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Le design de la recherche

Stratégie 1 Objectifs : (a) exhaustivité

4.2. L’Analyse de conversations : entre ethnométhodologie et théorie critique

Dans cette dernière section, nous précisons la démarche d’analyse a posteriori des conversations relatives aux situations de gestion observées. Pour ce faire, et conformément à la tension conversation/texte poursuivie au cours de cette recherche, nous avons eu recours à deux perspectives d’analyse du langage complémentaires : l’analyse conversationnelle et les théories critiques.

L’analyse conversationnelle a été initialement développée par SACKS et ses collaborateurs SCHEGLOFF et JEFFERSON [1974]. Cette discipline s’inscrit dans le mouvement initié par l’ethnométhodologie de GARFINKEL [1967]. Ces auteurs ont développé une approche inductive fondée sur le repérage de régularités et de récurrences dans la construction collaborative et ordonnée des échanges langagiers produits en situation. Elle s’oppose à une approche déductive de l’analyse conversationnelle (que l’on retrouve en analyse du discours) fondée sur la délimitation d’unité et de catégorie dont on recherche à formuler les règles d’enchaînement et de composition. Dans la perspective ethnométhodologique, la parole est considérée comme l’activité centrale de la vie sociale [COULON, A., 2002]. L’analyse conversationnelle se concentre alors sur la façon dont elle est organisée dans les échanges quotidiens. La question centrale est celle de la co-élaboration par les participants d’une rencontre pour l’accomplissement des actions. Elle permet de cette manière de décrire les arrangements locaux, les procédures d’organisation ou les procédures de séquentialisation, en mettant en avant le caractère ordonné des conversations [BODEN, D., 1994, COOREN, F.,

2004, COOREN, F. et TAYLOR, J.R., 1999]. À travers la description de ces procédures conversationnelles, elle permet de comprendre comment les participants à une interaction sont mutuellement orientés et se rendent mutuellement intelligible ce qu’ils sont en train de faire. D’un point de vue technique, l’analyse conversationnelle se fonde sur l’enregistrement et la retranscription d’interactions naturelles dans des situations variées. Cette base méthodologique est fondamentale puisque résolument inductive. On part des données pour effectuer l’analyse (réalisée à l’aide de la stratégie d’observation n°4).

Toutefois, comme nous l’avons précisé à plusieurs reprises dans les développements précédents, la seule analyse se fondant sur des retranscriptions de conversations ne peut suffire, car une telle démarche ne prendrait pas en compte les textes (fonctionnement du secteur, objets, trajectoire des acteurs, historique, agencement des espaces de travail, technologies, etc.) accessibles à travers l’observation, la réalisation d’entretiens ainsi qu’à l’aide de l’analyse de documents variés sur l’entreprise étudiée et le contexte plus large dans lequel celle-ci évolue. Il s’agit d’éviter le reproche classique du « Je ne vois pas

l’organisation dans ces analyses » [COOREN, F., 2006, p.329] dont les travaux basés sur

l’analyse conversationnelle font régulièrement l’objet dans le champ des recherches en

communication organisationnelle55. S’intéresser à la dimension communicationnelle et plus

particulièrement langagière des organisations, nécessite un mode spécifique d’investigation que l’on ne trouve que dans l’analyse détaillée de cet objet processuel que constitue la communication. L’analyse conversationnelle constitue alors un outil pour étudier les interactions langagières en situations réelles. L’analyse proposée par COOREN et développée précédemment, permet de prendre en compte le rôle joué par les actants (ces objets physiques et symboliques jouant un rôle dans la situation) dans la description des processus organisationnels et ainsi de comprendre comment les individus sont organisés, à la fois dans le sens de comment les acteurs sont organisés par d’autres acteurs (humains ou non) et

comment ils s’organisent eux-mêmes indépendamment des autres56 [COOREN, F., 2006,

p.330]. TAYLOR, J.R. et VAN EMERY [2000, p.16-30] s’appuient sur les travaux des théories critiques (FOUCAULT, DERRIDA, DEETZ pour ne citer qu’eux) pour justifier théoriquement et méthodologiquement une telle démarche. Le langage est toujours ancré et

55

Des auteurs comme HERITAGE, SACKS ou SCHEGLOFF, instigateurs de l’analyse conversationnelle issue de l’éthnométhodologie, ne s’intéressaient effectivement pas au caractère organisé des conversations, mais uniquement à la machinerie des conversations quotidiennes [COOREN, 2006].

