee, sucre/ gu, raisins/raisins secs). Ceci permettrait d’expliquer pourquoi les œufs sont « chauds » (« cuits » dans la poule ?) ou pourquoi le bouc est « chaud » alors que la chèvre et le cabrit sont « froids » (absence de sperme, lui-même résultat d’une cuisson et très

« chaud ») ; mais ce critère ne permet cependant pas d’expliquer le reste de la classification : quelle différence y a-t-il entre une courgette (« froide ») et une citrouille (« chaude »), entre un champignon (« froid ») et une aubergine (« chaude ») ?

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sont pas fermées puisque certains aliments peuvent changer de catégorie (entre

« chaud » et « froid », mais non entre « venteux » et « nettoyant ») : l'oignon cru est

« froid », mais cuit il devient « chaud » ; le raisin est « froid », mais les raisins secs sont « chauds » ; le riz est « froid », mais mangé en grande quantité il devient

« venteux ».

Il n'y a pas d'aliments « bons » ou « mauvais » : tout est question d'équilibre, de modération, et de compensation des contraires : compenser le « froid » et le « chaud », en combinant les aliments et la météorologie.

Pendant la saison chaude, on veille à ne pas manger trop d'aliments « chauds », car l'excès de chaleur provoquerait divers problèmes selon la constitution de chaque personne : somnolence, fièvre, hémorroïdes, violence. Il faut donc constamment abaisser la chaleur du ventre avec des aliments « froids ». Le café et le poisson, aliments excessivement « chauds », sont pour cette raison totalement déconseillés à cette saison, car ils sont accusés de provoquer des fièvres.

En hiver, on évite les aliments trop « froids », et on veille à compenser le froid de la saison par la « chaleur » des aliments et des décoctions de racines chauffantes.

L'objectif est de garder un ventre à température constante : ni trop froid ni trop chaud. À l'exception de la grossesse, qui exige, dans la vallée du Jalori, un ventre bien chaud pour le confort du bébé et le bon accouchement. Ce qui implique qu'en hiver, les femmes enceintes mangent plus « chaud » que d'habitude.

Mais cette compensation des contraires doit éviter les excès. Boire de l'eau trop

« froide » en pleine chaleur serait un choc trop brusque entre des contraires extrêmes : il vaut mieux boire de l'eau bouillie (à température froide mais d'énergie « chaude ») pour refroidir doucement le ventre. Compensation des contraires donc, mais avec modération.

Cependant, un problème d'excès peut se soigner lui-aussi par un excès: une maladie « très chaude », avec de fortes fièvres, peut se soigner en administrant du poisson au malade. La forte chaleur du poisson fait alors sortir la fièvre sous forme de petits boutons sur tout le corps. C'est une accélération de l'apparition des symptômes, qui entraîne la guérison.

De même, un excès de « froid », que l'on soigne en général par le « chaud », peut se soigner, parfois, par le « froid » : une grippe en hiver (froid + froid, et provoquée par

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des aliments « froids »), peut se soigner en prenant une infusion de miel et de citron.

Cette infusion est bue bien chaude, mais le miel et le citron sont tous deux des aliments considérés « froids » ! On y ajoute, parfois mais pas toujours, un petit morceau de gingembre, qui, lui, est un aliment « très chaud ».

Une autre remarque que l'on peut tirer de cette combinaison d’aliments, c'est que les repas ne sont jamais totalement « chauds » ou « froids ». Que l'on soit en hiver ou en été, un repas est toujours composé d'aliments « chauds » et d'aliments « froids », en proportions diverses, bien sûr. Je pense que l'on peut interpréter cela, à la manière de Manuel Moreno502, comme une totalité sémantique. Gabriela Ferro-luzzi503 a montré que cette totalité est souvent illustrée dans l'alimentation par des combinaisons de paires antithétiques, lorsqu'on offre au dieu, par exemple, des bananes et de la noix de coco (mou + dur).

Il importe également de savoir que, dans la vallée du Jalori, la classification des aliments « chauds », « froids », « venteux » et « nettoyants » est connue et utilisée par toutes les castes, et que même les plus jeunes connaissent ces catégories. On peut donc avancer que ce n'est pas un savoir réservé à certaines élites ou certaines franges de la population, mais que c'est au contraire un savoir populaire. En outre, il semble qu'il n'y ait pas de variation, dans la même région, selon les castes : dans la vallée du Jalori, toutes les castes classent les aliments de la même façon (les aubergines sont

« chaudes », les courgettes sont « froides », et ainsi de suite).

Dans le document persona, impuresa i sistema de castes avui (Page 154-157)