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Chapitre 2 : Etat de l’art en sémantique lexicale

2.2. Approche formaliste

2.2.1. Les classes de verbes de Levin

Levin (1993, 1) s’est intéressée à représenter une conception de la connaissance lexicale des verbes de l’anglais. Elle fait l’hypothèse que le comportement syntaxique d’un verbe dépend de sa signification. Un verbe comprend notamment un ensemble complexe de propriétés syntaxiques et sémantiques. Par exemple, les verbes touch (toucher), hit (frapper), cut (couper) et break (casser) permettent d’illustrer le rôle des classes et des sous-classes de verbes. Chacun de ces verbes renvoie à une classe de verbes (Levin 1993, 10) :

Touch (toucher) correspond à un pur verbe de contact.

Hit (frapper) réfère à un verbe de contact avec mouvement.

Cut (couper) représente un verbe qui cause un changement d’état en bougeant quelque chose en contact avec l’entité qui change d’état.

Break (casser) fait référence à un pur verbe de changement d’état.

Ces caractérisations capturent les aspects de signification qui servent à distinguer les verbes.

Les notions de mouvement, de contact, de changement d’état et de causalité sélectionnent une composante sémantique de la signification de ces verbes. Ces notions sont corrélées à des phénomènes syntaxiques :

 Un verbe impliquant une relation à une partie du corps est sensible à la notion de contact (touch, cut, hit). Les exemples suivants démontrent que seul le verbe break n’accepte pas l’alternance possible entre la partie du corps qui est exprimée comme objet direct du verbe (A) et entre la partie du corps qui est exprimée par un syntagme prépositionnel (B)66 (Levin 1993, 7) :

604) A. Margaret cut Bill’s arm.

Margaret a coupé le bras de Bill.

B. Margaret cut Bill on the arm.

Margaret a coupé Bill au bras.

605) A. Janet broke Bill’s finger.

Janet a cassé le doigt de Bill.

B. *Janet broke Bill on the finger.

*Janet a cassé Bill au doigt.

606) A. Terry touched Bill’s shoulder.

Terry a touché les épaules de Bill.

B. Terry touched Bill on the shoulder.

Terry a touché Bill aux épaules.

607) A. Carla hit Bill’s back.

Carla a frappé le dos de Bill.

B. Carla hit Bill on the back.

Carla a frappé Bill dans le dos.

 L’alternance conative67 est sensible aux notions de contact et de mouvement (cut et hit). Dans la construction conative, l’argument correspondant à l’objet de la variante transitive est exprimé par un syntagme prépositionnel introduit par at (Levin 1993, 6) :

608) Margaret cut at the bread.

#Margaret a coupé dans le pain.

609) *Janet broke at the vase.

*Janet a cassé dans le vase.

610) *Terry touched at the cat.

Terry a touché au chat.

611) Carla hit at the door.

Carla a frappé à la porte.

66 La traduction en français des phrases B peut sembler maladroite, aussi j’ai conservé les exemples en anglais.

67 L’alternance conative renvoie à la complémentarité entre l’objet direct et l’objet indirect en at avec certains verbes dont le sens fait intervenir à la fois le mouvement et le contact.

On peut noter que le français diffère de l’anglais dans ce cas : les verbes toucher et frapper68 accepte la construction conative, alors qu’en anglais ce sont les verbes cut (couper) et hit (frapper). Cependant, les notions de contact et de mouvement semblent bien nécessaires : les verbes toucher et frapper impliquent un contact et un mouvement, alors que casser n’implique pas forcément de contact69. Quant au verbe couper, qui implique un contact et un mouvement, son usage n’est pas agrammatical, à l’inverse de casser.

 La construction moyenne est acceptée uniquement par les verbes dont la signification implique le fait de causer un changement d’état (cut et break) (Levin 1993, 6) :

612) The bread cuts easily.

Le pain se coupe facilement.

613) Crystal vases break easily.

Les vases en cristal se cassent facilement.

614) *Cats touch easily.

