• Aucun résultat trouvé

v. les patrons-escrocs dU texas recrUtent Jim Wright

Dans le document UNE FRAUDE PRESQUE PARFAITE (Page 77-81)

Introduction

James (Jim) Wright, Jr., est devenu speaker de la Chambre des représentants en 1987. Je vais tenter de lever quelques mystères à son sujet. Comment les deux patrons-escrocs les plus infâmes ont-ils réussi à faire de lui leur allié ? Pourquoi leur est-il demeuré fidèle même quand il est devenu clair que cette attitude allait avoir des effets désastreux pour ses administrés, pour le pays et pour son parti ? Pourquoi, après des décennies d’efforts pour devenir spea-ker, a-t-il continué à soutenir les patrons-escrocs au prix de l’ambi-tion de toute une vie et au prix de sa réputal’ambi-tion ? Comment trois patrons-escrocs et un promoteur immobilier qui avaient tous voté Reagan en 1980 ont-ils amené le démocrate populiste Wright à se faire le champion des riches fraudeurs du parti républicain en pas-sant outre aux mises en garde de ses camarades démocrates ?

L’action de Wright en faveur des patrons-escrocs a eu de lourdes conséquences directes : elle l’a poussé à démissionner dans la honte de la Chambre des représentants ; et, en retardant la fermeture de dizaines de caisses dirigées par des patrons fraudeurs (pour la plu-part au Texas), elle a infligé aux contribuables des milliards de dol-lars de coûts supplémentaires.

Les conséquences indirectes ont été plus énormes encore. Le sou-tien du speaker aux patrons-escrocs a facilité l’élection de George Bush à la présidence en 1988. Les interventions maladroites de par-lementaires en faveur des fraudeurs ont fait oublier les responsa-bilités de l’administration Reagan-Bush dans le succès des fraudes patronales et la gestation de la débâcle. Les initiatives de Wright ont

joué un rôle crucial dans la décision du successeur de Gray de pra-tiquer l’apaisement à l’égard de Charles Keating. Et cette décision a elle-même eu de lourds effets : la pire faillite d’une institution finan-cière dans l’histoire des États-Unis, la transformation de la débâcle des caisses d’épargne en scandale politique, la démission dans le déshonneur du successeur de Gray, la suppression du Bank Board et l’enquête éthique d’un Sénat réticent sur les Cinq de Keating.

L’intervention du speaker a été un « événement pivot », qui a changé nombre de politiques.

Les arguments de Wright correspondent à la définition classique de la tragédie. L’homme n’était ni intrinsèquement mauvais ni stu-pide. Il ne savait pas, au départ, que ceux qu’il aidait étaient des escrocs. Ses points faibles étaient ceux des héros tragiques : l’am-bition et l’hubris. Son aml’am-bition avait été de devenir le speaker de la Chambre, et il fallait être un champion de la collecte de fonds pour y parvenir. L’orgueil de Wright et sa personnalité dominatrice l’avaient conduit à s’entourer de béni-oui-oui et à dédaigner les mises en garde.

Il est capital de déterminer comment les escrocs l’ont amené à défendre leur cause. Notons d’abord qu’ils l’ont fait assez facilement.

Le système politique reste vulnérable à ce type de recrutement, et les élus devraient étudier le cas de Jim Wright pour éviter d’être eux-mêmes subornés par de futurs patrons fraudeurs. Deuxièmement, il est important d’examiner les agissements de Wright – et les réac-tions de ses collègues, de l’administration Reagan et des régula-teurs – pour élaborer une théorie cohérente du comportement des élus et des fonctionnaires de l’autorité de contrôle. Les chercheurs se fondent sur la théorie du choix public pour obtenir une analyse

« carrée » qui prétend expliquer après coup les actes de ces hauts responsables, mais la théorie du choix public n’aurait pu prédire la conduite que nous décrivons ici. Une théorie qui repose sur des postulats comportementaux ad hoc et contradictoires ne sert à rien.

Pour que les spécialistes puissent mettre au point des théories via-bles, il est essentiel d’étudier comment agissent vraiment élus et fonctionnaires dans des épisodes cruciaux.

