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Chapitre 2 : Etat de l’art en sémantique lexicale

2.1. Approche fonctionnaliste

2.1.7. La théorie de la force dynamique de Talmy

Talmy (2000) a introduit dans sa théorie sémantique la notion de force dynamique. Sa théorie se distingue des autres analyses développées dans le cadre de la sémantique cognitive, dans le sens où il n’a pas cherché à organiser la structure conceptuelle des mots du langage. Selon lui, les forces dynamiques jouent un rôle structurant au niveau du langage, car elles expriment une relation systématique entre les items lexicaux. Talmy (2000, 410) postule que le concept de force intervient dans l’organisation de la signification au sein du langage. Il oppose deux forces fondamentales : l’agoniste (celui qui parvient ou ne parvient pas à exprimer sa tendance de force) et l’antagoniste (celui dont sa force a ou n’a pas d’effet sur l’agoniste) (Talmy 2000, 413). La force associée à l’agoniste vis-à-vis de l’antagoniste peut être forte ou faible, i.e. l’entité est ou n’est pas capable de manifester sa tendance par rapport à la force opposée (Talmy 2000, 414). A ces deux entités de force s’ajoutent deux tendances de force : l’une consiste à ne pas bouger (rest) et l’autre consiste à se déplacer (action).

Talmy (2000, 416) a relevé quatre situations basiques :

581) La balle a continué à rouler à cause du vent soufflant contre elle.

582) Le rondin est resté sur la pente à cause du sillon.

583) La balle a continué à rouler malgré l’herbe haute.

584) L’abri est resté debout malgré le vent qui soufflait contre lui.

L’exemple (581) décrit la situation où un antagoniste (le vent) force un agoniste (la balle) à bouger. La tendance de l’agoniste est de ne pas bouger et l’antagoniste va à l’encontre de cette tendance et force le déplacement. Talmy (2000, 415) caractérise ce type d’exemple d’énoncé causatif. L’énoncé (582) dépeint le cas d’un antagoniste (la pente) qui résiste à la tendance de bouger de l’agoniste (le rondin). L’antagoniste est à nouveau plus fort que l’agoniste et il bloque l’action. Talmy (2000, 415) caractérise ce type d’exemple comme causalité de rester (causation of rest). Les deux premiers exemples présentent un état résultant de l’activité de l’agoniste qui va à l’encontre de sa tendance intrinsèque. L’exemple (583) illustre le cas d’un agoniste qui a une tendance à bouger (la balle) et qui malgré la force opposée de l’antagoniste (l’herbe haute) réalise l’action. L’agoniste est plus fort que l’antagoniste dans ce cas. Enfin, l’énoncé (584) met en opposition un agoniste qui a une tendance à ne pas bouger (l’abri) et un antagoniste (le vent) plus faible qui cherche à le déplacer. L’agoniste lui résiste et ne bouge pas. Les deux derniers exemples incarnent des situations où l’objet manifeste une tendance de force naturelle qui s’impose malgré l’opposition. Ils correspondent à des cas de phrases dites despite (malgré), qui démontrent que certains concepts de la force dynamique ont une

représentation grammaticale. Par exemple, lorsque l’agoniste est le sujet, le rôle d’un antagoniste fort peut être exprimé par because (parce que) ou because of (à cause de), alors que le rôle d’un antagoniste faible peut être exprimé par la conjonction although (bien que) ou la préposition despite (malgré) (Talmy 2000, 416).

Cette dynamique de l’opposition pose toutefois un problème. Il est possible de proposer deux structures distinctes de forces pour une même phrase (Talmy 2000, 490-491) :

585) La balle a roulé dans l’herbe à cause de la rafale de vent soufflant contre elle.

Analyse 1 : la balle a roulé (contre sa tendance naturelle à rester en place) RÉSULTE DE le vent a soufflé sur la balle.

Analyse 2 : la balle a roulé RÉSULTE DE la force du vent sur la balle excède la force de la tendance de la balle à rester en place.

La première analyse contient la spécification attachée aux deux propositions, alors que la seconde analyse implique une somme des vecteurs de forces (force du vent et force de la tendance de la balle). Aucune évidence syntaxique ne permet de décider quelle est la lecture la plus appropriée.

Par ailleurs, si les exemples donnés jusqu’ici n’impliquent pas d’agent, tout comme les exemples (586) et (587), il est toutefois possible d’obtenir un même résultat avec un agent (588) (Talmy 2000, 422) :

586) Le coup de pied dans la balle a fait tomber la lampe.

587) L’écoulement de l’eau sur le feu l’a apaisé.

