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L’institutionnalisation de l’Alliance français de Buenos Aires

1.1. La constitution de l’Alliance française : de Paris à Buenos Aires de Paris à Buenos Aires

1.1.2. Le projet de l’Alliance française à Buenos Aires

1.1.2.2. L’institutionnalisation de l’Alliance français de Buenos Aires

L’AFBA porte un projet de transmission de la langue française au sein de la communauté d’origine française à Buenos Aires, afin de renforcer la communauté autour de la langue.

Cependant, à partir de 1904, l’association opère un revirement et prend conscience de l’élargissement de son audience à l’ensemble de la population de la ville.

« Ainsi nous avons pu constater aux derniers examens que la haute société argentine nous a fourni des lauréats très remarquables. Nous savons que bon nombre de jeunes filles argentines se préparent pour les prochains examens. N’est-ce pas un progrès dont l’AF peut être fière ? Il y a quelques années, seuls, les Français ou fils de Français prenaient part à nos examens ; aujourd’hui ils constituent le petit nombre et nous croyons que c’est surtout entre les Argentins et les Étrangers que doit s’exercer l’action de notre Comité. »

(Rapport de l’AFBA, octobre 1904, Annexes, Section 3, Document N°19, p.30) Cette modification stratégique du développement de l’AFBA contribue à ancrer l’association dans la ville et entraîne le dédoublement du processus d’institutionnalisation : une institutionnalisation française et une institutionnalisation argentine de l’AFBA. Ces deux facteurs (dédoublement du processus d’institutionnalisation et revirement stratégique) complexifient les rapports entre le Comité central et l’AFBA, et la division initiale des tâches telles que le projet de 1883 l’instaurait.

- L’élaboration d’un dispositif de propagande propre

Une confrontation des archives parisiennes de l’AF avec les archives d’autres Alliances du monde permet de mettre à mal la division des tâches telle qu’elle est envisagée en 1883. Les

« comités d’actions » produisent de la propagande et ne se contentent pas de reprendre le dispositif « propagandistique » parisien. De plus, ils élaborent des modèles didactiques d’enseignement de la langue française, ainsi que du matériel pédagogique. En effet, à partir de 1904, l’AFBA met en place son propre bulletin et développe des axes de propagande, qui interprètent, pour partie, la propagande parisienne en la revêtant des enjeux locaux de développement. On peut ainsi comparer deux extraits de discours datant de la Première

50 Guerre mondiale, le premier issu du bulletin du Comité central, commentant le rôle de la langue française dans la guerre :

« Dans la ferme assurance de la justice de notre cause, à l’heure sacrée où notre peuple, avec un mâle héroïsme, combat pour la défense de ses droits et de ses libertés, nous vous demandons, à vous nos amis de l’étranger, de lui apporter le témoignage de votre estime et l’appui de votre affection. Nous vous le demandons, car, maître de notre langue, vous connaissez l’âme même de la France et savez que, dans notre zèle à poursuivre l’œuvre de l’Alliance, nous n’avons jamais eu d’autre dessein que de faire aimer notre patrie. […] À nous de promettre, aux jours des batailles, que rien ne pourra nous détourner de notre devoir de garder à notre langue la place qu’elle a conquise dans le monde par sa beauté. »

(Bulletin de guerre de l’Alliance française, octobre 1914 : p.355) Ce premier extrait, laisse entendre que les locuteurs du français sont les alliés naturels de la France dans le conflit mondial et qu’ils ont le devoir de s’allier dans une sorte de « bataille linguistique », mimant le conflit armé. La ligne de propagande choisie par le Comité central fait l’objet d’une réinterprétation dans les discours de l’AFBA au profit de la défense spécifique des enjeux locaux :

« Elijen pues por delegados obreros que les hagan prometido sostener alta y firma la bandera de nuestras sociedades francesas y a quienes ustedes hayan juzgados dignos de esta bella misión. Piensen que allá donde van todos nuestros pensamientos, la victoria es próxima y que probablemente allá será para este país, el serial de una inmigración considerable en contra de que tendremos que luchar por conservar y acrecentar nuestra influencia. No nos dejemos sorprender y persigamos el fin de nuestra sociedad, la propagación de nuestro idioma, pero no nos olvidamos de la lucha económica y que nuestra guía será: ¡no más comercio con nuestros enemigos! Ayer todavía nos proponían recomendar una gramática –iba a decir francesa- salida de una imprenta alemana cuyas inscripciones van a prolongar la agonía de nuestros enemigos y al mismo tiempo nuestros sufrimientos. »31

(Rapport d’Assemblée générale de l’AFBA 3 février 1916, Annexes, Section 3, Document N°20, p.32) La perspective est ici inversée, il s’agit toujours de mener une bataille pour la langue, mais par le biais de l’axe économique, l’ennemi pouvant également être locuteur du français. On

31 « Choisissez des délégués, ouvrier vous promettant de soutenir fermement et haut le drapeau de nos sociétés françaises, et que vous aurez jugés dignes de cette belle mission. Pensez que là où vont toutes nos pensées, la victoire est proche et que, probablement, ce sera pour ce pays le début d’une immigration considérable contre laquelle nous devrons lutter, pour augmenter notre influence. Nous ne nous laissons pas surprendre et poursuivons le but de notre société, la diffusion de notre langue, mais nous n’oublions pas la lutte économique et que notre slogan sera : “pas de commerce avec nos ennemis !”. Hier encore on nous proposait de recommander une grammaire – j’allais dire française - sortie d’une imprimerie allemande dont les recettes vont prolonger l’agonie de nos ennemis, et en même temps nos souffrances. » (Notre traduction).

