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Cadre théorique

2.3 La dimension collective du travail des enseignants de mathématiques

2.3.1 Les communautés de pratique et les objets frontière

Dans cette section, nous précisons le sens de « pratique » proposé par Wenger (1998) ; ensuite nous présentons ce qui définit une communauté de pratique ; par la suite, nous discutons la notion de frontière entre communautés ; pour finir, nous situons la mobilisation de ce cadre dans les travaux de la ADD, en particulier nous présentons une étude de Sabra (2016) qui a mobilisé ce cadre théorique pour analyser le travail documentaire des enseignants.

Pour comprendre ce qu’est une communauté de pratique, il faut d’abord interroger le concept de pratique, comme le fait Wenger (1998). Le concept de pratique est lié à un sujet qui fait quelque chose, mais jamais seul : il le fait dans un contexte social et historique qui conditionne ce qu’il fait. Une pratique est construite dans un processus de négociation de sens — « pratique en tant que quête de sens », selon Wenger (1998, p. 49) — dans une dynamique de participation et de réification. La participation réfère aux relations construites avec autrui dans un processus de négociation de sens. Elle est liée aux actions qui connectent le sujet à la communauté à laquelle il appartient, elle relève à la fois du « personnel » et du « social » (Wenger, 1998, p. 55). La réification « refer to the process of giving form to our experience by producing objects that congeal this experience into “thingness.” » (Wenger, 1998, p. 58). La réification est la projection, par un individu, de sens dans le monde. Elle permet la conservation de notre expérience à travers la conception d’objets, images, ou encore de concepts.

C’est la dualité entre participation et réification qui fait interagir et créer l’expérience avec le monde. Cette pratique est créée au sein de communautés — « pratique en tant que communauté », selon Wenger (1998, p. 49). Le concept de communauté de pratique est né de l’association de ces deux mots. Wenger (1998) présente trois dimensions qui caractérisent une communauté de pratique :

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• L’engament mutuel qui représente l’investissement des sujets pour faire part et maintenir la communauté vivante. Il repose sur les relations entre les membres qui ont fait exister la communauté. Ce n’est pas un seul membre qui fait vivre la communauté, mais plusieurs ; • L’entreprise commune qui est liée aux objectifs communs négociés par les membres de la communauté. Elle n’est pas un simple objectif énoncé par la communauté, mais quelque chose qui fait partie de la raison d’existence de cette communauté et que les membres poursuivent ensemble ;

• Le répertoire partagé rassemble « routines, words, tools, ways of doing things, stories, gestures, symbols, genres, actions, or concepts that the community has produced or adopted in the course of its existence, and which have become part of its practice » (Wenger, 1998, p. 83). Ce répertoire est construit dans un processus de négociation de sens par les membres de la communauté.

Ces trois dimensions sont ce qui produit une cohérence dans la pratique au sein d’une communauté. C’est l’existence de ces trois dimensions qui va permettre aussi aux membres d’apprendre avec les autres — « pratique comme apprentissage », selon Wenger (1998, p. 49). Une communauté de pratique est construite en interaction avec d’autres communautés, car elle s’inscrit dans une « constellation » de pratiques originaires d’autres communautés et rencontre des « frontières » avec d’autres communautés qui vont influencer la construction d’une pratique (« pratique comme frontière », selon Wenger, 1998, p. 49). Une communauté ne se construit pas isolée du monde. Dans ce sens, Wenger (1998) présente trois concepts importants : multi-appartenance, objet frontière et passeurs. La multiappartenance désigne le fait que nous pouvons participer à plusieurs communautés de pratique en même temps. Les objets

frontières peuvent être tout ce qu’une communauté a réifié comme faisant partie de son

répertoire : documents, concepts, artefacts, entre autres. Ces objets peuvent appartenir à plusieurs communautés. Cependant, ils sont porteurs d’une partie du sens attribué par la communauté, mais ils ne peuvent pas transmettre le même sens que dans la communauté d’origine, alors, « boundary objects both connect and disconnect » (Wenger, 1998, p. 107). Les passeurs désignent les membres qui transfèrent des éléments d’une pratique à l’autre. Ils créent des connexions entre différentes communautés.

Dans le cadre de l’ADD, la dimension collective du travail documentaire est très présente. Gueudet et Trouche (2008) présentent plusieurs cadres théoriques qui permettent de penser les relations entre travail collectif et travail documentaire. Ils ont fait un choix justifié par leurs intérêts de recherche – analyser l’évolution du travail documentaire dans un collectif de

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production de ressources – le cadre des communautés des pratiques (Wenger, 1998), en soulignant les relations entre le travail documentaire communautaire et l’émergence de communautés de pratique dans un dispositif de formation. Ils ont observé que l’influence d’une communauté de pratique peut intervenir à quatre endroits : l’apport de nouvelles ressources, l’évolution des ressources individuelles des enseignants, la création de nouvelles classes de situations et la proposition ou la critique des usages de ressources. Ils définissent aussi le concept de genèse documentaire communautaire qui comporte « des productions de ressources communes, des éléments communs d’usage de ces ressources, mais aussi de schèmes pour chacun des membres de la communauté » (Gueudet & Trouche, 2008, pp. 25-26).

Dans le cadre de l’ADD, Sabra (2016) a étudié les communautés qui ont un projet commun. Il introduit deux concepts importants :

• Ressources communautaires qui comprennent les ressources utilisées et/ou créées par les membres d’une communauté pour un projet commun ;

• Connaissances communautaires - à partir des connaissances d’un individu - qui sont « des moyens d’action » pour la création de ressources par la communauté et qui sont reconnues par celle-ci.

Sabra (2016) a analysé une communauté qui avait comme objectif la création d’un manuel scolaire Sésamath, en centrant l’analyse sur les relations entre le travail documentaire d’un individu et le travail documentaire de la communauté. Il a montré un mouvement de symbiose entre le système de ressources de cet individu et celui de la communauté. Aussi, il montré une propagation de connaissances documentaires dans la documentation individuelle d’un membre de la communauté. Ces deux mouvements résultent du processus de participation et réification d’un enseignant dans la communauté.

Ces résultats nous permettent de comprendre comment le travail collectif peut contribuer au développement professionnel des enseignants. Sabra (2016) a regardé ce processus en analysant le travail d’un individu qui participe à une communauté. Nous avons comme hypothèse que, au fil du temps, les enseignants participent à plusieurs collectifs qui contribuent à leur travail documentaire, c’est la multiappartenance (Wenger, 1998). Alors, nous avons deux voies d’analyse : une centrée sur la participation du sujet à un collectif ; l’autre centrée sur les impacts de plusieurs collectifs sur le travail documentaire d’un enseignant au fil du temps. Pour ces analyses nous importons les concepts d’objet frontière, de multi-appartenance, de passeur de ressources communautaires et de connaissances

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communautaires. Cependant, ces deux voies nous invitent à choisir un cadre théorique qui permet d’analyser des collectifs peu structurés ou qui, même s’ils n’existent plus, ont laissé une trace dans les pratiques. C’est pourquoi nous nous tournons vers le style de pensée de Fleck (1934) que nous présentons dans la section suivante et nous allons aussi articuler ce nouveau cadre avec les concepts importés du cadre de Wenger (1998).

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