588) J’ai donné un coup de pied dans la balle.

L’exemple (586) implique un antagoniste fort (la balle) qui force l’agoniste (la lampe) à bouger contre sa tendance naturelle de rester en place. L’énoncé (587) décrit une situation où l’antagoniste (l’eau) résiste à la tendance de l’agoniste (le feu) et stoppe l’action. Ces exemples sont plus basiques que les exemples de causalité ordinaire, dans le sens où normalement un agent implique une sémantique complexe supplémentaire, i.e. elle inclut la volonté de l’agent, tout en maintenant le même rapport de force dynamique. En effet, l’exemple (588) met en relation un antagoniste (je) qui force l’agoniste (la balle) à bouger. La tendance de l’agoniste est de ne pas bouger et l’antagoniste va à l’encontre de cette tendance.

La volonté de l’agent (je) est sous-entendue dans le sens où l’antagoniste a volontairement frappé la balle.

L’antagoniste et l’agoniste peuvent également être en premier plan (position de sujet) ou en second plan (position d’objet direct) (Talmy 2000, 423) :

589) La balle roule à cause du vent.

590) Le vent a fait rouler la balle.

Dans l’exemple (589), l’agoniste (la balle) est en premier plan et l’antagoniste (le vent) est en second plan, alors que dans l’énoncé (590), l’antagoniste (le vent) est en premier plan et l’agoniste (la balle) est en second plan. On peut remarquer que la position de l’agoniste et de l’antagoniste dans les deux phrases ne modifie pas le rapport de force dynamique entre les deux entités : l’antagoniste est plus fort que l’agoniste, i.e. le vent force la balle à bouger.

On peut toutefois noter que dans certains cas, aucune force n’est en opposition. Les deux exemples suivants illustrent ce phénomène (Croft & Cruse 2004, 66) :

591) Le bol était sur la table.

592) Le bol est resté sur la table.

L’énoncé (591) décrit une force dynamique neutre (pas d’opposition de force), alors que la phrase (592) dépeint une force dynamique qui résiste aux effets d’un processus de force s’appliquant à l’objet. Le choix des verbes, ainsi que les différents arguments qui leur sont reliés, expriment ainsi des conceptualisations différentes de structure de force dynamique.

Talmy s’est également intéressé à une généralisation de la notion de causalité, dans laquelle les processus sont conceptualisés comme impliquant différentes sortes de forces agissant de diverses manières sur les participants des événements.

Il (Talmy, 2000, 472-473) a relevé différentes sortes de propriétés causatives : a) L’événement autonome :

The vase broke.

Le vase a cassé.

Il s’agit d’un événement simple, dont la cause n’est pas exprimée.

b) L’événement résultant causatif :

The vase broke from a ball’s rolling into it.

Le vase a cassé à cause d’une balle roulant contre lui.

Le premier événement (la balle roulant contre le vase) cause le deuxième événement (le vase se casse).

c) L’événement causeur causatif : A ball’s rolling into it broke the vase64.

Le choc de la balle avec le vase l’a cassé.

L’événement causeur est toujours donné sous forme nominalisée et apparaît dans la proposition subordonnée (a ball’s rolling into it).

L’événement causé peut être sous forme nominalisée (593) ou non (594) (Talmy 2000, 483) :

593) The window’s breaking occured as a result of a ball’s sailing into it.

Le bris de la fenêtre est le résultat d’une balle qui a volé contre elle.

594) The window broke as a result of a ball’s sailing into it.

La fenêtre a cassé est le résultat d’une balle qui a volé contre elle.

Il s’agit dans ces deux cas d’un événement résultant causatif qui exprime une relation causale entre un événement causeur et un événement causé.

d) L’instrument causatif:

A ball broke the vase in rolling into it.

Une balle a cassé le vase en roulant contre.

L’instrument est mis au premier plan (une balle) et a une relation avec le tout.

e) L’auteur causatif :

I broke the vase in rolling a ball into it.

J’ai cassé le vase en faisant rouler non intentionnellement une balle contre lui.

Lorsque l’on a un auteur, l’intention de causer un événement n’est pas exprimée.

f) L’agent causatif :

I broke the vase by rolling a ball into it.

J’ai cassé le vase en faisant rouler intentionnellement une balle contre lui.

Lorsque l’on a un agent, l’intention de causer l’événement est exprimée.

64 La traduction en français est difficile à exprimer : elle ne peut pas insister sur le déplacement de la balle, mais sur l’impact.

Pour avoir une relation causale, il faut un élément en commun entre l’événement causeur et l’événement causé, i.e. il est nécessaire d’avoir une relation d’empiètement (relation of impingement), qui contient la pression de la force à travers un contact initial ou maintenu (Talmy 2000, 486).

