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1. Cartographie des approches des relations interfirmes

1.5. Bilan de la littérature et projet de recherche

De manière générale, trois critiques sont adressées à ces approches : soit elles considèrent les relations interentreprises uniquement d’un point de vue centralisé, dans le sens où tout se jouerait au niveau des directions, au moment de l’accord ; soit elles les analysent à un niveau macroscopique au sens de trop éloignées du terrain, ne permettant pas de comprendre ce qui se passe à l’intérieur de la boîte noire que constitue alors la coopération ; soit elles les approchent d’une manière déshumanisée en ce sens qu’elles devraient davantage s’intéresser à la manière dont les technologies viennent accompagner un processus de production d’un bien ou d’un service en collaboration avec l’activité humaine, plutôt qu’à elles seules. Pour cela il faut entrer dans les pratiques, les observer à l’intérieur d’un espace qui n’est pas forcément physique, mais plutôt « virtuel » en ce sens qu’il relie des individus en des lieux et des moments divers, mais dont le travail de chacun participe à la coproduction d’une activité, ici la prestation logistique. Le tableau suivant reprend l’état de la littérature brièvement exposé ci-dessus :

Tableau 1 : Synthèse des recherches sur les relations interorganisationnelles Économie standard Approche par la coopération Approche par la confiance Approche par les SIIO

Littérature Jensen & Meckling, Williamson. Richardson, Aoki, Powell Karpik, Orléan, Salais Curchod, Tran, Ben Youssef et al. Niveau

d’analyse Macro Macro Micro Macro

Objet d’étude Firmes, marchés, Responsables divers Organisations Responsables divers Outils Mécanisme principal de coordination

Contrat Coopération Confiance Électronique

Première formulation de la question de recherche :

Le point de départ de la thèse que nous souhaitons défendre est le suivant : la coopération interentreprises loin de se réaliser uniquement de manière centralisée et hiérarchisée par une définition a priori des modalités d’exécution, s’établit selon une dynamique temporelle à travers les interactions répétées des coopérants.

Quels sont alors les facteurs permettant d’analyser la dynamique de construction d’un cadre d’échange jouant le rôle de mécanisme de coordination ?

Pour cela, nous proposons d’étudier le fonctionnement des relations interorganisationnelles de manière particulièrement contextualisée, à un niveau micro, en centrant notre étude sur les interactions entre opérateurs. Cette volonté d’entrer en profondeur dans les processus interorganisationnels, nécessite de proposer une grille théorique centrée sur ces différents éléments (section 2) ainsi qu’un dispositif méthodologique (chapitre 2) permettant d’accéder à ces interactions particulièrement contextualisées.

Ce que nous avons finalement analysé en allant au plus près du terrain, c’est la complexité et l’imbrication des mécanismes de coordination au sein de ces « agencements

organisationnels » [GIRIN, J., 1995 (2004)], c’est-à-dire la capacité des moyens techniques et

humains mis en place par les parties prenantes à l’échange à remplir la fonction coordinatrice qui leur a été confiée. Un agencement organisationnel est défini comme « un composite de

ressources humaines, matérielles et symboliques à qui a été confié un mandat » [GIRIN, J.,

1995 (2004), p.71] et pose la question de sa compétence. GIRIN considère que tout agencement est un agent composite à qui l’on attribue une compétence, une capacité à faire

incluant une dimension adaptative et créatrice, qui sera à l’origine de toute activité élaborée. La notion d’agencement organisationnel permet de penser le caractère hybride de la coordination entre trois catégories de ressources :

- Les ressources humaines : les individus interconnectés dans des systèmes d’obligations

contractuelles, de relations d’autorité, de liens sociaux, etc.

- Les ressources matérielles : bâtiment, objets, machines.

- Les ressources symboliques : le langage, les outils de calcul, les techniques comptables, les

modèles mathématiques ou encore les technologies organisationnelles et sociales (règlements, procédures, etc.).

Ces ressources sont nommées « actants » en référence aux travaux de LATOUR17, car elles

sont capables d’actionner d’autres ressources comme on peut l’observer lorsqu’un logiciel (ressource matérielle) ou une procédure (ressource symbolique) « appelle » l’intervention d’une personne en contraignant son comportement [GIRIN, J., 1995, p.274]. La notion d’agencement montre l’hybridité des modes de coordination et des types d’acteurs impliquant de prendre en compte dans l’analyse tout l’appareillage gestionnaire entourant le travail des opérateurs. Une telle perspective permet de comprendre comment cet appareillage influence, structure et légitime de manière plus ou moins visible les comportements et les décisions des opérateurs. Il faut toutefois bien comprendre qu’aucun des éléments de l’agencement n’est plus important que les autres puisque seul l’agencement peut faire ce qu’aucune des ressources ne peut faire indépendamment des autres. La compétence d’un agencement organisationnel dépend alors du nombre, de l’intensité et de la qualité des liens qui existent entre ses différents composants. Elle repose sur « le rôle crucial […] de la rationalité

interactive » [GIRIN, J., 1995, p.273] et sur celui tout aussi crucial « joué par la ressource humaine dans « le bouclage » de ces liens »[GIRIN, J., 1995 (2004), p.83]. Ce qui fait la

différence entre l’acteur humain et l’acteur non humain (ou composite), c’est la capacité à interpréter le langage naturel. Pour GIRIN [1995 (2004), 2001], le langage constitue en effet l’élément central permettant aux individus de faire le lien, le bouclage, entre ces différentes ressources. Ces agencements donnent donc à la parole une place qu’elle n’avait pas

nécessairement avant. En effet, la conception du langage naturel18 de GIRIN [1995 (2004),

p.78] refuse l’idée qu’il soit un simple code ou un véhicule permettant la transmission d’une

