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2. Le cadrage théorique de la recherche

2.1. Les approches communicationnelles des organisations

2.1.2. Coordination et Communication

2.1.2.2. La communication, la dimension oubliée

Depuis quelques années maintenant, la littérature anglo-saxonne propose un nombre important et toujours croissant de travaux traitant de la communication comme une forme de coordination essentielle dans les organisations [BODEN, D., 1994, BOJE, D.M., 1991, GRANT, D., et al., 2004, QUINN, R.W. et DUTTON, J.E., 2005]. Plutôt que de considérer les organisations comme une « chose » qui existerait indépendamment du langage, les chercheurs de cette approche considèrent les organisations justement comme un produit des conversations.

BODEN [1994], dans son ouvrage « The Business of Talk », propose une approche en droite

ligne avec les travaux en ethnométhodologie ainsi qu’en analyse communicationnelle24 de la

relation entre le langage et la structure sociale. L’organisation est vue comme un processus de structuration dont l’élément central est le langage. Il s’agit à notre connaissance de la première étude empirique, ancrée théoriquement, offrant une description de la manière dont les conversations organisationnelles quotidiennes structurent l’organisation et inversement. Elle est en cela en droite ligne avec les travaux de GIDDENS [1984] pour qui les propriétés structurelles des systèmes sociaux sont à la fois des conditions et des résultats des activités accomplies par les agents. Selon le principe de dualité du structurel développé par GIDDENS, les propriétés structurelles des systèmes sociaux sont à la fois le médium et le résultat des pratiques qu’elles organisent. On retrouve chez BODEN ces pratiques et ces activités sous la forme des conversations des individus. Pour BODEN, la notion de « co-présence », développée par GOFFMAN [1974], est un élément fondamental de la vie sociale : la

24 En guise d’introduction, elle écrit : “it is my hope that with a book such as the present offering, Harold

GARFINKEL’s considerable insights into the organization of experience and Harvey SACKS’s command of the details of interaction will now reach a wider audience”

présence rend les personnes exceptionnellement accessibles et disponibles aux autres25. La co-présence implique nécessairement des conversations considérées comme l’unité à partir de laquelle l’organisation tout entière est construite et surtout unifiée. En centrant son analyse sur les interactions langagières, elle inverse la méthode d’analyse privilégiant l’étude de la structure sociale très développée en sociologie et tente alors de lier ces deux approches. En s’appuyant sur les travaux de GIDDENS [1984], elle entend ainsi connecter le « micro » et le « macro » à l’aide du concept de « laminage ». Pour BODEN, il n’y a pas à faire de différence entre le micro et le macro. Le monde est un, unique et entier. Le plus infime

moment d’interaction contient en lui l’essence de la société et inversement26. BODEN

développe une vision des institutions comme le produit de l’activité discursive des individus influençant leurs actions. Comme TAYLOR et VAN EMERY [2000, p.13, notre traduction] l’expliquent : « parmi les contributions imaginatives de BODEN (basées sur une suggestion

de Goffman, 1974), on trouve le concept de laminage des conversations, par lequel elle entend l’entrelacement d’interactions localement réalisées établissant une structure faisant de l’organisation un tout »27. Le terme « laminage » implique que les conversations locales s’imbriquent les unes dans les autres pour former un Tout (l’organisation, la structure) relativement cohérent et peu problématique. Ce processus se réalise « pièce par pièce,

moment par moment, étape par étape et niveau par niveau, les décisions sont discutées, débattues, diffusées et finalement résolues » 28 [BODEN, D., 1994, p.178, notre traduction]. Le concept de laminage emprunte explicitement aux travaux de GIDDENS [1984] dans lesquelles les interactions produisent la structure qui en retour vient contraindre les interactions. Mais BODEN propose et développe un point peu abordé directement par GIDDENS : l’idée que la structure n’est pas qu’une construction sociale mais une construction sociale construite, fondée sur des conversations elles-mêmes tournées vers

25 “co-presence render persons uniquely accessible, available and subject to one another” GOFFMAN cité par [OSWICK, C. et RICHARDS, D., 2004]

26 “the tiniest local moment of human intercourse contains within and through it the essence of society, and vice

versa” [BODEN, 1994, p.5]

27 “Among BODEN’s imaginative contributions (based on a suggestion of Goffman, 1974) is the concept of

lamination of conversations, by which she means the interlacing of many locally realized interactions episodes into a pattern that knits together the organization as a whole.” [TAYLOR, J.R. et VAN EMERY, E.J., 2000,

p.13]

28 “Piece by piece, moment by moment, stage by stage and level by level, decisions are discussed, debated,

l’action. La figure suivante décrit le rôle central joué par les conversations dans la construction de la structure sociale de toute organisation.