En plus, Talmy distingue deux types d’événements causaux, ceux qui sont simples et ceux qui sont complexes. Les événements simples renvoient à une situation où quelque chose cause immédiatemment l’autre événement et une relation causale entre les deux est établie (Talmy 2000, 480). Les événements autonomes et les événements résultants causatifs (un événement S résulte de quelque chose) sont des exemples d’événements simples.

Les événements complexes comprennent les notions d’instrument, de chaînes causales et d’intention. La notion d’instrument ajoute effectivement de la complexité dans la structure syntaxique des phrases. La différence entre les phrases le vase a cassé à cause d’une balle ayant roulé contre et une balle a cassé le vase en roulant contre se retrouve dans la position de premier plan de l’instrument. Ceci a un impact sur le traitement syntaxique de la phrase dans le sens où le fait d’être un instrument est transformé en un verbe, i.e. INSTRUMENT, qui est équivalent à CAUSE (Talmy 2000, 496). Cette étape supplémentaire de traitement justifie le fait que Talmy considère ce type de phrase comme complexe.

Par ailleurs, les chaînes causales sont un bon exemple pour distinguer un événement basique d’un événement complexe (Talmy 2000, 500) :

EVENT3 RESULTS FROM EVENT2 RESULTS FROM EVENT1 2ème situation causative basique 1ère situation causative basique

Cette situation causative comprend trois événements basiques qui mis bout à bout forment une situation complexe, i.e. une chaîne causale de trois événements.

De plus, la notion d’intention est fondamentale, puisqu’un événement agentif contient au minimum deux d’événements (Talmy 2000, 510) :

595) J’ai tué l’escargot en le frappant avec ma main.

L’événement causé renvoie à la mort de l’escargot et l’événement causeur réfère au coup porté par la main. Cependant, l’événement causeur peut être décomposé en deux résultats : un événement agentif volontaire qui correspond au mouvement de la main et un autre événement qui fait référence à la volonté sur la main. L’agent serait ainsi un mélange de corps, de volonté

et d’intention, où le corps répond à la volonté et l’intention applique l’événement (Talmy 2000, 513).

François (1989, 160) fait remarquer que pour Talmy, les phrases élémentaires d’action sont dérivables à partir de phrases complexes consistant dans la mise en avant d’un agent (action réussie) ou d’un auteur (méprise). Talmy postule que la phrase (596) peut être dérivée de la phrase (597) où le sujet est l’agent ou de la phrase (598) où le sujet est l’auteur :

596) J’ai tué l’escargot avec un baton.

597) J’ai tué l’escargot par un coup avec un baton (by hitting).

598) J’ai tué l’escargot en le frappant avec un baton (in hitting).

Talmy accepte également la phrase qui retient en position instrumentale la dernière instance causale :

599) J’ai tué l’escargot avec ma main.

Talmy (2000, 512) dérive la phrase (599) comme suit : L’escargot est mort comme résultat de ma main le frappant.

L’escargot est mort comme résultat de Le coup le frappant comme résultat de

Ma main manipulant le baton comme résultat de Ma volonté de ma main

François (1989, 158-159) relève que Pleines (1976) s’oppose à cette conception causale. Pour lui, la volonté de la main n’est pas prise en compte. Pleines rappelle la nécessité de court-circuiter certaines instances causales dont les stades intermédiaires apparaissent comme quasiment redondants. Il cite l’exemple suivant :

600) Johannes a un marteau dans la main droite et un ciseau dans sa main gauche, dont le bout est dirigé contre un mur.

Il décompose cet énoncé en quatre événements :

 Johannes exerce une capacité musculaire précise.

 Son bras droit se déplace d’une certaine manière.

 Le marteau exerce un petit coup contre le ciseau.

 Le ciseau pénètre dans le matériel du mur.

Cette chaîne causale à quatre termes n’est déterminable comme action qu’en introduisant une ou deux instances causales. S’il n’y a qu’une instance causale, l’animé contrôlant l’ensemble

de l’action occupe la fonction de sujet : Johannes fait un trou dans le mur. S’il y a deux instances causales, l’animé est le sujet et l’objet intervenant comme dernière instance causale est l’instrument : Johannes fait un trou avec le ciseau dans le mur. Par contre, les combinaisons suivantes sont rejetées par Pleines :

 Johannes fait un trou dans le mur avec son bras/avec le marteau.

 Le bras fait un trou dans le mur avec un marteau/avec un ciseau.