Puisque John Barry a eu la chance insigne d’accompagner Wright pendant plusieurs mois et à toutes sortes de réunions pour écrire son livre sur le speaker vu des coulisses, il nous est beaucoup plus facile de comprendre ses actes. Barry a écrit un long ouvrage riche

en anecdotes, The Ambition and the Power (1989). Notre bonne for-tune est d’autant plus grande que Barry est devenu un défenseur acharné du speaker. Comme il le souligne lui-même dans son livre, Wright ne s’entendait qu’avec ceux qui étaient de son avis. Si Barry ne s’était pas identifié aussi complètement à lui, le speaker ne lui aurait jamais parlé si ouvertement. Le livre de Barry rapporte la façon dont Wright lui-même justifiait, à l’époque des faits, ses ini-tiatives en faveur des patrons-escrocs 1.

L’enquête éthique de la Chambre des représentants sur le spea-ker et celle du Sénat sur les Cinq de Keating sont aussi riches d’en-seignements sur l’aide apportée par Wright aux patrons-escrocs du Texas, puis à Keating. L’enquête du Sénat a accordé l’immu-nité à l’agent principal de ce dernier dans les milieux politiques, Jim Grogan, qui a organisé son entretien de 1988 avec le sénateur Glenn et le speaker Wright et qui a ensuite assisté, le même jour, à la rencontre décisive avec Wall où Keating, jouant la carte du speaker, a amené le président du Bank Board à faire le choix de l’apaisement à son égard. Le témoignage de Grogan sur le speaker a une crédibilité inhabituelle : il est clair qu’il sympathisait sans réserve avec Wright et Keating, et pourtant ses propos les acca-blent tous les deux.

J’ai participé à la réunion initiale de 1987 avec le speaker et j’ai tenté de faire face à ses interventions en faveur des patrons-escrocs du Texas en 1986 et 1987. Autant dire que j’ai eu des rapports directs avec tous les responsables de l’exécutif et du législatif impliqués dans ces événements. J’ai supervisé la critique finale du Bank Board contre le speaker. La richesse de l’étude de cas s’en trouve accrue, mais le risque de partialité aussi.

1. Je suis juge et partie, mais je pense que le contraste entre les extraits suivants du livre de Barry (1989) révèlent son parti pris fondamental. Le premier évoque Marshall Lynam, le deuxième lieutenant de Wright, et le second me décrit, moi qui critique le speaker : « Grand, mince, une barbe blanche, quelques années de moins seulement que Wright, il gérait ses affaires personnelles et ses services à ses électeurs (p. 72). » « C’était un homme à la barbe touffue dans une ville où la barbe était signe de non-conformisme, un vestige des années 1960 (p. 236). »

Quand on soutient Wright, une barbe est… une barbe. Quand on le critique, une barbe est lourde de périls.

un ami dans le besoin... est bien un ami, finalement

Premier paradoxe de cette histoire : c’est une habile manœu-vre politique des républicains qui a facilité le recrutement de Jim Wright par les patrons fraudeurs du Texas. Second paradoxe : tout cela n’avait rien à voir avec les caisses d’épargne. En 1984, les républicains ont pris le contrôle du Sénat. Le président Reagan était immensément populaire. Depuis cinquante ans, les républi-cains n’avaient pratiquement jamais cessé d’être en minorité à la Chambre des représentants. Être minoritaire à la Chambre est en soi insatisfaisant, mais ils avaient aussi le sentiment que les démo-crates faisaient tout pour leur pourrir la vie. Or ils commençaient à croire qu’un réalignement historique qui allait peut-être leur ren-dre la majorité à la Chambre se dessinait. Et ils avaient grande envie d’accélérer ce processus.

En 1985, le chef de la majorité à la Chambre était Jim Wright, et le speaker Thomas « Tip » O’Neill. Celui-ci était en mauvaise santé, et il était clair qu’il allait bientôt prendre sa retraite. On peut consi-dérer que le speaker, sur l’échelle de la puissance des responsables élus, est le deuxième après le président des États-Unis, parce que les règles de la Chambre lui confèrent infiniment plus de pouvoir que celles du Sénat au chef de la majorité sénatoriale. Jim Wright serait bientôt speaker, et il était de notoriété publique qu’il ambitionnait d’être un speaker puissant.