17 Nous revenons plus en détails sur les travaux de LATOUR dans la section suivante, en point 2.3.4.

18 En opposition, ou peut être davantage en complément, à un langage artificiel, plus précis, univoque, dépourvu d’épaisseur sémantique et d’ambiguïtés issu des travaux de SHANNON et WEAVER.

information. Pour lui, le langage renvoie à des éléments relatifs à la situation dans laquelle les mots et les phrases sont prononcés et qui supposent pour être compris, que l’auditeur soit partie prenante dans la situation où se trouve le locuteur. GIRIN parle dans ce cas de composant indexical de tout message langagier. Le langage fait également appel à des contextes extérieurs au message langagier, il exige une interprétation de la part des participants à l’échange langagier. C’est le composant énigmatique qui mobilise les ressources cognitives des individus. Malgré la symétrie donnée aux trois ressources de l’agencement, le composant indexical indique une certaine primauté de l’individu dans l’agencement puisque matériels et symboles ne peuvent « savoir » la situation dans laquelle le message est lancé. Le fait qu’un acteur, doté de capacités interprétatives, et non pas seulement computationnelles, soit placé en fin de boucle dans les circuits que ces liens constituent, est un facteur essentiel pour en assurer la qualité. Le langage naturel, tel qu’il est manipulé par les acteurs humains, demeure par conséquent la ressource symbolique la plus décisive, à côté des langages artificiels plus précis, univoques, dépourvus d’épaisseur sémantique et d’ambiguïtés, qui tissent une part croissante des liens entre les éléments des agencements.

Si le langage naturel joue un rôle essentiel dans l’activité de bouclage des différentes ressources comme le considère GIRIN, deux questions, relevant des caractéristiques socio-linguistiques du langage et du management, viennent à l’esprit : premièrement, quelle est cette propriété du langage qui permet une telle activité de construction ? Dit autrement, d’où vient cette dimension organisante du langage ? Ensuite, s’il est donné à l’individu un tel rôle, du fait de sa capacité de parole, alors il semble important de s’interroger sur les différents niveaux de compétence liés à la pratique de l’interaction, c'est-à-dire aux différents degrés d’implication dans la réalisation de ces liens.

Conclusion de la section 1 :

L’objet de cette section était de présenter une cartographie des recherches sur les relations interorganisationnelles. Cette cartographie montre que trois principaux courants théoriques se sont développés. Le premier, s’appuyant sur l’analyse économique des relations interfirmes, considère que le contrat permet de régler a priori les questions du contrôle et de la coopération. Les travaux de WILLIAMSON ont permis de dépasser la théorie classique en s’intéressant, via le contrat bilatéral, à une forme intermédiaire de coordination, entre la dichotomie classique de la firme et du marché. Un second, dans la continuité des travaux récents de WILLIAMSON, s’intéresse à l’harmonisation des activités des bases

opérationnelles des partenaires. Le troisième, s’appuyant sur la notion de confiance, permet de comprendre des comportements jugés irrationnels par l’approche économique. Un quatrième courant de recherche s’est développé plus récemment. Il s’appuie sur le développement croissant des technologies de l’information et de la communication. S’il ne constitue pas un cadre théorique en tant que tel, puisqu’il s’appuie essentiellement sur la littérature développée précédemment, la vision selon laquelle l’électronisation des relations interorganisationnelles serait devenu le mode principal de coordination doit être discutée et incorporée dans une approche plus large centrée sur les individus et leurs interactions. Le temps, l’implication des individus à un niveau opérationnel (propositions 1 & 3), la construction d’un cadre commun de comportement d’échange (proposition 4), ainsi que les outils de management (propositions 2 et 5) sont des éléments importants dans la thèse défendue ici. Ils constituent les sources d’une construction d’une quasi-rente pour les partenaires (proposition 3). Pour cela, et sans dénier les vertus coordinatrices des contrats, des structures de gouvernance ou encore des réseaux relationnels, nous entendons proposer une nouvelle clé d’entrée dans l’étude du fonctionnement des relations interfirmes œuvrant pour l’ouverture de la boîte de la collaboration. C’est pourquoi la section qui suit développe un modèle d’analyse reposant sur le rôle central joué par la communication dans la construction de comportements participant à la dynamique coopérative des partenaires.