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Les points de discordes : la licence des soldats et le fort de Crozon

A. Le Saint-Siège

2. Les points de discordes : la licence des soldats et le fort de Crozon

Lors des sessions des États, sont présentées régulièrement des plaintes contre les soldats espagnols. De nombreuses plaintes concernent les entraves à la liberté du commerce. Par exemple, le 24 mars 1592, le procureur présente une remontrance concernant des plaintes de marchands dont les vaisseaux et marchandises furent saisis par les Espagnols20. De même, dans le procès-verbal de la session de 1593, sont faites des remontrances sur l’article 73 concernant la liberté du commerce. Les États veulent l’aide du duc de Mercoeur pour que les Espagnols respectent cette liberté du commerce21.

Dans une requête adressée à l’assemblée22, les fermiers de la pancarte de l’évêché de Vannes, pour l’année 1592-1593, réclament un rabais en raison des difficultés pour lever les taxes. Selon eux, ces difficultés sont en partie dues à la présence des garnisons espagnoles. Ils y expliquent que la rivière de Blavet est tenue par les Espagnols qui font du trafic et empêchent les autres marchands même ceux d’Hennebont ou de Pont-Scorff, de trafiquer librement. De plus, les Espagnols ne veulent pas payer les droits et impositions de la pancarte, ni aucun autre, malgré les injonctions de Mercœur et du Conseil d’État. Enfin, ils pillent et ravagent sans considération de parti.

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ADIV, C 3191, Mémoires et instructions aux députés envoyés vers les capitaines espagnols.

19

ADIV, C 3200, Instructions aux députés envoyés vers Don Juan, 10 mai 1594.

20

ADIV, C 3193, PV des Etats 1592, feuillet 9 recto.

21

ADIV, C 3196, PV des Etats, feuillet 9 recto, 14 avril 1593.

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99 La garnison espagnole de Blavet, fortifiée depuis février 159123, semble créer aussi des complications pour la ville de Quimperlé. Dans une requête24, les habitants se plaignent des ruines causées en partie par les armées espagnoles. Ils disent d’ailleurs avoir versé 1300 écus aux Espagnols pour qu’ils se détournent de la ville. Enfin, en 1594, les députés de Quimper présentent un mémoire25 dans lequel ils s’opposent à la construction du fort de Crozon (ou de Roscanvel) et la présence dans la région des Espagnols qui nuisent au repos du pays.

Afin de répondre aux plaintes qui leur sont présentées, les députés des États décident à deux reprises de s’adresser directement aux capitaines espagnols, Don Juan d’Aguila et Don Diego Brochero. C’est d’abord lors de la session de 1592 qu’ils décident d’envoyer une commission de députés pour présenter aux deux capitaines leurs plaintes sur le comportement des troupes espagnoles tant navales que terrestres26. Les États ont rédigé des instructions pour leurs commissaires contenant leurs doléances27. Tout d’abord, ils demandent aux capitaines de « retenir leurs souldartz en la discipline militaire de laquelle leur nation a tousjours este recommandee » afin qu’il n’y ait pas de pillages, destructions de biens, vols des outils et bêtes des laboureurs, ou encore coupe de bois. Mais la principale préoccupation est la liberté du commerce. L’assemblée demande aux Espagnols de respecter la liberté du commerce qu’elle a proclamée. Celle-ci est en effet nécessaire et vitale pour percevoir les taxes et impôts destinés notamment à financer les armées.

Dès le 3 avril, les commissaires font le rapport de leur députation dans l’assemblée et présentent les réponses de Don Juan et Don Diego28. Ces lettres, après avoir été lues dans l’assemblée, furent communiquées au gouverneur. Aucun commentaire particulier sur le contenu de celles-ci ne figure dans les procès-verbaux. De plus, elles ne se trouvent pas dans les archives des États, ne permettant donc pas d’avoir accès aux deux côtés de l’échange. Le fait qu’une réponse existe pourrait tout de même indiquer que les capitaines espagnols percevaient les États comme des interlocuteurs légitimes et une assemblée dont la collaboration devait être préservée. De plus, il est à noter que les demandes des États sur le sujet de la liberté du commerce furent relayées jusqu’au roi d’Espagne par le duc de Mercoeur et ses ambassadeurs à la cour espagnole. En effet, dans une lettre datée du 23 mai 1592, le duc de Mercoeur demande au souverain de restituer un vaisseau qui fut saisi par un capitaine

23

LE GOFF HERVE, La Ligue en Bretagne, op. cit., p. 151.

