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A. Professionnalisation et profession: définitions, dynamiques et résistances

2. Les critères de définition des professions

Comme nous venons de le voir, la dimension institutionnelle du processus de professionnalisation des organisations sportives renvoie aux mécanismes de structuration et de légitimation d’une « profession » (i.e., la création d’un groupe professionnel reconnu en tant que tel). A l’instar du concept de professionnalisation, on ne peut faire l’économie d’une réflexion sur les critères qui permettent de définir ce qu’est une profession. L’analyse de la littérature scientifique francophone et anglophone (e.g., Hughes, 1958 ; Wilensky, 1964 ; Maurice, 1972 ; Chapoulie, 1973 ; Freidson, 1986, 2001 ; Abbott, 1988 ; Couture, 1988 ; Dubar & Tripier, 2003 ; Menger, 2003) révèle plusieurs critères de définition des professions qui sont rattachés à différentes traditions sociologiques (cf. Tableau 17).

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131 2.1.Les définitions communes à toutes les traditions sociologiques.

Tout d’abord, une profession suppose de se consacrer à une activité exclusive. En effet, la reconnaissance publique d’une identité professionnelle suggère (ou interdit) d’en avoir une autre. Aussi, il ne faut pas mélanger plusieurs identités car cela crée des difficultés à les reconnaître, d’où une codification et une rationalisation du travail légal (Dubar & Tripier, 2003). Dans le contexte sportif, ce critère exclut tous les athlètes qui ne se consacrent pas uniquement à la pratique de leur discipline (e.g., ceux qui ont un métier à côté de leur pratique à haut-niveau).

Ensuite, une profession est une activité dont on tire des revenus réguliers. Ce critère restreint de manière importante la définition de profession en excluant toutes les activités, même réalisées à un haut degré d’expertise ou de spécialisation, qui n’apportent pas de rémunération récurrente à leurs auteurs (e.g., le travail bénévole). Ici encore, on constate que de nombreux sports pratiqués à haut-niveau de compétition ne peuvent être assimilés à des

professions car ils ne permettent pas aux athlètes de se procurer des revenus réguliers205.

2.2.Les critères de définition dans la tradition fonctionnaliste.

Les thèses de Durkheim (1902) quant à la division sociale du travail ont inspiré les sociologues anglo-saxons (e.g., Carr-Saunders, 1928 ; Carr-Saunders & Wilson, 1933 ; Parsons, 1939) qui vont faire des « professions », en tant que système alternatif au « monde des affaires », un élément essentiel de contrôle social dans les sociétés modernes. Ces auteurs vont s’attacher à fonder empiriquement et à articuler logiquement une représentation globale des sociétés modernes et une argumentation sur le professionnalisme défini comme mode de

régulation, à la fois économiquement efficace et moralement désirable. Pour eux, les

professions répondent donc à des fonctions sociales. Certaines objections ont été formulées à l’encontre des travaux fonctionnalistes sur les professions : d’une part, ils véhiculeraient une vision idéalisée des professions en postulant une certaine homogénéité ; d’autre part, ils accentuent le poids des institutions et des contraintes qui pèsent sur l’activité professionnelle

205 Même si certains athlètes bénéficient souvent d’avantages financiers et/ou matériels pour leur pratique à haut-niveau, il existe encore aujourd’hui de nombreuses disciplines, marginales en termes de licenciés, dans lesquels les athlètes évoluant à haut-niveau ne perçoivent guère que des retombées symboliques.

132 (Dubar & Tripier, 2003). Les travaux fonctionnalistes ont fait émerger cinq critères principaux de définition des professions.

En premier lieu, une profession suppose que l’on rende un service à la communauté (e.g., Carr-Saunders, 1928 ; Parsons, 1939). On constate que les premières activités qui ont obtenu le statut de profession sont la médecine et le droit. La mise en exergue précoce de ces activités s’explique par le fait que guérir les gens et rendre la justice était perçu comme des fonctions importantes pour la société (Dubar & Tripier, 2003). Dans le domaine sportif,

certains auteurs arguent que le sport spectacle sert la communauté206 par le divertissement

qu’il propose et par les valeurs qu’il véhicule (e.g., Attali, 2004).

En second lieu, une profession suppose l’acquisition de compétences dans un domaine spécifique (e.g., Parsons, 1939 ; Wilensky, 1964 ; Abbott, 1988). Les compétences étant définies comme un ensemble de savoirs et de savoir-faire qui suppose le recours à des connaissances théoriques liées à ces activités (Wilensky, 1964). Cette compétence technique serait la source de l’autorité professionnelle car elle contraint le client à abandonner toute idée de diagnostic et de résolution du problème qui lui est posé. Dans le domaine sportif, les compétences physiques, techniques et tactiques des athlètes évoluant à haut-niveau entrent dans ce cadre.