TEMPS CONVERSATIONS/ ACTIONS STRUCTURE / ORGANISATION CONVERSATIONS/ ACTIONS CONVERSATIONS/ ACTIONS STRUCTURE / ORGANISATION

Figure 1 : La relation conversations/structure chez BODEN

Si les conversations des individus participent à la construction de la structure de l’organisation, cette dernière fournit en contrepartie un cadre pour l’action sans lequel les individus ne peuvent agir mais qui vient également contraindre le champ des possibles. En cela, la structure habilite et contraint les acteurs. En influençant ainsi les comportements, la structure implique l’existence de sanctions. Les individus qui n’agiront pas selon les codes seront sanctionnés. Du point de vue empirique, BODEN s’est particulièrement intéressée aux rôles des réunions comme mécanisme essentiel de construction de l’organisation et de ses modes de réalisation des activités quotidiennes. Lors de telles interactions, l’analyse des tours de paroles (« turn-taking ») permet ainsi d’analyser les opportunités saisies ou non par les individus pour poser des questions, solliciter des conseils, clarifier des situations problématiques, négocier des accords ou encore résoudre des problèmes voire les créer, mais également d’atteindre l’essentiel à savoir la compréhension continue qui fait que la vie sociale

fonctionne29.

En conclusion de son livre, BODEN expose sa vision du « bureau du futur » [BODEN, D., 1994, p.209-214], en réalité déjà effective dans un certain nombre de nos entreprises, faisant de la compétence relationnelle/communicationnelle de la firme et des employés une condition de leur survie. Selon elle, les salariés à tous niveaux vont être affectés par une accélération de l’environnement du travail au sein duquel ils évoluent. Cette intensification ne consistera pas

29 “The turn taking system is also a turn-making opportunity for asking questions, soliciting advice, clarifying

issues, expounding opinions, developing projects, negotiating agreements, resolving conflicts (and even creating them) and, in the broadest sense, achieving the essential, ongoing understandings that make social life work”

simplement dans le développement de technologies complexes mais par des besoins de

communications interpersonnelles30. L’organisation des lieux de travail devra alors

promouvoir ces interactions qui favorisent la construction de compréhension commune et l’innovation à travers la discussion. Les employés ne possédant pas ces nouvelles aptitudes à communiquer, indispensables au travail de demain, seront déconsidérés [BODEN, D., 1994, p.212]. Elle est d’ailleurs rejointe ici par WOODILLA [1998] qui milite pour une plus grande prise en compte des « workplace conversations » afin de rendre le travail plus efficace. Cet auteur attire notre attention sur les potentielles conséquences négatives pour la performance des entreprises si ces dernières n’accordent pas un espace conversationnel suffisant à tous ses membres afin qu’ils puissent repenser les manières traditionnelles de travailler et en proposer de nouvelles plus adaptées.

Limites de l’approche proposée par BODEN

Les travaux de BODEN possèdent de grandes qualités notamment dans la manière dont ils démontrent le rôle central de la parole dans la structuration des organisations. Pour autant, certains émettent des reproches identiques à ceux que l’on peut relever à l’encontre des travaux issus de la pure analyse conversationnelle (« Conversation Analysis »). Ces travaux seraient trop focalisés sur le langage, trop micro pour constituer une véritable source d’information pour l’étude des organisations [lire notamment LETICHE, H., 2004]. Chez BODEN, rien ne semble alors exister en dehors du langage et tout vient de lui et est dans lui. Si une telle critique se doit d’être soulevée et peut en partie se comprendre et s’expliquer par le caractère particulièrement symbolique de la vision exposée par BODEN [1994]. C’est cependant oublier que si ses travaux se revendiquent de l’ethnométhodologie, ils s’inspirent également de la sociologie (avec GIDDENS en particulier) ainsi que de plusieurs auteurs en théories des organisations (WEICK, MARCH pour ne citer qu’eux), ce qui rend possible à BODEN l’étude en profondeur de la construction de l’organisation en montrant comment les conversations locales s’agrègent pour former une cohérence univoque. Ce dernier point fait d’ailleurs l’objet d’une critique plus pertinente à nos yeux. La focalisation sur une conversation tend à en omettre d’autres, participant chacune à la construction de l’organisation. Comment est-il alors possible de considérer qu’un discours univoque puisse se

30

“Workers at every level will be affected by a speed-up, interactive work environment that will be not simply

construire [BOJE, D.M., 1995, COOREN, F. et TAYLOR, J.R., 2006, LETICHE, H., 2004, OSWICK, C. et RICHARDS, D., 2004] ? BOJE [1991, 1995], qui s’intéresse au rôle organisationnel des conversations, met en avant l’existence d’une multitude d’interprétations d’un même phénomène, à travers de qu’il appelle les « storytelling organizations » [BOJE, D.M., 1991]. Dans un article plus récent, BOJE [1995] utilise la métaphore de la pièce de théâtre TAMARA pour montrer que les conversations créent une coexistence de différentes narrations. TAMARA n’est pas comme toutes les pièces de théâtre dans lesquelles les spectateurs construisent individuellement une interprétation du texte qui est joué sous leurs yeux. BOJE [1995, p.999] explique :

