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1.3. L’étude de la circulation linguistique

1.3.1. La circonscription du concept de circulation linguistique linguistique

1.3.1.3. Les échelles de la circulation linguistique

Jacques Revel (1996) définit une théorie des relations entre différents types d’études articulées dans un système complexe :

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« […] chaque acteur historique participe […] à des processus de dimensions et niveaux variables, du plus local au plus global. »

(Revel, 1996 : p. 26) Il s’agit, dès lors, de ne pas opposer strictement deux systèmes en fonctionnement, mais de reconnaître les points d’articulations entre les différents niveaux de circulation du français de l’institution à l’individu, considéré alors comme la plus petite unité de l’étude38.

Cette théorie des échelles est développée par Dominique Dejeux (1991), opérationnalisée au sein de l’analyse stratégique. L’auteur développe dans son ouvrage une approche de l’analyse culturelle et de la prise de décision, en mettant en relation différentes échelles intervenant dans les facteurs de la décision39. Cet angle d’analyse permet de comprendre la circulation linguistique comme un phénomène dynamique de détournement, de réinterprétation des intentions de diffusion. Un tel type d’étude repose donc sur un continuum entre institutions de diffusion et populations visées par ces diffusions. Une telle conception s’oppose donc à la passivité des acteurs soumis à un système auquel ils ne prendraient aucune part. Nous postulons au contraire que les points d’articulation du passage des échelles, dans une étude de la circulation de la langue française se situent dans les effets de « revers ». Il ne s’agit pas de postuler la parfaite symétrie entre des intentions de diffusion et des intentions de réception, mais de voir dans quelle mesure ces deux intentions produisent des effets au niveau des institutions, tout comme des individus. Or la particularité de l’usage linguistique dans les projets de diffusion de la langue française par l’AF de Paris, comme de Buenos Aires, réside dans le fait que la maîtrise du français est un des fondements de la communauté, d’une part, et la préservation d’un lien avec la France, d’autre part. Il s’agit donc de lier apprentissage du français et mémoire d’appartenance collective au territoire français, et c’est précisément à ce point que réside le passage des échelles. L’intentionnalité posée du point de vue de la diffusion repose sur une sorte de rappel de mémoire pour les migrants d’origine française, qui se trouvent ainsi inclus dans une mémoire collective au sens de Maurice Halbwachs (1950).

38 « Rapporter les modèles théoriques ou les grilles d’analyse aux niveaux de réalité sociale visés, aux échelles d’observation adoptées, aux types d’objets étudiés et aux problèmes que l’on soulève à leur sujet, c’est se donner la possibilité d’y voir plus clair dans la diversité et de ressaisir les différents travaux de recherche comme autant de réalisations partielles d’un programme plus général d’étude des comportements humains. » (Lahire, 2012 : p.2).

39 « La notion de stratégie est la plus opérationnelle des notions de base. Elle postule que les comportements humains sont régis par des intérêts, que ceux-ci soient matériels ou symboliques » (Dejeux, 1991 : p. 32).

64 L’étude de la mémoire collective, selon cet auteur, repose sur la compréhension de l’histoire personnelle de chaque individu comme une histoire sociale. Tout exercice de mémoire est un acte à la fois profondément individuel et profondément collectif, social. L’exercice de la mémoire doit être confirmé directement par le groupe ou indirectement par la société pour pouvoir exister.40 Ainsi les locuteurs qui circulent ont à se positionner face à cette injonction de mémoire proposée par l’intention de diffusion du français, une telle conception nous permet de respecter les processus, parfois contradictoires, des mémoires collectives sans chercher à aplanir ces contradictions au profit d’une vision globalisante et totalitaire41. Tout en considérant les caractéristiques propres de chaque individu ou groupes d’individus participant à la construction de l’AFBA, leurs parcours politiques, leurs traits de caractère, il est possible d’inscrire cette participation dans la construction de mémoires collectives relevant de la mise en place de régimes d’historicité (Hartog, 2003). Les acteurs de l’évolution de l’enseignement-apprentissage dans cette étude seront donc cités chaque fois qu’il importe de les citer, non que l’étude considérerait leur présence individuelle comme suffisante pour expliquer les évolutions, mais bien qu’elle permet de comprendre les sauts d’échelles. Nous verrons au cours de l’analyse que, bien souvent, les individus eux-mêmes sont pris dans plusieurs échelles et produisent de la complexité42.

La théorie des échelles nous pousse ainsi à sortir d’une vision essentialiste, nous gardant d’opposer strictement les intentions de circulation des Français en Argentine ou des Argentins aux intentions de la société française, ou de la société argentine. Il ne s’agit pas de départager des intentions de diffusion strictement issues des intentions des institutions françaises, d’une part, et, d’autre part, un choix linguistique dans les usages personnels des individus entre le français et l’espagnol, fruit cette fois de décisions individuelles, libres de toutes influences de ces mêmes institutions. Au contraire, il s’agit de comprendre l’influence des intentions de l’institution sur les choix linguistiques individuels et dans un effet de revers la manière dont les intentions des individus modifient les actions des institutions.

40 « Mais nos souvenirs demeurent collectifs, et ils nous sont rappelés par les autres, alors même qu’il s’agit d’événements auxquels nous seuls avons été mêlés, et d’objets que nous seuls avons vus » (Halbwachs, 1950 : p.2).

41 Totalitaire au sens d’Emmanuel Lévinas : « Mais il faut comprendre que la moralité ne vient pas comme une couche secondaire, au-dessus d'une réflexion abstraite sur la totalité et ses dangers ; la moralité a une portée indépendante et préliminaire. La philosophie première est une éthique. » (Levinas, 1982 : p.71).

42 Le cas de Raymond Ronze, à ce titre, est intéressant, cf. infra, p. 106.

65 Il existe donc pour notre étude au moins trois niveaux : le niveau étatique, le niveau communautaire et le niveau individuel. Chacun de ces niveaux est entremêlé, car les acteurs peuvent relever simultanément de plusieurs niveaux, parfois contradictoires. Le niveau étatique comprend les intentionnalités de diffusion produites par le Gouvernement argentin et le Gouvernement français. De plus, ce niveau inclut non seulement les relations diplomatiques entretenues par les deux Gouvernements, mais également les relations entretenues par les instances gouvernementales avec les acteurs de la diffusion linguistique, tels que l’AF. Le niveau communautaire comprend les intentionnalités de réception et de diffusion stratégique produites par les groupes de migration d’origine européenne sur le territoire argentin. Ce niveau inclut le rapport que les communautés entretiennent entre elles, mais également avec les instances étatiques argentines, comme celles du pays dont elles revendiquent l’origine. Le dernier niveau inclut l’ensemble des relations que les individus peuvent avoir entre eux et avec chacun des deux autres niveaux. L’AFBA se situe sur chacun des trois niveaux, et constitue de ce fait aussi bien un acteur de la diffusion linguistique qu’un acteur de la réception linguistique.

66 Figure 6. Niveaux d’intervention de l’Alliance française de Buenos Aires

67 L’AFBA se trouve donc au centre d’un jeu d’intentionnalités, fruit de négociations, dont le résultat permet de suivre les évolutions de l’institutionnalisation de l’enseignement-apprentissage du français dans la capitale argentine. En conséquence, la production des intentionnalités de la circulation linguistique s’inscrit dans un cadre complexe et globalisé, dont la nature même est l’hybridité géographique et identitaire (Amselle, 2011).

1.3.2. La circulation linguistique dans un monde

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