51 voit que si le thème est présent dans les deux discours, il fait l’objet d’une interprétation spécifique au sein du matériel de propagande de l’AFBA. Cet exemple d’interprétation vise à montrer que les conditions de développement, y compris idéologiques, sont soumises à une lecture particulière des événements mondiaux sur la scène argentine. En conséquence, l’AFBA se dote peu à peu d’une ligne de développement idéologique propre, qui transparaît dans les bulletins, les réunions et les Assemblées Générales, et qui repose sur l’équilibre entre ces processus d’institutionnalisation argentins et français. Selon les circonstances de développement, la ligne idéologique tend à une interprétation plus ou moins lointaine des choix effectués par le Comité central.

- L’institutionnalisation de l’enseignement-apprentissage du français

Les développements de type propagandistique, que nous avons pu souligner précédemment, se traduisent dans la pratique quotidienne de l’institution par des développements didactiques particuliers, révélés par la production de matériel pédagogique propre (cf. infra, p.108). Si ce matériel doit faire l’objet, à chaque étape du développement de l’institution, d’une analyse permettant son historicisation (Auroux, 2006), on peut néanmoins en tirer une première conclusion quant au mode d’institutionnalisation de la pratique de l’enseignement- apprentissage du français pour l’AFBA. Il semblerait que les traces laissées par les comités d’action nous contraignent à questionner un processus d’institutionnalisation unique et, à terme, une conception exclusive de l’AF. À partir du modèle d’institutionnalisation des pratiques sociales de Berger et Luckmann (1966) on considèrera qu’il existe non un processus unilatéral d’institutionnalisation d’un réseau mondial des Alliances françaises, outil diplomatique de la France, mais des sphères d’institutionnalisation. Il se superpose des cadres multiples de transmission de la mémoire collective produisant des sphères d’institutionnalisation en contact. En effet, la transmission d’un héritage communautaire par la langue, dans une communauté vieillissante éclate les cadres de la transmission filiale. Une langue disposant d’un appareillage grammatical conséquent est ouverte à tous les apprenants et de fait les activités d’enseignement-apprentissage de l’AFBA dépassent très rapidement le cadre communautaire (cf. supra, p.48). Le paradigme linguistique proposé par l’AFBA s’inscrit donc parfaitement dans un processus de transmission symbolique complexe entre communautés inter-agissantes. Les pratiques sociales d’enseignement-apprentissage de l’AFBA s’institutionnalisent au niveau macro-sociétal car elles sont reconnues par une forme d’institutionnalisation étatique française (liens constants avec les services diplomatiques français), une forme d’institutionnalisation étatique argentine (liens constants avec les Gouvernements argentins

52 et en particulier avec le Ministère de l’Éducation). Cependant, ces pratiques sociales font également l’objet d’une forme d’institutionnalisation meso et micro-sociétale au sein de la communauté française en Argentine, à cause du rôle que l’AFBA prend peu à peu dans la communauté, et au sein de l’élite sociale et économique argentine, en raison de la valeur accordée peu à peu aux événements pédagogiques, tels que les examens.

Dès lors, les objets discursifs et pédagogiques produits par l’Alliance française de Buenos Aires doivent être compris dans un processus de circulation complexe. Le modèle de circulation exposé dans cette recherche considère l’AFBA tout à la fois comme le lieu de la diffusion et de la réception de la langue française, en lien avec les acteurs des différentes sphères inter-agissantes. On constate donc qu’une étude des formes d’institutionnalisation de l’AFBA est exemplaire afin de saisir les rapports centre-périphérie dans les circulations linguistiques. C’est parce que l’AFBA est prise dans ces contacts que nous avons choisi d’en faire le centre de la recherche, comme un cas d’étude de la circulation linguistique.

L’AFBA est un objet d’étude multidimensionnel en termes géographique, social et temporel.

Ses objectifs et ses modalités d’actions varient en fonction de la période observée. On peut néanmoins avancer que, dans tous les cas, l’AFBA est tout à la fois un lieu de diffusion et de réception de politique linguistique, et donc un acteur de l’élaboration de dispositifs pour l’enseignement-apprentissage du français.

En cela, l’AFBA présente la caractéristique d’être présente, en raison des acteurs individuels et collectifs participant à son institutionnalisation, à tous les moments de la circulation du français : du pourquoi enseigner le français32, à l’analyse et l’attraction d’un public d’apprenants33, au comment l’enseigner34. Or, ces trois moments de développement des actions de l’AFBA sont pris dans des synergies internationales, régionales et nationales. La logique régissant ces trois moments de développement des actions ne peut donc pas être uniforme et il est impossible de supposer un primat à l’un de ces moments. En effet, l’élaboration des méthodologies peut, selon la géométrie de la synergie, déterminer l’élaboration des stratégies de développement, comme les motivations peuvent déterminer les élaborations méthodologiques. Cette étude tente de procéder à un décentrement du regard vis-vis des intentions de diffusion pour redessiner la géographie des rapports

32 L’élaboration des motivations.

33 L’élaboration des stratégies de développement.

34 L’élaboration des méthodologies et des manuels.

53 périphérie. En conséquence nous essayons d’élaborer une typologie des études sur l’AF à la lumière de l’analyse qu’elles effectuent sur le rapport centre-périphérie de l’institution.

1.2. Une proposition de typologie des

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