« Plutôt que de rester statiques, en regardant une scène unique, les spectateurs se

divisent en petits groupes qui poursuivent les personnages d'une pièce à l'autre, d'un étage à l'autre, qui rentrent même dans des chambres, cuisines et autres pièces, pour poursuivre et pour co-créer les histoires qui les intéressent le plus. S'il y a une douzaine de scènes et une douzaine de personnes qui racontent l'histoire, le nombre d'intrigues que les spectateurs pourraient créer en poursuivant les discours errants de Tamara est de '12 au facteur 12' (c'est-à-dire 479 001 600 histoires). » 31

[BOJE, D.M., 1995, p.999]

Cette métaphore montre que l’organisation comprend une multitude de conversations concurrentes. Cependant, et à la différence de BODEN, BOJE considère que les contraintes spatiales et temporelles rendent difficiles l’établissement d’un discours univoque permettant de maintenir un certain niveau de contrôle sur les individus. Adapté à l’étude des relations interorganisationnelles, cela signifie qu’une organisation ne possède pas nécessairement une seule et unique manière de fonctionner, mais potentiellement une multitude, construite au gré des interactions toujours uniques avec chacun des clients. Par ailleurs, BODEN tend également à écarter le rôle des éléments physiques (espace de travail, outils de gestion et de management) présents dans toute organisation et structurant également l’organisation. Enfin, BODEN a tendance à centrer son analyse sur les interactions formelles particulièrement visibles comme les réunions stratégiques, les briefings et débriefings, etc. et de supposer que la part la plus importante du travail est réalisée dans ces moments-là [OSWICK, C. et

31 “instead of remaining stationary, viewing a single stage, the audience fragments into small groups that chase

characters from one room to the next, from on floor to the next, even going into bedrooms, kitchens and others chambers to chase and co-create the stories that interest then the most. If there are a dozen stages and dozen storytellers, the number of story lines an audience could trace as it chases the wandering discourses of Tamara is 12 factorial [which means that there are 479,001,600 stories]” [BOJE, D.M., 1995, p.999]

RICHARDS, D., 2004, p.114]. Elle laisse alors de côté le rôle des interactions a priori plus « banales », dans la construction d’une mode de comportement commun, pourtant à l’origine des travaux de l’ethnométhodologie.

* * * * *

Les auteurs de ce courant de recherche, en lien avec la perspective ethnométhodologique, considèrent l’activité conversationnelle comme un phénomène autonome et abstrait, tendant potentiellement à occulter son caractère situé et matériel et ainsi privilégier les (micro) productions verbales [LETICHE, H., 2004, VIRGILI, S., 2002], sans possibilité de saisir le global. On ne prend pas suffisamment en compte dans l’analyse, le substrat technique dans lequel s’inscrit tout dialogue laissant ainsi de côté l’une des dimensions essentielles de toutes organisations [GIROUX, N., 1993, MOISDON, J.-C., 1997]. Pour finir, il est également possible de reprocher à ces travaux le manque de mise en perspectives organisationnelles et managériales (et de savoirs actionnables), relativement aux transformations récentes du monde du travail : mondialisation, réduction des délais, impératifs de qualité, etc.

Proposition 6 :

Étudier l’organisation à travers le rôle de la parole nécessite de se munir d’une théorie de la communication appropriée permettant de comprendre sa dimension organisante, pas seulement dans une perspective « bottom-up » ou « top-down », mais davantage dans une approche en termes de tension entre ces deux perspectives. Nous trouvons dans les travaux de TAYLOR [1993b, TAYLOR, J.R. et VAN EMERY, E.J., 2000] et de ses collègues comme COOREN [1999, 2000, 2004], des éléments permettant une telle perspective.

Il ne s’agit pas de considérer que la communication intersubjective aurait intégralement supplanté la communication analogue au code, celle résultant de règles prescriptives. Nous pensons plutôt qu’il résulte de ces transformations du travail une coexistence des modes de

communication dans un même lieu, une même situation, pouvant être tout à fait bénéfique

pour l’entreprise [GIORDANO, Y., 1994]. L’objectif est alors de les identifier et de montrer ce qui fait la valeur ajoutée, le rôle et la fonction de la communication intersubjective dans la réalisation du travail afin de comprendre les difficultés qu’elle pose et de pouvoir la manager. La grille de lecture proposée dans le point suivant doit nous aider dans ce projet, en mettant en exergue la dimension organisante et structurante de la communication permettant de comprendre la construction d’une intelligence collective.

2.1.3. Une théorie de la communication pour comprendre la chair de