En troisième lieu, une profession suppose une formation dans des écoles spécialisées (e.g., Carr-Saunders, 1928 ; Freidson, 1986). Les compétences acquises dans ces écoles spécialisées sont balisées par des diplômes, ce qui constitue une sorte de garantie, une incitation à faire confiance au professionnel. Dans le domaine sportif, des formations spécialisées permettent d’obtenir des diplômes fédéraux (e.g., diplôme d’ « entraîneur jeune » au basket-ball) ou nationaux (e.g., brevet d’Etat, brevet professionnel) qui attestent de l’acquisition de compétences spécifiques dans le domaine de l’entraînement et du coaching des joueurs. Du côté des athlètes, et même si aucun diplôme ne vient sanctionner un niveau de compétence, les centres de formation fédéraux et les centres de formations des clubs peuvent également être assimilés à des écoles spécialisées où les individus développeront les compétences spécifiques leur permettant d’évoluer à haut-niveau.

En quatrième lieu, une profession doit posséder une ou plusieurs organisations

professionnelles légales (e.g., Carr-Saunders & Wilson, 1933 ; Merton, 1957). Ces

206 D’autre auteurs, à l’inverse, voient le sport en général, et le sport spectacle en particulier, comme une politique d’encadrement pulsionnel des foules et un moyen de contrôle social qui permet la résorption de l’individu dans la masse anonyme (e.g., Brohm, 1992 ; Brohm, 2006 ; Brohm & Pereleman, 2006 ; Escriva & Vaugrand, 1996 ; Vassort, 1999).

133 organisations doivent veiller à renforcer les compétences des membres de la profession. Ce sont également des instances régulatrices qui exercent un contrôle de leurs membres. Elles visent surtout à défendre les intérêts de la profession vis-à-vis des professions concurrentes tout en permettant le développement d’un secteur économique. Dans le domaine sportif, les différentes ligues professionnelles (e.g., Ligue de Football Professionnel, Ligue Nationale de Basket-ball) visent par exemple à atteindre ces mêmes objectifs.

Enfin, une profession doit fonder ses pratiques sur un code de déontologie (e.g., Parsons, 1939 ; Wilensky, 1964 ; Freidson, 1986). C’est le code que doivent suivre les professionnels dans leur pratique. Il offre un certain nombre de garanties morales au professionnel (i.e., accroissement de sa moralité) et il signale par son existence que celui-ci doit suivre certaines règles de conduite ce qui entraîne un accroissement de la confiance du client. On constate que les professions qui se dotent d’un code de déontologie ont une grande stabilité historique. Dans le domaine sportif, certaines disciplines ont adopté des codes de déontologie (e.g., basket-ball).

2.3.Les critères de définition dans la tradition interactionniste.

Les critères207 de définition proposés par le courant interactionniste ont été institués

pour rompre avec le fonctionnalisme208 et ouvrir un panorama figé sur les différentes

professions médicales. Dans cette perspective, les professions, loin d’être figées une fois pour toute, se construisent par des interactions, ce qui exclut les traits forcés. A l’instar du courant fonctionnaliste, certaines objections ont été formulées à l’encontre du courant interactionniste, se focalisant notamment autour d’un manque de rigueur et de l’absence de l’aspect cumulatif inhérent à la démarche scientifique (Dubar & Tripier, 2003). Les travaux interactionnistes ont fait émerger trois critères principaux de définition des professions.

Tout d’abord, une profession résulte du processus d’interaction et d’auto-organisation (e.g., Freidson, 1986 ; Abbott, 1988). Ainsi, même quand une profession répond à une demande, elle peut apparaître, disparaître ou évoluer au cours du temps. Il y a donc des ajustements au sein d’une profession qui résultent d’influences externes (e.g., conflit entre deux groupes) et/ou internes (e.g., division à l’intérieur d’une même profession car il y a des

207 Il convient toutefois de noter ici que les interactionnistes n’accepteraient pas de les reconnaître comme des « critères ».

208 Au niveau institutionnel, cela se traduira notamment par une opposition entre les écoles de pensée de Harvard (fonctionnalistes) et de Chicago (interactionnistes).

134 désaccords entre différents acteurs). Pour les interactionnistes, et en reprenant l’exemple médical, il n’existe pas « un » médecin avec un grand « m » comme dans la vision fonctionnaliste, mais plusieurs types de médecins (e.g., praticiens, chercheurs) ce qui fait que l’on ne peut pas parler de la même profession. Dans ce contexte, les groupes relativement homogènes représentent des « segments professionnels ». Les différences existant entre les différents types de médecins sont des sources de disparités qui vont engendrer des conflits à l’intérieur de la profession.

Ensuite, une profession se construit par référence à un discours identitaire (Hughes, 1952, 1958 ; Becker, 1979). En effet, les professionnels eux-mêmes se donnent une image stéréotypée auprès du public. Ces discours identitaires se retrouvent même dans les « pratiques » illégales (e.g., pickpockets). Il s’agit alors de mettre l’accent sur le prestige de la profession, notamment en soulignant les « exploits » accomplis dans le cadre de l’exercice de celle-ci.

Enfin, une profession est un espace de savoir-faire ordinaires (e.g., routines, codes) (e.g., Friedson, 1986). En effet, les compétences ne résident pas dans la somme des savoirs formels. Elles consistent aussi en des savoirs tacites, peu explorés car ils se soustraient généralement à l’analyse, et qui sont pourtant fondamentaux. Parmi ces savoirs tacites, nous pouvons par exemple citer la capacité à trouver sa place dans l’univers professionnel.