*Les chats se touchent facilement70. 615) *Door frames hit easily.

*Les cadres de porte se frappent facilement.

Les verbes couper et casser acceptent bien cette structure, alors que les verbes toucher et frapper ne la tolèrent pas.

Ces quatre verbes correspondent à des classes de verbes, car d’autres verbes partagent ces mêmes caractéristiques (Levin 1993, 7) : par exemple, les verbes shatter (voler en éclats) et snap (claquer) appartiennent à la classe break ; slash (tailler) et scratch (griffer) relèvent de la classe cut ; tickle (chatouiller) et pat (caresser) renvoient à la classe touch ; bash (cogner) et kick (donner un coup de pied) font partie de la classe hit. Ces membres ont en commun des propriétés sémantiques et syntaxiques, incluant l’expression des arguments. Les sous-classes de verbes permettent de proposer des nuances syntaxiques.

L’existence d’une relation entre signification et comportement syntaxique suggère que tous les aspects du comportement du verbe n’ont pas besoin d’être listés dans l’entrée lexicale du

68 On peut noter que frapper nécessite la préposition à, sinon la phrase Carla a frappé la porte n’a pas la même signification.

69 Un objet peut notamment se casser tout seul, par usure. Par contre, frapper, toucher et couper impliquent un contact intentionnel ou non.

70 En français, les constructions moyennes utilisent la formulation se + verbe. Cet exemple semble difficilement acceptable, bien que l’on puisse aisément imaginer la situation où l’on touche un chat. On utiliserait de préférence une phrase comme on touche facilement les chats ou comme les chats se laissent facilement toucher.

verbe. La connaissance lexicale du locuteur doit prendre en compte la signification du verbe individuel, la signification des composantes qui déterminent le comportement syntaxique du verbe et les principes généraux qui déterminent le comportement du verbe à partir de sa signification (Levin 1993, 11). Ces principes généraux renvoient aux éléments de signification qui déterminent le comportement syntaxique. Il convient d’établir quels éléments sont nécessaires. Par exemple, pour les verbes de mouvement, il faut distinguer les sous-classes de verbes de mouvement impliquant une direction inhérente (arriver, partir, aller, etc.) des verbes de mouvement exprimant la manière du déplacement (sauter, courir, trotter, etc.) (Levin 1993, 15). Pour établir les composantes sémantiques qui influent sur la syntaxe du verbe, il faut étudier à la fois la sémantique et la syntaxe des verbes. Les comportements syntaxiques des verbes ne peuvent pas être expliqués par une liste de rôles sémantiques, mais plutôt par une représentation lexicale sémantique qui a pour forme des prédicats de décomposition (Levin 1993, 16). Levin a ainsi choisi un niveau de classification caractérisé par des verbes qui isolent certaines composantes sémantiques.

L’analyse de Levin (1993, 13) s’inscrit dans la tradition des chercheurs qui font l’hypothèse que la signification des verbes et leurs comportements syntaxiques sont liés. Cette tendance fait référence à l’hypothèse inaccusative développée par Perlmutter (1978), qui postule que l’argument des verbes inaccusatifs est un objet, alors que l’argument des verbes inergatifs est un sujet. Cette hypothèse défend l’idée que la classification en verbes inaccusatifs et inergatifs est déterminée par la signification de ces verbes.

Le but de Levin est donc de classifier le lexique verbal anglais sous forme de classes et de sous-classes de verbes en fonction de leurs composantes sémantiques et de leurs propriétés syntaxiques. On peut citer quelques classes et sous-classes de verbes en exemple parmi un ensemble de verbes impliquant soit un changement, soit un mouvement :

1. Les verbes de changement :

 La classe de verbes de création et de transformation, qui contient les sous-classes construire (build), changer (turn), grandir (grow), etc., implique un agent qui crée ou transforme une entité. La sous-classe de verbes construire décrit la création d’un produit. La sous-classe de verbes changer dépeint des verbes qui impliquent une transformation complète. Ces verbes peuvent avoir une forme transitive ou intransitive. Les arguments des verbes comprennent une entité subissant la transformation, ayant une forme initiale (source) et une forme finale (but). Les

arguments source et but sont exprimés par un syntagme prépositionnel. La sous-classe de verbes grandir exprime la transformation d’une entité d’une forme en une autre, comprenant les arguments source et but. Ceux-ci occupent la place du sujet du verbe : il y a un unique argument, qui se transforme. Les sous-classes de verbes spécifient ainsi les arguments des verbes (rôles thématiques), ainsi que les différentes constructions possibles.

