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2. Le cadrage théorique de la recherche

2.1. Les approches communicationnelles des organisations

2.1.3.2. Conversation et texte à la lueur des travaux de COOREN

L’intérêt des séquences narratives proposées par GREIMAS et reprises par COOREN, est qu’elles permettent dans l’analyse de conversations de repérer des moments de domination et de coopération au sein même de l’interaction verbale d’opérateurs amenés à travailler ensemble afin d’organiser la réalisation de la prestation logistique. Le développement d’un exemple concret emprunté à notre terrain d’étude illustre l’intérêt de cette théorie. Dans cet exemple, la conversation est découpée en phases narratives. A chaque phase, il est possible de développer des actions précises d’accompagnement et de gestion de la dynamique relationnelle vécue par les acteurs du secteur du transport de meubles. Prenons la conversation suivante :

37 “Energy […] is the feeling that one is eager to act and capable of acting” [QUINN, R.W. et DUTTON, J.E., 2005, p.36].

Conversation 1: discussion entre un exploitant et un opérateur client

Ligne Locuteur Énoncé Phase

Narrative

Actes de

langage Assistants

1 Le client Oui allo c’est Philippe de chez YOU. Manipulation Directif Contrat

2 L’exploitant N°4 Oui, Bonjour Philippe (1)

3 Le client Euh (1) je voudrais savoir pour le bon de livraison 119-189 (2) qui aurait dû être livré la semaine dernière. Je ne le vois pas sur le listing de livraison de la semaine dernière sur Echo.log (le SIIO).

Compétence Informatif SIIO

4 L’exploitant N°4 (10) (recherche sur Harmony) Engagement Commissif Logiciel

5 Le client … mais qui n’est toujours pas livré (1)

Qu’est ce qu’il s’est passé ?

6 L’exploitant N°4 (après consultation dans Harmony) : YOU

pour GACHON à EMMOULIN ?

7 Le client Oui

8 L’exploitant N°4 Ça a (.) nan (.) pour nous c’est enlevé de la semaine dernière chez vous donc c’est en livraison cette semaine. (2) C’est saisi du 5 (février) (3) donc c’est normal, y a pas de retard (5)

Performance Informatif Logiciel

9 Le client (Il bafouille)

10 L’exploitant N°4 Donc, ce sera livré aujourd’hui ou demain matin (2)

11 Le client Ca a pas été remis le 5 ça a été remis le (1)

12 L’exploitant N°4 (il coupe) si ! (2) Déclaratif

13 Le client Le 1er.

14 L’exploitant N°4 Nan nan nan (1) ça a été remis le 5 (3) .moi c’est saisi du 5 chez nous donc euh, y a pas de retard. (3) Un colis, on est bien d’accord ? Informatif (répétition de la ligne 8) Contrat

15 Le client Oui c’est ça mais (1) bon beh je vais voir

alors (2)

Sanction Expressif

16 L’exploitant N°4 Voilà, au revoir

17 Le client Au revoir

Qu’est-ce qui se joue dans cette conversation ? L’exécution d’un contrat commercial signé entre les organisations respectives des deux opérateurs ? La subordination du prestataire vis-à-vis de son client ? Un instant de construction en commun de la qualité du service ? Ou bien le résultat d’une construction antérieure de la qualité ? Nous ne répondrons pas en détail à ces différentes interrogations, l’objectif étant simplement ici d’illustrer comment la théorie de COOREN peut être exploitée et ce qu’apporte une analyse des interactions langagières à la compréhension des relations interorganisationnelles.

Dans cette situation, l’opérateur d’un client (fabricant, les meubles YOU) appelle un exploitant (n°4) du transporteur de ses meubles pour éclairer une situation concernant l’état d’une livraison dont le système d’information interorganisationnel de tracing des colis ne fait pas mention. L’exploitant interroge son ordinateur et lui donne une réponse. Cette situation,

tout à fait banale dans toute organisation prestataire de services, illustre la théorie de COOREN développée dans les pages précédentes. Comme c’est habituellement le cas, la conversation commence avec la directive que le client donne à l’exploitant (ligne 1). La phase de manipulation consiste également pour l’exploitant à accepter implicitement la mission qui lui est donnée par le client (ligne 3). À ce moment précis, la balle est dans le camp de l’exploitant. Le client attend une réponse. La phase de compétence commence lorsque l’exploitant interroge (demande à) son ordinateur sur l’état de la livraison de ce client. Comme la figure ci-dessous l’illustre, cette phase constitue le point de départ d’un sous-schéma que l’exploitant est amené à ouvrir. La balle passe alors dans le camp de l’ordinateur en quelque sorte, et l’exploitant attend une réponse. La phase de compétence commence alors pour l’ordinateur (a-t-il été renseigné convenablement ?) de manière à ce qu’il puisse être

capable de donner une réponse afin que l’exploitant puisse accomplir sa mission. L’exploitant

