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2. Le cadrage théorique de la recherche

2.1. Les approches communicationnelles des organisations

2.1.3.3. Les objets physiques dans les dynamiques discursives

L’un des intérêts majeurs de la théorie de la communication proposée par COOREN est de permettre de prendre en compte le rôle des objets physiques et discursifs dans la réalisation de l’action collective que constitue une conversation. C’est pour cela que la communication est

38 “Thus, though the “instrumentalization” of human and non-human actors is inherent in the process of

organization – because it consists of articulating and submitting several schemas –, we must recall that this sort of image constitutes only one description at one specific level of analysis. Again, nothing will prevent us from seeing the “story” from [any actors] perspective.” [COOREN, F., 2000, p.200]

ici affaire de mise en relation entre différents types d’acteurs, et est toujours orientée vers un but. C’est en ce sens que TAYLOR [1993a] la définit d’ailleurs comme une transaction, et COOREN [2000] comme un transfert d’objets (physiques ou symboliques). Le langage crée des relations d’agence car il permet d’établir des actes de délégation de responsabilité grâce à son action performative entre divers types d’acteurs. La nature de la communication proposée ici suppose que c’est par la mise en relation d’humains et de non-humains (objets physiques et discursifs) que se construit le collectif organisationnel. Ainsi tout acteur, ou actant, travaille pour le collectif auquel il appartient : un opérateur en relation avec plusieurs clients va ainsi travailler à l'intérieur de plusieurs collectifs que l’événement va actionner. Ces collectifs sont constitués de membres d’organisations partenaires, de membres de sa propre organisation mais aussi d’objets et d’outils de gestion divers qui devront être individuellement compétents (avoir la capacité à agir) pour que la mission centrale de l’organisation soit atteinte. Le processus organisationnel est donc constitué d’actions physiques et discursives. Analyser l’une sans l’autre fait perdre une importante condition de toute action : toute action physique possède une dimension symbolique, mentale ou intentionnelle ; et toute action discursive possède inévitablement une dimension physique. En accord avec les travaux de GREIMAS ainsi que ceux de CALLON [1981] et de LATOUR [1994], COOREN considère que « la

communication ne peut être réduite à un phénomène discursif, mais doit également prendre en compte les actions physiques et les objets qui sont mobilisés dans le processus d’organisation »39 et qui possèdent dès lors un rôle dans l’action. LATOUR parle d’actant. C’est ce qui a amené COOREN [1999, GROLEAU, C. et COOREN, F., 1999] dans un premier temps, à reprendre la terminologie de LATOUR avec la notion d’interobjectivité pour parler de sa théorie. COOREN [2000] parlera par la suite de phénomène « d’interactorialité », accentuant ainsi leur rôle dans l’action. La prise en compte des objets permet de comprendre la manière dont la communication joue le rôle de médiateur entre le local et le global, le micro et le macro, la conversation et le texte.

Pour LATOUR [1994], dont les travaux se sont nourris des approches ethnométhodologiques et interactionnistes (voir à ce sujet son étude de la vie de laboratoire), l’interactionnisme symbolique repose sur quatre éléments :

39 “communication cannot be reduced to a discursive phenomenon, but must also take into account physical

actions and objects that are mobilized in the organizing process” [GROLEAU, C. et COOREN, F., 1999, p.137],

« L’interaction sociale suppose la présence de plusieurs éléments constitutifs : il doit

y avoir au moins deux acteurs ; ces deux acteurs doivent être présents physiquement face à face ; ils doivent se relier par un comportement qui implique une communication ; enfin, le comportement de chacun doit évoluer en fonction des modifications apportées au comportement de l’autre, d’une façon telle qu’il y ait émergence d’un comportement imprévu qui ne soit pas simplement la somme des compétences engagées par les acteurs avant cette interaction. » [LATOUR, B., 1994,

p.588]