56 “It is […] a way to analyse how people get organized, in the double sense – that is, how they are organized by

légitimé institutionnellement dans un contexte historique [FOUCAULT, M., 1969]. Dans cette perspective, le discours peut être traité comme des pratiques construisant systématiquement les objets à propos desquels nous parlons, en laissant de côté son caractère intersubjectif. FOUCAULT [1969, p.65] s’intéresse à ce titre à la « formation régulière des

objets qui ne se dessinent qu’en lui. Définir ces objets sans référence au fond des choses, mais en les rapportant à l’ensemble des règles qui permettent de les former comme objets d’un discours et constituent ainsi les conditions d’apparition historique ». Il ne s’agit pas, dans

cette perspective, de rentrer dans l’analyse linguistique des significations des énoncés, mais plutôt de repérer les mises en relation caractérisant ces pratiques langagières. L’intérêt des travaux de FOUCAULT pour le travail d’analyse des conversations est qu’ils permettent d’appréhender les interactions langagières comme des « pratique[s] discursive[s] […] où se

forme et se déforme, où apparaisse et s’efface une pluralité enchevêtrée – à la fois superposée et lacunaire – d’objets. » Il s’agit alors de montrer « qu’en analysant les discours eux-mêmes, on voit se desserrer l’étreinte apparemment si forte des mots et des choses, et se dégager un ensemble de règles propres à la pratique discursive » [FOUCAULT, M., 1969, p.66]. Le

discours, en tant que pratique, instaure un système de relations entre différentes parties prenantes qui n’est pas réellement donné ou constitué par avance [FOUCAULT, M., 1969, p.73], mais révélé par les actes langagiers. FOUCAULT ne s’intéresse donc pas tant à ce que disent les individus qu’aux présuppositions sur lesquelles sont fondés leurs énoncés. En d’autres termes, on s’intéresse à ce qui est institutionnalisé, à ce qui est ancré historiquement dans des contingences locales. Selon les mots de DEETZ [1992, p.262 cité par TAYLOR, J.R. et VAN EMERY, E.J., 2000, p.30, notre traduction] : « le 'discours managérial' par exemple

ne désigne ni l'identité du locuteur en dehors du discours ni une série d'intentions, mais un construit donné du locuteur et une série spécifique, sociale et historique, de distinctions, de pratiques d'interprétation, et d'unités intégratrices. Il s'agit d'une série de principes structurels qui voient le jour dans une zone sociale/ historique/ économique/ géographique

»57. L’enjeu pour le chercheur de terrain est alors de les relever, pour les étudier et les

analyser dans leur interaction avec les pratiques conversationnelles des acteurs. L’encadré suivant précise la forme des retranscriptions des conversations.

57

“‘managerial discourse’ for example does not denote who the speaker is external to the discourse nor a set of

intention, but a particular construction of the speaker and a specific social/historical set of distinctions, interpretative practices, and integrative unities.” It is “a set of […] structural principles which arise in a social / historical / economical / geographic area” [1992, p.262 cité par TAYLOR, J.R. et VAN EMERY, E.J., 2000,

Tableau 12 : La forme des retranscriptions des conversations

Concrètement, voici la méthodologie que nous avons utilisée pour la retranscription des conversations. Elle s’inspire directement des travaux de BODEN [1994] et de COOREN [2004, p.544-545, basé sur , JEFFERSON, G., 1984].

Les portions de phrases entre crochets indiquent que leur énonciation a été produite de manière simultanée :

oPhilippe : J’espère [qu’il sera à l’heure]

oHélène : [il est toujours] toujours en retard.