Selon Pleines, toute phrase mentionnant plus de deux instances causales dépasse les limites d’une phrase élémentaire d’action et constitue une phrase complexe ou coordonnée.

Dans l’exemple (596) de Talmy, dans lequel l’escargot est tué par un baton, il y a déjà deux instances causales : le coup frappant l’escargot et la main manipulant le baton. L’ajout de la volonté du mouvement de la main est redondant et correspond à l’exemple de Johannes qui fait un trou dans le mur avec son bras, que Pleines refuse. C’est le ciseau qui fait le trou, de même que c’est le baton qui tue l’escargot. Le mouvement du bras ou de la main ne crée pas l’état résultant. Cependant, la décomposition de Talmy peut être acceptée dans la mesure où il prend en compte la volonté de l’agent. Dans ce cas, la lecture sous la forme d’un auteur devrait être exclue.

Par ailleurs, Talmy a également appliqué sa théorie des forces dynamiques à d’autres domaines que celui des forces physiques. Il l’a étendue au traitement d’éléments psychologiques (601), à la force d’interaction sociale (602) ou bien encore à l’argumentation (603) :

601) Il désire ouvrir la fenêtre.

602) Elle l’a persuadé de partir.

603) A. Tu sais, je pense qu’Eric devrait chanter au récital Ŕ il a une belle voix.

B. Oui, mais il ne peut pas rester en rythme.

L’exemple (601) correspond à la psychodynamique, qui généralise les notions de désir et d’abstinence (Talmy 2000, 430). Dans cet exemple, on perçoit une espèce de pression psychologique envers la réalisation de l’acte, i.e. une tendance vers l’action. L’énoncé (602) renvoie à la sociodynamique, où la production de stimuli de l’antagoniste (la communication) est perçue par l’agoniste comme exerçant une pression pour affecter ses intentions et est interprétée par une performance volontaire d’une action particulière (Talmy 2000, 438). Dans l’exemple en question, l’agoniste cède à la pression, mais un énoncé comme il a refusé de partir démontre le cas inverse. L’exemple (603) met en évidence des termes nommés logic

gaters65 comme oui mais, néanmoins, au lieu de cela, tandis que, au contraire, en plus, de plus, après tout, etc. Ces termes soulignent l’argumentation dans le sens où ils incluent un effort pour exhorter, convaincre ou encore démontrer. Lorsque ces termes vont à l’encontre d’un argument d’un des protagonistes, l’action est arrêtée. En revanche, lorsque l’argument renforce une position d’un des protagonistes, l’action est poursuivie. On retrouve bien un rapport de forces dynamiques dans ces concepts.

Ces trois exemples permettent de mettre en évidence que la théorie de Talmy n’est pas restreinte à un rapport de forces physiques. L’analyse du système linguistique des forces dynamiques contient implicitement des modèles conceptuels de phénomènes physiques et psychologiques construits sur la base de la structure sémantique du langage. D’après Talmy (2000, 455), ces modèles sont des systèmes de la compréhension, qui génèrent des modèles mentaux qui permettent de tester des structures et certains phénomènes.

Si l’approche de Talmy soulève un point pertinent, i.e. les relations de forces entre l’agoniste et l’antagoniste en tant que relation systématique au sein du lexique, il préfère remplacer la conception limitée de primitives par une matrice de concepts généraux et systématiques (Talmy 2000, 429-430). Or, ce point peut être discuté : l’avantage d’analyser le lexique sous forme de primitives et donc de manière décompositionnelle est de pouvoir rendre compte de la structure conceptuelle des mots du langage. Les forces dynamiques s’appliquent aisément aux relations causales, mais pas à l’analyse de chaque terme individuel. Pour ce faire, il faut ajouter des primitives qui décrivent les concepts fondamentaux à la base de la signification de chaque item lexical. Comme nous le verrons par la suite, Jackendoff (1990) a notamment appliqué la théorie de Talmy à ses propres recherches, mariant ainsi les concepts de forces dynamiques et de primitives.

Si la sémantique cognitive ne permet donc pas d’analyser de manière détaillée le lexique, elle s’est par ailleurs axée sur la conception que les individus se font de l’organisation du monde, notamment à travers les concepts de cadre sémantique (Fillmore 1982), d’espaces mentaux (Fauconnier 1984) ou bien encore de modèles cognitifs idéalisés (Lakoff 1987).

L’approche formaliste propose une vision radicalement différente de la sémantique par rapport à l’approche cognitive, puisqu’elle s’intéresse au lexique et non à la conceptualisation du monde.

65 Les logic gaters (portails logiques) correspondent à des connecteurs : on parle généralement de marqueurs pragmatiques.