2.4.Les critères de définition dans les approches contemporaines.

Certains auteurs ont voulu approfondir les travaux fonctionnalistes et interactionnistes déjà existants. Cela s’est notamment traduit par un renouveau des approches marxistes et une investigation des professions mobilisant un arrière plan politico-juridique (Dubar & Tripier, 2003). Ces travaux ont fait émerger deux critères principaux de définition des professions.

D’une part, une profession est monopolistique et vise à clôturer le marché du travail (e.g., Larson, 1977 ; Paradeise, 1988 ; Friedson, 2001). En effet, une profession veille sur ses intérêts si elle est en situation de monopole. Une des stratégies les plus utilisée pour s’assurer un pouvoir monopolistique consiste à fermer l’accès au savoir (e.g. numerus clausus à l’entrée des facultés de médecine) ce qui aura pour effet de fermer l’accès à la profession et par la même occasion de fermer l’accès au marché..

D’autre part, une profession vise la légitimation politico-juridique de son monopole (e.g., Johnson, 1972 ; Larson, 1977 ; Dubar & Tripier, 2003). En effet, on peut jouer sur la

135 configuration de cet espace de monopole mais pour cela il est nécessaire d’obtenir la confiance de l’Etat, ce qui se traduit souvent par le développement d’un argumentaire méritocratique. L’engagement dans ce processus de légitimation politico-juridique d’un monopole est totalement contingent : il résulte de l’effet d’une lutte politique pour leur statut afin que les professionnels obtiennent des garanties et parviennent à les faire renouveler.

2.5.Et dans le domaine sportif ?

Nous venons de synthétiser les principaux critères209 permettant de définir ce qu’est

une profession et nous avons vu que tous trouvaient une illustration dans le domaine sportif. Au regard de ces critères, il convient toutefois de souligner que peu d’athlètes peuvent finalement prétendre au statut de « sportif professionnel », c’est-à-dire comme appartenant à un « groupe professionnel » au sens de la sociologie des professions. Par exemple, les deux critères communs à toutes les traditions sociologiques, et faisant d’une profession une activité

exclusive dont on tire des revenus réguliers, suffisent à eux-seuls à exclure de nombreux

athlètes évoluant pourtant à haut-niveau de la définition de « sportif professionnel ». Comme nous l’avons mentionné précédemment, la professionnalisation est un processus qui s’articule autour de quatre dimensions (i.e., sportive, économico-juridique, organisationnelle et institutionnelle). La dimension institutionnelle de ce processus renvoie notamment aux mécanismes de structuration et de légitimation d’une « profession » (i.e., la création d’un groupe professionnel reconnu en tant que tel). Aussi, dès qu’une discipline sportive de haut-niveau remplit les critères de définition d’une profession, on peut considérer que son processus de professionnalisation est achevé. On notera par ailleurs que les critères de définition que nous avons mentionnés ci-dessus prennent en compte les trois autres dimensions du processus de professionnalisation évoquées par Chantelat (2001b). En effet, la lecture du Tableau 17 montre que la dimension sportive (C4, C5 et C10), la dimension économico-juridique (C1, C2, C3 et C11) et la dimension organisationnelle (C6, C7, C8, C11 et C12) sont bien prises en compte dans les différents critères de définition d’une profession. Partant de là, on constate que certains sports de haut-niveau remplissent déjà tous ces critères (e.g. le football) alors que d’autres (e.g., le tir sportif) n’en remplissent que certains et ne peuvent pas encore prétendre au statut de « groupe professionnel ». Ces différences rappellent

209 Certaines professions ont des critères de définition spécifiques qui viennent s’ajouter à ceux que nous venons de développer. Nous pouvons par exemple citer les travaux de Karpik (1995) concernant les critères spécifiques de définition des professions libérales.

136 que la professionnalisation des organisations sportives est un processus dynamique dont nous allons préciser les différentes étapes dans la partie qui suit.

Tableau 17. Critères de définition des professions en fonction des différentes traditions sociologiques.

Définitions communes

C1 C2

Une profession suppose de se consacrer à une activité exclusive Une profession est une activité dont on tire des revenus réguliers

Tradition fonctionnaliste C3 C4 C5 C6 C7

Une profession suppose que l’on rende un service à la communauté

Une profession suppose l’acquisition de compétences dans un domaine spécifique Une profession suppose une formation dans des écoles spécialisées

Une profession doit posséder une ou des organisations professionnelles légales Une profession doit fonder ses pratiques sur un code de déontologie

Tradition interactionniste

C8 C9 C10

Une profession résulte d’un processus d’interaction et d’auto-organisation Une profession se construit par référence à un discours identitaire

Une profession est un espace de savoir-faire ordinaires

Approches contemporaines

C11 C12

Une profession est monopolistique : elle vise la clôture du marché du travail Une profession vise la légitimation politico-juridique de son monopole