Le soulignement indique que le locuteur accentue le ou les mots énoncés :

oPhilippe : Comment ça, vous ne pouvez pas me livrer ?! Philippe met l’accent sur les mots « comment ça ».

Le signe égal indique qu’il n’y a aucune pause entre les deux énoncés :

oPhilippe : Il est vraiment très gentil =

oHélène : = et tellement prévenant envers eux

Lorsque Philippe termine de prononcer le mot « gentil », Hélène enchaîne directement avec « et ». Il n’y a pas de pause entre les deux tours de paroles.

Un point entre parenthèses indique une très courte pause (pas plus d’une seconde).

oPhilippe : Vous ne pouvez pas nous livrer cette semaine (.) mais alors comment on peut faire ?

Un nombre entre parenthèses indique la durée de la pause.

oPhilippe : Vous ne pouvez pas nous livrer cette semaine mais alors comment on peut faire ?

o(2.5)

oHélène : Si vous pouvez faire en sorte qu’il y a quelqu’un demain entre midi et deux …

Ceci indique que 2.5 secondes entre les deux tours de parole.

Les doubles parenthèses indiquent que ce qui est entre ces parenthèses constitue une description des actions menées par le ou les acteurs. Il ne s’agit donc pas d’une transcription.

oPhilippe : Je vous tiens au courant. ((Philippe pose le téléphone et le reprend aussitôt pour contacter Maurice, le chauffeur concerné par le colis))

Un tiret indique que le mot a été mangé :

oPhilippe : Je vous livrerai dem-, je vous livrerai après demain.

Philippe allait prononcer le mot « demain », mais s’arrêta et modifia son propos.

Conclusion de la section 4

Les entretiens, nos notes d’observations ainsi que les documents recueillis ont fait l’objet d’un codage thématique à l’aide du logiciel Nvivo 2. L’analyse a été réalisée en prenant en compte deux niveaux : la conversation et le texte. Pour ce faire, nous avons confronté les conversations aux textes recueillis parallèlement grâce aux entretiens, aux documents consultés et aux observations. L’analyse des conversations est ainsi cohérente avec la perspective théorique retenue et développée dans le chapitre introductif qui considère

l’organisation comme une communauté discursive se réalisant dans la tension conversation/texte.

Conclusion du chapitre 2

Ce chapitre avait pour but de présenter les options méthodologiques choisies afin d’étudier, de relever et d’analyser les interactions langagières d’opérateurs d’entreprises du secteur de l’ameublement lors de situations de gestion [GIRIN, J., 1983b]. Le cadre théorique (cf. chapitre1 section 2) mobilisé pour étudier la construction et le management de collectifs organisationnels composés d’acteurs hétérogènes, nous a conduit à concevoir une méthodologie qualitative innovante. En effet, l’approche communicationnelle empruntée à TAYLOR [1993b], concevant l’organisation comme une « communauté discursive » opérant selon la tension conversation/texte, a été traduite en tension méthodologique permettant de recueillir et d’analyser les données empiriques afin d’éviter le reproche classique adressé aux chercheurs en analyse conversationnelle relatif à l’absence de l’organisation dans leur analyse. Pour ce faire, un dispositif de production des données empiriques et de leur analyse a été construit. C’est pour cela que le chercheur, s’appuyant sur une perspective communicationnelle des organisations, ne peut se contenter des seules retranscriptions de conversations liées à des situations précises. Il est en effet indispensable de réaliser parallèlement de nombreux entretiens avec des individus représentant les divers niveaux hiérarchiques des entreprises étudiées ainsi que de mobiliser des stratégies variées d’observation, de manière à accéder aux discours des acteurs sur leurs pratiques et les contextes plus large dans lesquels ils évoluent. Le recueil et la consultation de divers documents sur les entreprises et le secteur étudiés contenaient également cet objectif.

Chapitre 3 : Dynamique de transformation