 La classe de verbes de changement de possession comporte les sous-classes donner (give), obtenir (get/obtain), équiper (equip), etc. La sous-classe de verbes donner implique un changement de possession du point de vue du donneur. La sous-classe de verbes obtenir implique le fait que dans beaucoup de situations, lorsque quelqu’un reçoit quelque chose, une autre personne perd cette chose. L’argument bénéficiaire est exprimé, i.e. on insiste sur le changement de possession du point de vue de celui qui reçoit. La sous-classe de verbes équiper implique le fait que x donne quelque chose (z) à y, dont y a besoin. Cette nécessité justifie le fait que cet argument z soit spécifié (équiper avec quelque chose). Ainsi, les sous-classes de verbes précisent le type d’arguments liés aux verbes (rôles thématiques).

 La classe de verbes de changement d’état contient les sous-classes casser (break), cuire (cooking), plier (bend), etc. La sous-classe de verbes casser réfère à des actions qui amènent un changement dans l’intégrité matérielle d’une entité, mais elle ne donne aucune information sur la manière dont le changement d’état se produit. Ces verbes peuvent introduire une action intentionnelle ou non. La sous-classe cuire décrit les différentes manières dont une entité peut cuire. Ces verbes sont utilisés pour indiquer un changement d’état, mais aussi une transformation. La sous-classe de verbes plier exprime un changement de la forme de l’entité, mais sans modifier son intégrité matérielle. Les sous-classes de verbes dépeignent ainsi le type de changement d’état que subit l’entité.

2. Les verbes de mouvement :

 La classe de verbes mettre (putting), qui comprend les sous-classes mettre (put), remplir (fill), verser (pour), etc., implique un changement de place sans que le lieu initial ne soit exprimé. La sous-classe de verbes mettre réfère au fait de mettre une entité à un endroit donné. Le lieu est dépeint par un syntagme prépositionnel, pouvant être exprimé par un grand nombre de prépositions. Ces verbes n’autorisent pas d’usage

intransitif. La sous-classe de verbes remplir renvoie à l’action de mettre des choses dans un contenant et décrit la manière dont cette opération s’effectue. La sous-classe de verbes verser dépeint le fait de mettre des choses Ŕ liquides Ŕ sur une surface ou dans un contenant. Les sous-classes de verbes remplir et verser se distinguent donc sur la base de la manière dont l’action se produit. De plus, ces différentes sous-classes spécifient le type de préposition qui peut être utilisé, ainsi que le type de construction possible (transitif versus intransitif).

 La classe de verbes pousser (push) implique le fait d’exercer une force pour avoir un changement de lieu. Le type de force exercé peut varier. Cette classe de verbes ne contient pas de sous-classe.