24

ADIV, C 3195, Requête pour secours Quimperlé 1592.

25

ADIV, C 3199, Mémoire des députés de Quimper 1594.

26

ADIV, C 3193, PV des Etats 1592, feuillet 16 recto. Séance du 1er avril. Trois commissaires : Jean Juhel, sieur de Talhouet et Guillaume Hamon.

27

ADIV, C 3191, Mémoires et instructions aux députés envoyés vers les capitaines espagnols.

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100 espagnol, et plus largement de faire respecter la liberté du commerce décidé par les États29. En complément de cette lettre, le père Marcelin Cornet présenta à Philippe II un mémoire sur la liberté du commerce présentant les arguments en sa faveur, notamment, qu’elle permettait aux ligueurs de financer la guerre30.

De nouveau, en 1594, les États décident d’envoyer une députation à Don Juan d’Aguila31. Encore une fois, après les classiques serments d’amitié, l’assemblée lui demande

de faire respecter la discipline dans ses armées et de ne pas permettre à ses soldats « de piller et ravager les maisons des ecclesiastiques, de la noblesse de l’union et du pauvre peuple. »32

. Mais la principale demande de l’assemblée est l’arrêt des travaux de fortifications que les Espagnols ont entrepris à Roscanvel. Ainsi, les États demandent que les travaux soient suspendus jusqu’à ce que la volonté de Philippe II soit connue. L’argumentation des États contre ce fort repose d’abord sur l’opposition de la population locale pour qui cette construction « donne deffance et jallousye ». Ensuite, entreprendre la construction d’une telle forteresse sans le consentement de la province est « contre les droictz accoustumez entre les alliez et auxilliaires ». L’opposition dans la province à cette fortification de Roscanvel semble être relativement importante.

Le duc de Mercoeur lui-même semble en être mécontent. Dans une lettre qu’il adresse au roi d’Espagne, datée du 15 mai 159433

, le duc y fait part de son mécontentement de ne pas avoir été consulté avant le commencement de la fortification. Il fait aussi remarquer que cela nuit à son autorité dans la province, notamment en donnant l’occasion de mettre en doute sa capacité à faire respecter les privilèges et libertés de celle-ci. Le duc ne s’oppose pas directement à la construction, mais il dit bien qu’il n’y a rien qu’il puisse faire pour la faire accepter par la population.

Les États furent donc amenés à plusieurs reprises, pour faire respecter les libertés et privilèges de la province et pour tenter d’y entretenir l’ordre, à entrer en contact avec le roi d’Espagne ou les capitaines espagnols. Les relations entre les États de Bretagne et l’Espagne ne concernaient pas que les réclamations faites par les États. Philippe II s’intéressait à ce qui se passait dans la province comme peuvent le montrer les mémoires de ses envoyées en

29

CARNE Gaston de, Correspondance, op. cit., vol. 1, p. 127, document 146.

30

Ibid., p. 128-129, document 149.

31

ADIV, C 3198, PV des Etats, feuillet 19 recto, 7 mai 1594. Sont députés : abbé de Meilleray, sieur de L’esnaudiere, Jean Rozerech sieur de Pénanrun, conseiller au siège présidial de Quimper.

32

ADIV, C 3200, Instruction aux députés envoyés vers Don Juan.

33

CARNE Gaston de, Correspondance, op. cit., vol. 2, p. 31-32, document 208. Lettre du duc de Mercoeur au roi d’Espagne. Vannes 15 mai 1594.