LATOUR considère que restreindre les interactions à ces quatre dimensions revient à confondre la sociologie des primates avec celle des humains. LATOUR admet volontiers, avec les ethnométhodologues et les interactionnistes, que la construction sociale de la réalité se produit à travers la négociation continue des rôles et des statuts. Cependant, cela ne peut aider à comprendre la durabilité de nos sociétés. LATOUR considère en effet qu’il faut parler « d’interactions cadrées » concernant la vie humaine. Le cadre renvoie ici aux objets qui nous entourent et participent à l’interaction (vêtements, murs, médias, même les mots …). Ainsi, à la différence des primates, les interactions humaines ont quelque chose d’autre : un cadre physique produit par les humains et qui vient guider et cadrer leurs interactions. Dans cette perspective, les interactions humaines mobilisent tout un ensemble d’objets qui dépassent le moment et le lieu de l’interaction. On leur reconnaît un rôle actif. Ils participent à toute interaction. Les interactions ne sont pas déterminées par une structure a priori, mais mobilisent des objets qui transcendent l’ici et le maintenant de l’interaction par leur présence. « Les tenants de la structure sociale supposent toujours l’existence préalable de cet

être sui generis, la société, qui se manifesterait dans les interactions. Or, la seule preuve que nous avons de l’existence de cet être vient de l’impossibilité de tenir une interaction face à face sans que vienne aussitôt avec elle un écheveau de relations établies avec d’autres êtres, ailleurs, en d’autres temps » [LATOUR, B., 1994, p.591]

COOREN [2000, p.173] résume la position de LATOUR ainsi : « les objets structurent

réflexivement les interactions qui les mobilisent40 ». LATOUR considère au final que la technique, et dans un sens plus général les objets physiques, constitue le « ciment » de la société. Ils permettent de saisir ce qui est extérieur à l’interaction, de voir le réseau d’acteurs (humains et non-humains) qui surpassent largement la situation présente et qui jouent un rôle

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dans le déroulement de l’interaction. Ils constituent alors le lien entre le micro et le macro, entre l’interaction et la structure, puisque ce qui structure l’interaction fait partie intégrante de l’interaction.

Les travaux d’HUTCHINS [1994, 1995] fournissent des éléments intéressants concernant la question de la place des outils dans les processus d’organisation. En étudiant la coopération à l’intérieur du cockpit d’un avion de ligne, HUTCHINS [1994] a montré que les objets et les artefacts techniques servant à la navigation, jouent le rôle de mémoire non pas tant des individus que du cockpit. Ils créent ainsi une distribution de l’accès à l’information influençant la réalisation de l’action en fournissant un repère temporairement durable de la situation. « La cognition sort alors du cerveau humain pour s’incarner dans des dispositifs

faits d’homme, d’objets, d’artefacts cognitifs et documents écrits à l’image de tout ce qui forme le cockpit d’un avion » [JOURNÉ, B., 2002, p.8]. L’analyse de la dynamique cognitive

ne doit alors plus être centrée sur l’individu, mais bien sur le cockpit, ce composite de ressources humaines, symboliques et matérielles qui permet aux avions de décoller et d’atterrir, et aux navires maritimes d’arriver à bon port. Avec cette analyse, HUTCHINS remet au passage en cause la vision des travaux en Intelligence Artificielle considérant que l’ordinateur est un modèle de l’intelligence humaine. Selon lui, il ne s’agit que d’un simple

artefact et appelle au contraire à découvrir la « vraie organisation » à travers l’analyse de

l’interaction entre les objets et les individus qui les utilisent. Comme il a été montré dans les pages précédentes (cf. deux derniers paragraphes du point 2.1.), HUTCHINS ne s’intéresse pas véritablement aux mécanismes communicationnels par lesquels le phénomène de cognition distribuée est accompli à travers la parole des acteurs. Ainsi, en partant des interactions langagières de ces derniers, il s’agira de mettre en avant le caractère structurant de tels artefacts pour les pratiques des opérateurs.

2.1.3.4. Apports de l’approche communicationnelle pour l’étude des