C’est dans cette situation que le président a nommé à la magis-trature fédérale le parlementaire Sam Hall, qui représentait à la Chambre une circonscription située à environ 160 kilomètres à l’est de celle de Wright. Ce représentant était démocrate : sa nomination à la magistrature privait donc son parti de l’avantage du sortant, dont il aurait, sans cela, joui dans cette circonscription. Quand un siège devient vacant à la Chambre, il y a une élection partielle pour le pour-voir. L’intention des républicains était de se servir de ce scrutin pour humilier Wright, le chef de la majorité. S’il ne parvenait pas à faire élire un démocrate tout près de chez lui, il ne serait pas un speaker crédible. Les républicains espéraient ainsi le priver du poste de spea-ker et démontrer publiquement le réalignement du pays sur les thè-ses de leur parti (Jackson 1988, p. 265 ; O’Shea 1991, p. 167-169).

Le Texas était un terrain politique fertile pour les républicains.

L’ancien gouverneur John Connally avait changé de parti pour

les rejoindre, et l’État se faisait plus conservateur tandis que le parti démocrate devenait plus progressiste. Le parti républicain et ses partisans avaient beaucoup plus de moyens financiers que les démocrates, et ils dépensaient énormément pour cette élection par-tielle. Dans ce type de scrutin, les candidats ont moins de temps pour se faire connaître des électeurs, ce qui maximise l’importance d’avoir un nom déjà connu et de pouvoir s’offrir d’onéreuses publi-cités politiques télévisées (comme le prouve la victoire écrasante du gouverneur Schwarzenegger). Le candidat républicain était célèbre : c’était un ancien héros du football universitaire.

Les démocrates cherchaient tout aussi ardemment à faire élire leur candidat, Jim Chapman (Jackson 1988, p. 264-267). Le représen-tant Tony Coelho, président du DCCC – le Comité démocrate pour les campagnes législatives –, a levé pour lui des fonds en urgence.

Comme l’explique Jim O’Shea, le journaliste qui a écrit un livre sur Vernon Savings, l’élection de Chapman créait « l’occasion idéale pour ceux qui cherchaient à se faire bien voir » (1991, p. 167-169). Une occasion que Thomas Gaubert a saisie, même s’il avait voté Reagan en 1980 (Jackson 1988, p. 263). C’était le principal propriétaire d’une caisse d’épargne texane nommée Independent American. Il l’avait pillée si sauvagement qu’elle était totalement insolvable, et le Bank Board lui en avait ôté le contrôle aux termes d’un accord consenti.

La loi ne permettait au DCCC que d’apporter à Chapman une petite contribution. Gaubert a créé un comité d’action politique (CAP) en faveur d’un seul candidat pour financer sa campagne.

J’ai décidé de faire la différence. J’ai constitué le CAP, j’ai collecté l’argent. Je suis allé chercher chaque centime qui est entré dans le CAP. J’ai appelé tous ceux que je connaissais (Washington Post, 5 mai 1988).

En trois mois, le CAP de Gaubert a collecté 100 920 dollars. Il a précisé le discours qu’il avait tenu pour lever ces fonds :

Je ne sais pas pourquoi vous ne vous mêlez pas de leurs affaires [des élus] ; ils se mêlent des nôtres tous les jours […]. Faire un don vous ouvre la porte. […] Cela vous donne la possibilité d’être écouté quand vous avez un problème (ibid.).

Qui étaient les patrons et cadres des caisses d’épargne qui ver-saient ces contributions à son CAP ? Une bande infâme des pires

patrons-escrocs des caisses texanes, parmi lesquels Don Dixon de Vernon Savings (un républicain), John Harrell de Commodore Savings et Ed McBirney de Sunbelt Savings (ibid. ; O’Shea 1991, p. 167-169). Le boniment de Gaubert à l’intention de ces proprié-taires criminels était encore plus cru, puisqu’il évoquait sa propre expérience face à la supervision du Bank Board :

Regardez ce que me fait ce fils de p… Vous serez les prochains. Si nous ne chassons pas ces sales fachos, ils vont détruire tout le secteur (Washington Post, 5 mai 1988).