101 Bretagne. En conséquence, le souverain devait porter un intérêt à ce qui se faisait et se décidait aux États de la Ligue. Les Correspondances du duc de Mercoeur et des ligueurs

bretons avec l’Espagne de Gaston de Carné contiennent plusieurs documents qui montrent

que le souverain espagnol était tenu au courant de l’activité de l’assemblée ligueuse. Les informations pouvaient provenir des envoyés espagnols en Bretagne, comme Diego Maldonado qui fait un rapport en avril 1591, dans lequel il rend compte de la tenue des États de Nantes34. Le duc de Mercoeur lui-même tient au courant le roi des décisions de l’assemblée. En 1594, il envoie même avec sa lettre une copie de la réponse des États de cette année-là, notamment pour montrer le continu soutien et la fidélité de la Bretagne à la cause35.

En revanche, il est intéressant de noter que les archives ne laissent percevoir aucun échange entre l’Espagne et les États ligueurs sur la question des droits de l’Infante sur le duché. Le roi d’Espagne savait comment fut réalisée l’Union de la Bretagne à la France, par conséquent il devait connaître le rôle que les États y jouèrent36. L’envoyé du roi d’Espagne en Bretagne, Diego Maldonado, est par ailleurs chargé d’enquêter sur le sujet, et de connaître l’opinion des Bretons sur la question du duché et de l’union à la France. Les Espagnols avaient des contacts avec des individus qui étaient amenés à siéger aux États, tels que l’évêque de Vannes, Georges d’Aradon37

. Pour autant, aucune « candidature » concrète ne fut présentée dans l’assemblée. Les droits de l’Infante sur le duché et les ambitions espagnoles en Bretagne semblent ne pas avoir été très populaires dans la province38. Le manque de soutien et d’opinions favorables pourrait expliquer ce silence. La cause de l’Infante parait ainsi ne pas avoir réellement quitté la sphère des intrigues pour entrer dans celle des actions politiques concrètes39.

34

Ibid., vol. 1, p. 37, document 57.

35

Ibid., vol.2, p.29, document 206.

36

Ibid., vol.1, p.5, document 2. Instructions de Philippe II à Diego Maldonado, chargé d’une mission en Bretagne.

37

LE GOFF HERVE, La Ligue en Bretagne, op. cit., p. 152. Dès 1591 duchesse Mercoeur et Georges d'Aradon

écrivent à l'infante dans ce sens.

38

CARNE Gaston de, Correspondance, op. cit., vol. 1, p.11-12, document 11. Lettre du 27 juillet 1590 de Philippe II à Maldonado. Mercoeur a fait part à Maldonado des inquiétudes de certaines personnes de l'arrivée des Espagnols en raison prétention de l'infante.

39

DROUOT H., Mayenne et la Bourgogne, op. cit., p. 182 : Bourgogne position un peu similaire à la Bretagne face à l’Espagne. Philippe II quelques prétentions sur la province mais loyalisme français des Bourguignons. Pas de volonté autonomiste en Bourgogne. P. 188 : Candidature espagnole à la couronne, pas de parti hispanique en Bourgogne. Pour Drout, p. 190, l’« anti hispanisme dans la Bourgogne de 1592-1593 était un sentiment général ».

102 En conclusion, l’assemblée ligueuse fut donc amenée à plusieurs reprises à entrer en contact avec des cours étrangères. Pour autant, il parait difficile de qualifier ces relations de diplomatiques. En effet, ces contacts consistent globalement en des demandes des États sur des sujets précis très peu politiques et sans enjeux d’envergure dans le conflit. Par ailleurs, l’absence de réponse, que ce soit de la part du Pape ou de Philippe II, montre qu’il n’y avait pas de dialogue ni de négociations entre l’assemblée et ces deux souverains. De plus, l’intervention du duc de Mercoeur était souvent requise pour faire avancer ces demandes des États, signe éventuel de leur faible reconnaissance à l’étranger. Lorsque l’on compare avec l’activité internationale des États royaux, il est assez évident que leur rôle dans ce domaine fut beaucoup plus développé que celui des États ligueurs. En effet, les États de Rennes envoyèrent des ambassadeurs à Londres ou aux Pays-Bas pour négocier des emprunts ou des aides militaires40. Contrairement à l’assemblée ligueuse qui envoie par lettres des demandes touchant uniquement à des questions locales sans grands enjeux, les États royaux, eux, ont pu avoir un réel rôle diplomatique par l’envoi d’ambassade habilitée à négocier sur des questions financières et militaires.

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