 La classe de verbes enlever (removing), qui comporte les sous-classes enlever (remove), bannir (banish), dégager (clear), essuyer (wipe with manner), balayer (wipe with instrument), voler (steal), frauder (cheat), etc., implique le fait d’enlever une entité d’un lieu, mais sans exprimer obligatoirement le changement de lieu. La sous-classe de verbes enlever implique le fait d’enlever une entité d’un lieu. L’un des arguments du verbe est exprimé par un syntagme prépositionnel (from/de). Ces verbes imposent des restrictions sur l’ensemble possible des objets directs. La sous-classe de verbes bannir renvoie au fait d’enlever une entité, plus précisément une personne, d’un lieu. Ces verbes n’autorisent que la préposition from/de pour exprimer l’argument locatif. La sous-classe de verbes dégager réfère au fait d’enlever une substance d’un lieu. Ces verbes peuvent exprimer cette action à l’aide de différentes prépositions. La sous-classe de verbes wipe décrit le fait d’enlever des choses d’une surface ou d’un contenant. Elle se subdivise en deux : les verbes qui précisent la manière dont l’action se produit (essuyer) et les verbes qui dépeignent l’instrument utilisé (balayer). La sous-classe de verbes voler caractérise le fait d’enlever quelque chose à quelqu’un et la sous-classe de verbes frauder décrit le fait de priver quelqu’un de quelque chose. Dans le cas de voler, le possesseur est exprimé par le syntagme prépositionnel from/de, alors que dans le cas de frauder le syntagme prépositionnel est introduit par of/71. Ainsi, les sous-classes de verbes précisent des composantes

71 On peut noter qu’en français, frauder n’utilise pas de préposition pour introduire son complément : frauder la douane, le fisc, etc. Par contre, en anglais comme en français, la signification entre les deux sous-classes n’est pas identique : voler implique le fait de priver quelqu’un de quelque chose qu’il possède (enlever), alors que frauder décrit le fait de priver quelqu’un de quelque chose qu’il ne possède pas (tromper).

sémantiques comme la manière ou l’instrument (wipe), mais aussi des caractéristiques syntaxiques (prépositions, type d’arguments, type de structures).

 La classe de verbes envoyer (sending), qui comprend les sous-classes envoyer (send), conduire (drive), amener (bring), glisser (slide), etc., implique un changement de lieu avec un lieu fixe avant et après le déplacement. Les sous-classes de verbes envoyer et amener décrivent le fait de causer un changement de lieu pour une entité. La sous-classe de verbes amener décrit des verbes de causalité qui ont une direction spécifiée déictiquement. Le but du lieu est exprimé par la préposition to/à, alors que la source est indiquée par la préposition from/de. Ces deux types de verbes n’acceptent pas l’usage intransitif. Dans le cas du verbe amener, l’agent n’est pas forcément exprimé (comme dans le train a amené l’enfant à Paris), mais il est sous-entendu (un agent conduit un train). Par contre, dans le cas du verbe envoyer, l’agent est forcément exprimé (comme dans l’étudiant a envoyé sa lettre de candidature). La sous-classe de verbes conduire dépeint une causalité impliquant un mouvement. Ces verbes spécifient la manière de se déplacer. La direction impliquée par le mouvement est spécifiée par un syntagme prépositionnel et ne fait pas partie de la signification du verbe. La sous-classe de verbes glisser peut être utilisée sous forme de verbes intransitifs qui dépeignent la manière de se déplacer ou sous forme de verbes transitifs qui causent un changement de position. Ainsi, les sous-classes de verbes spécifient la présence (envoyer) ou l’absence (amener) d’un agent, de même que la possibilité (glisser) ou l’impossibilité (amener) d’avoir un usage intransitif.

Levin propose ainsi un programme descriptiviste. Chaque classe est définie par des propriétés sémantiques générales et chaque sous-classe dépeint des caractéristiques syntaxiques et sémantiques précises. La classification de Levin repose sur environ 3000 verbes et contient 49 classes et 187 sous-classes différentes. Les classes de verbes de Levin seront utilisées dans le cadre de mon analyse décompositionnelle, afin de regrouper les verbes selon leurs propriétés syntaxiques et sémantiques. Mon analyse permettant de mettre en évidence les composantes sémantiques des verbes, ainsi que leur structure argumentale, le modèle de Levin s’applique particulièrement bien à ce type d’approche. Ces verbes peuvent être regroupés sous forme de réseau sémantique, afin de souligner la cohérence sémantique entre ces différents prédicats.

Levin n’a pas proposé d’analyse hiérarchique sous forme de réseau sémantique ou autre, elle a uniquement listé toutes les classes et sous-classes de verbes.