Le « fils de p… », c’était Gray, bien sûr. Et ces caisses d’épargne fai-saient souvent des contributions politiques illégales : elles ordon-naient à leurs salariés de verser l’argent en leur nom personnel, puis les remboursaient (Jackson 1988, p. 274-275 ; O’Shea 1991, p. 203-207). Du début de l’année 1985 au milieu de l’année suivante, les dons des mêmes caisses au DCCC ont approché les 200 000 dol-lars (Washington Post, 5 mai 1988). « Il incombait à Vernon Savings de graisser les rouages de la politique américaine », explique Don Dixon (O’Shea 1991, p. 206). En fait, il est probable que le CAP de Gaubert était dans l’illégalité totale, parce qu’il a donné à Chapman beaucoup plus d’argent que le montant autorisé ; il n’en aurait eu le droit que s’il avait été entièrement indépendant du DCCC, ce qui n’était pas le cas (Jackson 1988, p. 266). L’aptitude de Gaubert à convaincre tant de caisses d’effectuer des versements à son CAP est d’autant plus impressionnante que la réglementation des caisses d’épargne n’était pas en cause dans l’élection partielle.

Chapman a été élu, d’extrême justesse. Wright est devenu spea-ker et Coelho whip démocrate – chef de la majorité – à la Chambre grâce à ses succès dans la collecte de fonds. Gaubert, qui faisait figure de héros, serait désormais un proche de Wright comme de Coelho. Les patrons-escrocs et lui-même avaient fait preuve d’une grande subtilité stratégique et tactique. Gaubert avait repéré un enjeu absolument crucial pour le parti, et pour Coelho et Wright personnellement. Il était intervenu au moment où les deux hom-mes étaient désespérément « dans le besoin ». Et il avait été efficace.

Le plus effrayant dans ce recrutement, c’est qu’il n’a coûté aux patrons-escrocs que 100 000 dollars, une misère. Sous la houlette de Gaubert, l’insolvabilité d’Independent American s’aggravait d’un

million de dollars environ par jour ouvrable ; il ne lui fallait donc que quelques minutes pour perdre l’équivalent des 5 000 dollars versés par sa caisse dans cette contribution globale de 100 000 dol-lars. D’où ma plaisanterie la plus courante : le meilleur retour sur investissement des fraudeurs vient toujours de leurs contributions aux campagnes électorales.

Les dons réunis par Gaubert aidaient deux hommes politiques en vue et en pleine ascension dans un moment de détresse, mais ils avaient aussi quatre autres caractéristiques importantes. La pre-mière est si fondamentale que nous avons tendance à l’oublier. Pour Jim Wright, il ne s’agissait pas de patrons-escrocs, mais d’honora-bles hommes d’affaires. Ces caisses d’épargne et leurs propriétai-res avaient l’apparence de la légitimité : c’est parce qu’elle se cache derrière une fausse façade que la fraude patronale est si efficace. La deuxième est que ces contributions avaient aidé le parti démocrate et pas seulement des responsables à titre individuel ; le parti était donc à présent redevable à l’égard des patrons fraudeurs du Texas.

Troisièmement, les fraudeurs n’avaient rien demandé en échange de leur contribution ; c’est pourquoi il leur était utile que la régle-mentation des caisses d’épargne ne fût pas en cause dans cette élec-tion. Les contributeurs donnaient ainsi l’impression d’appartenir à la catégorie idéale de ceux qui soutiennent financièrement des candidats parce qu’ils croient en leur politique.

La quatrième caractéristique était l’absence de toute contribu-tion rivale susceptible de faire contrepoids à cette dette politique à l’égard de Gaubert et des patrons-escrocs. À en croire les théories des politologues, les contributions politiques auraient moins d’in-fluence que ne l’imagine l’opinion parce qu’elles s’annulent souvent entre elles. Si l’association professionnelle des grandes banques et sa rivale, l’association des petites banques, soutiennent toutes deux un élu, ni l’une ni l’autre n’aura une emprise décisive sur ses déci-sions quand leurs intérêts s’opposeront. Le Bank Board ne pouvait évidemment pas verser de contributions aux campagnes électorales.

Les patrons fraudeurs maximisaient donc leurs moyens de pression politiques dans leurs différends avec lui – et avec le Bank Board de Gray, ils étaient en désaccord sur tout.

L’habile tactique (illégale, certes) de Gaubert a fait échouer l’ha-bile manœuvre républicaine qui visait à empêcher Jim Wright de devenir speaker. Wright et Coelho sont sortis de l’élection partielle

plus puissants et plus respectés : ils étaient bien partis pour devenir les patrons de la Chambre des représentants et ils le devaient à la confédération de patrons-escrocs de Gaubert. Quel élu ne ressenti-rait pas une intense gratitude dans cette situation ?

Dans le document UNE FRAUDE PRESQUE PARFAITE (Page 77-81)