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Chapitre 2 : Etat de l’art en sémantique lexicale

2.2. Approche formaliste

2.2.4. Les primitives de Dowty

Dowty (1979) justifie le rôle de la décomposition lexicale par le fait que toute signification de mot est construite sur un ensemble d’unités fondamentales : quand on reconnaît un aspect de la signification, la même unité de signification (ou prédicat atomique) doit être présente. Il a proposé d’analyser les mots du lexique à l’aide du calcul aspectuel (aspect calculus), i.e. une logique du premier ordre, qui prend en compte un nombre réduit de primitives et qui introduit le langage-lambda. Il postule que la structure événementielle permet de relier les types d’événements à des primitives. Dowty (1979, 123-124) fait notamment l’hypothèse que les classes aspectuelles développées par Vendler (1974) ont une composition sémantique interne différente :

1. Les états expriment une relation ou une propriété :

John sait la réponse.

KNOW (John, réponse).

2. Les activités expriment que quelqu’un fait quelque chose :

John se promène.

DO (John, promenade).

3. Les achèvements expriment un changement d’état :

John a découvert la solution.

BECOME (DÉCOUVERTE (solution)).

4. Les accomplissements expriment que l’action amène à un changement d’état : John a cassé la fenêtre.

DO (John, action) CAUSE BECOME (CASSÉE, fenêtre).

L’hypothèse de Dowty est pertinente, dans le sens où les éventualités ont bien une structure interne différente : la primitive DO exprime une activité, la primitive BECOME décrit un achèvement et les primitives CAUSE BECOME caractérisent un accomplissement. Dans le cas des états, il n’y a pas une primitive spécifique, mais bien un prédicat qui dépeint une propriété.

Par ailleurs, Dowty (1991, 550) s’est intéressé aux proto-rôles thématiques, qui créent une interface entre la sémantique et la syntaxe. En effet, les proto-rôles permettent de définir les arguments des verbes. Dowty (1991, 572) a relevé deux proto-rôles : le Agent et le P-Patient. Chaque proto-rôle regroupe des propriétés qui peuvent être définies comme suit (Danlos 2000a, 4-5)73 :

 Propriétés du rôle P-Agent :

a) implication volontaire dans l’événement ou l’état b) sentiment ou perception

c) cause d’un événement ou d’un changement d’état d’un autre participant d) mouvement (relatif à la position d’un autre participant) ;

 Propriétés du rôle P-Patient : α) subit un changement d’état

73 La pagination renvoie à la version électronique de l’article disponible sur le site personnel de Danlos http://www.linguist.jussieu.fr/~danlos/publis.htm, article publié en 2000 (cf Danlos 2000b).

β) thème incrémental74

γ) affecté causalement par un autre participant

δ) stationnaire relativement au mouvement d’un autre participant

ε) pas d’existence indépendante de l’événement ou pas d’existence du tout.

Les exemples suivants illustrent ces deux proto-rôles (Danlos 2000a, 5) : 620) Luc a construit une maison.

621) Luc a vu la foudre.

622) L’amiante donne le cancer.

Dans l’exemple (620), l’argument Luc possède toutes les propriétés du P-Agent et l’objet de construire (ici une maison) contient toutes les propriétés du P-Patient. Dans l’énoncé (621), Luc est un P-Agent, car il possède la propriété b (perception de l’événement en question).

Dans la phrase (622), l’objet de donner (ici le cancer) est un P-Patient, car il est caractérisé par la propriété γ d’être en relation de cause à effet avec le sujet. Certains cas sont ambigus, dans le sens où les deux proto-rôles peuvent s’appliquer à un même argument (Danlos 2000a, 5) :

623) La foudre effraie Luc.

L’objet direct des verbes psychologiques (ici Luc) possède à la fois des propriétés du P-Agent (propriété b, i.e. la perception de l’événement) et des propriétés du P-Patient (propriété γ, i.e.

être affecté causalement par un autre participant).

Les critères de Dowty renvoient ainsi à des propriétés conceptuelles abstraites qui font appel à l’intuition et qui posent par là-même des difficultés d’interprétation. Dowty (1991, 607) fait lui-même remarquer que les verbes éternuer, vomir, saigner ou bien encore ronfler ne permettent pas de déterminer si le caractère volontaire du P-Agent (propriété a) s’applique ou non. Il est donc impossible d’indiquer si le sujet de ces verbes est un P-Agent ou un P-Patient.