évalue alors la réponse que lui donne son ordinateur, et peut apporter une réponse à la demande de son client. Comme le montre la figure suivante, cette conversation peut être présentée comme une série de schémas narratifs en cascade. De plus, il est également possible de montrer qu’un processus de traduction est réalisé puisque que des équivalences sont clairement établies. Par exemple, le travail de renseignement de l’ordinateur peut tout à fait rester invisible pour le client. Seul l’exploitant est à ses yeux responsables. L’ordinateur et le travail des individus ayant renseigné le logiciel apparaissent alors comme de simples intermédiaires, des outils, des supports passés sous le silence par l’analyse traditionnelle. Or, leur rôle est essentiel au bon déroulement de l’interaction. Ainsi, le client appelle l’exploitant du fait de l’existence d’une relation commerciale entre leurs deux entreprises, et du fait du contrat que les deux individus ont signé avec leur entreprise respective.

La tâche des deux interlocuteurs résulte donc de leur position respective inscrite dans un

contrat (établissant une relation hiérarchique impliquant elle-même de la coordination). Toute

interaction nécessite un « actant premier » (un héro) et d’autres secondaires lui venant en aide, mais dont il n’est pas nécessaire de faire mention pour la réalisation de l’action. C’est la traduction qui établit des équivalences entre ce qui est réalisé par l’actant premier et ce qui est accompli par les actants supports. C’est ainsi qu’il devient possible de démontrer que si l’instrumentalisation des humains et des non-humains est inhérente à tout processus d’organisation consistant en l’articulation de plusieurs schémas narratifs, il ne s’agit toujours que d’une description d’un niveau particulier d’analyse ne prenant en compte qu’une

Figure 4 : Exemple d’articulation des actes de paroles dans un schéma narratif [adapté COOREN, F., 2000]

perspective38 (celle de l’exploitant) [COOREN, F., 2000, p.200]. La théorie de COOREN permet d’entrer en détail dans ce qui constitue la chair des interactions : la communication et sa capacité à mobiliser explicitement ou implicitement différents objets physiques (objets et systèmes d’information) et discursifs (contrats, individus et objet supports, actes de langage) jouant un rôle important dans le succès de la réalisation de l’interaction et dans le fonctionnement des relations interorganisationnelles. Ces acteurs aux ontologies hétérogènes constituent des collectifs de travail qui sont les seuls à résoudre les situations qui émergent. Ainsi dans la conversation étudiée, il est possible de mettre en lumière deux collectifs de niveaux différents : individu/objets qui représente le collectif constitué d’un acteur et des objets physiques et discursif à sa portée chez le prestataire ainsi que chez le fabricant ; et le collectif interorganisationnel qui intègre les collectifs de niveaux inférieurs (individu/objets ; équipe de travail ; collectif organisationnel) du prestataire et du client. La figure suivante illustre ces différents collectifs :

Tout l’enjeu de l’organisation du travail des partenaires est de trouver une solution à la question suivante : comment faire en sorte qu’un exploitant puisse être compétent pour répondre à un client au moment où celui-ci appelle alors même qu’on ne peut (toujours) prévoir son appel ? L’interrogation est également valable pour l’opérateur client. Chaque schéma narratif est dépendant de la décision que chaque acteur prend à tout niveau de l’organisation, et des problèmes sont susceptibles de se produire à tout niveau. Chaque phase de la narration est ainsi potentiellement problématique.

Si TAYLOR et COOREN s’inscrivent dans une perspective interactionniste de l’étude des organisations, les objets physiques ne sont pas oubliés de l’analyse. Cette prise en compte des objets s’appuie explicitement sur les travaux de CALLON et LATOUR [1981] ainsi que sur ceux d’HUTCHINS [1994] sur la cognition distribuée.