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L’analyse de la causalité au niveau de la syntaxe, du lexique et du discours a permis de mettre en valeur le rôle de la causalité dans les langues française et allemande. On peut encore se demander comment les mots causaux se combinent entre eux compositionnellement, i.e. s’il existe des limites de redondance entre les mots causaux et des contraintes liées à leur co-présence. En ce qui concerne la possibilité d’établir des règles de redondance, on peut relever les faits suivants :

 Lorsque l’on a une unique proposition, un ou deux mots causaux peuvent être présents54 :

556) Le feu noircit les habits.

557) Le feu fait noircir les habits.

558) Les habits noircissent à cause du feu.

 Lorsque l’on a trois mots causaux, deux propositions sont nécessaires : 559) Il faut changer tes habits, parce que le feu les a fait noircir.

560) Si la pelouse a verdi, alors c’est grâce à la pluie.

 Lorsque l’on a quatre mots causaux, trois propositions sont nécessaires :

561) Il faut changer tes habits, parce que le feu les a fait noircir de telle sorte qu’ils sont à présent inutilisables.

562) Si la pluie a tant fait verdir la pelouse que tu l’admires, alors il a vraiment fait très mauvais temps.

On peut donc faire une première observation : pour avoir trois mots causaux ou plus, il faut insérer un connecteur ou une conjonction, et ces expressions introduisent une nouvelle proposition. Il semble difficile d’introduire dans une même porposition trop de mots causaux.

Cette constatation amène à une deuxième observation, qui concerne les contraintes de co-présence entre ces marques causales. Il est problématique d’avoir dans une même proposition une construction causative, une préposition causale et une autre marque causale (ici un verbe causal) :

563) ? La pluie fait verdir la pelouse grâce à son humidité.

564) ? Le feu fait noircir les habits à cause des cendres.

Ces deux exemples sont difficilement acceptables, à cause de l’aspect de redondance lexicale qui apparaît dans les propositions. En revanche, si l’on a uniquement une construction causative et une préposition causale, les phrases sont acceptables :

565) La piqûre fait pleurer Félicité à cause de la douleur.

566) Le feu fait bouillir l’eau grâce à sa chaleur.

567) La pluie fait sortir les vers de terre grâce à son humidité.

Toutes les configurations suivantes sont acceptées :

54 Il est toutefois possible d’avoir deux propositions et deux mots causaux comme dans la pelouse a verdi parce qu’il a plu ou si la pelouse a verdi, alors il a plu. La présence des conjonctions et des connecteurs justifient le recours à deux propositions.

verbe causal préposition

1.6. Tableau des différentes combinaisons de deux mots causaux

Il en est de même avec des exemples qui comprennent trois propositions :

1.7. Tableau des différentes combinaisons de trois mots causaux

Seules les constructions suivantes, qui impliquent une préposition causale et une construction causative, ne sont pas acceptées :

1.8. Tableau des mots causaux qui ne peuvent pas se combiner

La construction causative et la préposition causale sont deux marques qui s’excluent. En revanche, les autres mots causaux se tolèrent sans difficulté dans une même proposition (deux mots causaux) ou dans plusieurs propositions (comme pour les connecteurs et les conjonctions causaux ou lorsque deux mêmes marques causales se trouvent dans une même phrase). On peut toutefois relever le fait que la multiplicité des marques causales augmente le

nombre de propositions, ce qui souligne les limites de la redondance entre ces expressions.

L’allemand ne diffère pas du français sur ce point. Il semblerait donc qu’il y ait des règles tacites qui sous-tendent l’utilisation de ces marques causales.

1.3. Conclusion

L’analyse de la causalité au niveau de la syntaxe, du lexique et du discours a permis de mettre en valeur son rôle dans les langues française et allemande. La causalité est un mécanisme productif dans ces deux langues. L’attrait de ce parallèle réside dans le fait qu’il pointe sur la richesse de ce phénomène et qu’il a permis d’isoler certaines particularités propres à chaque langue. En effet, si le français dispose de deux verbes support pour exprimer une relation causale soit forte (faire faire quelque chose) soit faible (laisser faire quelque chose), l’allemand utilise un unique prédicat (lassen / laisser) qui exprime principalement de la causalité faible (Kayne 1977, Guasti 1993, Nedjalkov 1976)55. De plus, le français possède des structures syntaxiques de type causales productives : si l’allemand propose des constructions causatives moins riches, il en est de même avec les constructions inaccusatives (Moeschler 2003, Ruwet 1972, Cornilescu 1995). Celles-ci impliquent nécessairement un processus en cours, elles n’acceptent pas un événement au passé. Le français n’est par contre pas soumis à cette contrainte. Par ailleurs, les prédicats peuvent faire varier la nature de leurs états résultants selon les langues : le verbe schlagen implique la réalisation de l’acte, alors que le verbe frapper ne l’implique pas nécessairement. Mais à part ce type de verbes (qui impliquent un contact), les états résultants liés aux autres verbes ne diffèrent pas entre les deux langues, i.e. ils sont soit obligatoirement exprimés soit au contraire non réalisés.