Danlos (2000a, 9) a proposé un test linguistique pour résoudre ce problème : si un GN argument d’une phrase P réfère à une entité humaine x et si on peut juxtaposer à P une phrase causative à la forme réfléchie dont le sujet réfère à x et qui exprime le résultat direct de P, alors ce GN reçoit le rôle de P-Agent. Les énoncés suivants confirment cette hypothèse (Danlos 2000a, 9-10) :

74 Dowty (1991, 567) parle de thème incrémental, lorsque la durée de l’événement est corrélée à une progression graduelle de l’événement borné. Il s’agit d’une relation de « partie de ». Le thème incrémental renvoie à des entités qui subissent un changement d’état défini (construire une maison, manger un sandwich, écrire une lettre, etc.).

624) Luc a éternué. Il s’est fait mal aux côtes.

625) Luc a vomi sur sa chemise. Il s’est taché.

626) Luc s’est taché. Il a saigné abondamment.

627) Luc s’est enroué. Il a ronflé toute la nuit.

Toutes ces phrases sont acceptables, ce qui tend à prouver que le GN sujet est un P-Agent. En effet, lorsque le GN sujet est un P-Patient, l’énoncé devient inacceptable (Danlos 2000a, 10) :

628) *Luc a contracté la tuberculose. Il s’est tué.

Luc n’a pas volontairement contracté une maladie, mais bien au contraire il en est affecté (propriétés α et γ du P-Patient).

Le caractère abstrait et intuitif des propriétés conceptuelles des proto-rôles de Dowty soulève un autre problème. Le critère du mouvement (propriété d du P-Agent) et son contraire, i.e. le fait d’être stationnaire (propriété δ du P-Patient), peuvent donner lieu à des situations ambigues. Par exemple, les énoncés (629) et (630) mettent en scène une situation où le véhicule est en mouvement, mais le conducteur et son passager sont stationnaires dans le véhicule (Danlos 2000a, 10) :

629) Kiki (le motard) a eu un accident (de moto). Il s’est blessé.

630) *Zozo (le bébé) a eu un accident (de voiture). Il s’est blessé.

On peut se demander quel élément doit être pris en compte ; en d’autres termes, faut-il concevoir le mouvement du véhicule (P-Agent) ou celui des entités humaine (P-Patient) ? Dans tous les cas, l’acceptabilité de la phrase (629) et l’inacceptabilité de la proposition (630) ne posent pas de difficulté. Dans l’énoncé (629), le conducteur est le P-Agent et dans l’exemple (630), le passager est le P-Patient. C’est pourquoi, en vertu du test linguistique proposé, qui postule que le sujet d’un verbe causatif à la forme réfléchie doit être un P-Agent, la phrase (630) n’est pas acceptée. Si l’expression avoir un accident peut être interprétée comme causer un accident (responsabilité du conducteur) ou être la victime d’un accident (non responsabilité du conducteur), le conducteur reste un P-Agent dans les deux cas.

L’énoncé (629) ne désambiguise notamment pas cet aspect. La responsabilité du conducteur n’intervient pas dans le caractère agentif de la situation.

Les proto-rôles de Dowty gagnent donc à être reliés au test linguistique de Danlos, afin d’optimaliser leur utilisation. Dans tous les cas, les proto-rôles d’agent et de patient occupent une place fondamentale dans la causalité. Si leur description est conceptuelle et abstraite, elle permet toutefois de les distinguer dans la majorité des cas. Ces proto-rôles déterminent ainsi

les arguments des verbes en leur conférant un rôle thématique relié à leur position syntaxique.

Comme le dit Danlos (2000a, 5), « Dowty définit ces proto-rôles pour la sélection des arguments, i.e. pour déterminer la fonction syntaxique d’un argument avec un proto-rôle donné ». Les théta-rôles sont ainsi définis par la configuration des primitives.

Les proto-rôles peuvent donc être mis en relation avec les primitives, dans le sens où celles-ci introduisent des arguments. Les primitives expriment les propriétés sémantiques des classes aspectuelles des verbes et par là-même elles décrivent les situations, alors que les proto-rôles définissent les arguments des verbes. Ces deux aspects se combinent, permettant d’offrir une représentation complexe de la structure conceptuelle.

Cependant, réduire les éventualités à ce seul type de primitives est trop restrictif. C’est pourquoi l’analyse de Jackendoff qui introduit un nombre plus large de prédicats atomiques semble plus adéquate.

2.2.5. Les structures lexicales conceptuelles de Jackendoff