Outre ces quelques différences, beaucoup de similitudes peuvent être relevées : les prépositions causales permettent de produire des effets positifs (grâce à / dank) ou négatifs (à cause de / wegen) (Cervoni 1991, Fritsche 1981, Schröder 1987) ; les conjonctions causales décrivent soit un degré d’intensité (si…que, tellement…que / so…dass) soit la manière dont un événement s’est produit (de telle sorte que, de telle manière que / so dass) (Fritsche 1981, Schröder 1987, De Cornulier 1985) ; les verbes peuvent être décomposés à l’aide de primitives, qui expriment leurs relations causales internes en soulignant leur état résultant (Kaufmann 1991, François 1989) ; les connecteurs expriment une explication (parce que /

55 Le prédicat lassen peut toutefois exprimer de la causalité forte (dans un emploi de type veranlassen).

Cependant, puisqu’il n’existe qu’un seul et même verbe, communiquant soit de la causalité forte soit faible, il apparaît comme un vecteur de causalité moins forte qu’en français.

weil), une justification (car / denn) ou encore produisent un effet de persuasion (puisque / da) (GROUPE -l 1975, Fritsche 1981, Pit 2003). On peut donc remarquer que le traitement du lexique et du discours n’est pas fondamentalement différent entre les deux langues. Seule la syntaxe semble présenter des divergences marquées avec un taux d’expressions plus riches et plus fortes de la causalité en français qu’en allemand.

Ce premier chapitre a présenté les différents moyens d’exprimer de la causalité en français et en allemand. Il concerne des phénomènes précis de la causalité, tels que des constructions syntaxiques provoquant des effets causaux ou des termes particuliers porteurs de signification causale comme les prépositions, les conjonctions, les verbes ou les connecteurs. Les substantifs n’ont pas été traités dans l’analyse du lexique56, mais ils seront étudiés dans le cinquième chapitre. Etant donné les résultats obtenus ci-dessus, qui soulignent le peu de différence liée au lexique causal du français et de l’allemand, la suite de ce travail sera consacrée uniquement au français. Les variations entre les deux langues ne sont pas sémantiques ou profondes, mais syntaxiques et superficielles : on retrouve ainsi le même type de phénomènes entre les lexèmes, les mêmes propriétés spécifiques avec des petites variantes entre les langues. Par exemple, dans le cas des connecteurs en français, parce que a un usage beaucoup plus riche que car, car il n’est pas spécialisé et il a des caractéristiques causales fortes, de telle sorte qu’il peut empiéter sur le territoire des autres connecteurs. En revanche, denn a un emploi plus large que car à cause des restrictions d’usage liées à weil. Celles-ci peuvent toutefois être contournées à l’aide d’une modification structurelle, où weil prend une valeur épistémique en ayant le verbe principal disposé après le sujet et non en fin de phrase.

Par ailleurs, les classes de verbes peuvent également varier d’un point de vue quantitatif : certaines classes sont plus riches que d’autres en fonction des langues, mais les propriétés des verbes restent les mêmes. Il est donc plus intéressant de proposer une étude des constantes sémantiques importantes plutôt que de comparer des micro-variations entre les langues. Un programme comparatif ferait intervenir des différences superficielles, alors qu’il est plus pertinent de comprendre le fonctionnement des règles sémantiques : on peut relever une description sémantique commune aux langues, i.e. la structure conceptuelle est identique.

Si le passage d’une langue à une autre n’illustre pas de variations importantes, cela n’est guère surprenant, dans le sens où la causalité représente une composante cognitive de base

56 Je fais l’hypothèse que les deux langues ne divergent pas quant à l’analyse des substantifs : ceux-ci sont décomposés par des mêmes concepts (le métalangage proposé pour les verbes recouvre également les noms) et l’état résultant est toujours exprimé par le nom.

nécessaire à la compréhension des énoncés : les interlocuteurs doivent partager le même schéma causal pour se comprendre quelle que soit la langue parlée. L’avantage d’une description sémantique de la causalité commune à plusieurs langues se retrouve entre autres dans l’utilisation des lexiques électroniques : la description doit être neutre, notamment dans l’enseignement des langues, pour pouvoir s’appliquer à divers modèles. Ce chapitre permet ainsi de confirmer la première hypothèse de ce travail, i.e. une même représentation sémantique conceptuelle entre les langues française et allemande peut être relevée.