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PROCESSU UNIVERSITATIS A PRIMA CAUSA

CAUSARUM ORDINE

B. Le texte et la traduction

Le texte que nous retranscrivons ici est celui de l’édition critique de Cologne, établi par le P. Winfried Fauser sur une base de trente-huit manuscrits. Nous retrouverons les variantes des différents manuscrits en marge inférieure de l’édition critique de Cologne, nous n’avons pas cru devoir les retranscrire. En revanche, nous nous sommes permis de reprendre les notes critiques renvoyant aux sources auxquelles fait allusion, explicitement ou implicitement, Albert le Grand : nous avons cru bon, le cas échéant, de les augmenter.

La traduction est indicative. Elle a pour finalité d’esquisser le texte et ses mouvements majeurs : elle ne se veut en aucun cas littéraire. Pour cette raison, le texte sera présenté en vis-à-vis de la traduction, afin de

laisser le lecteur libre des différentes options de traductions possibles. Nous avons tenté de rester fidèle au genre philosophique et technique du texte en en donnant une traduction littérale dans la mesure du possible. Cela n’allait pas sans difficultés.

CONCLUSION

Dans cette analyse descriptive du De causis et processu

universitatis a prima causa, nous avons vu que la théorie du flux s’inscrit

dans une histoire : celle-ci est faite de textes, d’idées et combien plus d’interprétations de ces textes et de ces idées.

Les travaux d’érudition —notamment ceux de Winfried Fauser— concernant l’authenticité et la datation du De causis et processu universitatis

a prima causa nous ont permis de relever plusieurs axes de compréhension

philosophique du commentaire albertinien à partir de son histoire.

Rédigé approximativement entre 1264 et 1267, le De causis et

processu universitatis a prima causa s’inscrit à la fois dans le prolongement

philosophique de la Métaphysique d’Aristote et dans le projet encyclopédique des commentaires albertiniens : Albert venait de rédiger le commentaire de la Metaphysica, probablement dans les années 1262-1263, lorsqu’il entreprit son commentaire du Liber de causis. C’est peu dire qu’Albert avait bien en mémoire la Métaphysique d’Aristote lorsqu’il commença à rédiger son commentaire du De causis : il était clair que le

Liber allait, pour Albert, compléter le livre Λ de la Métaphysique au sujet

des substances séparées ; plus encore, c’était à partir de la Métaphysique d’Aristote que l’on pouvait comprendre le Liber de causis. L’histoire des institutions parle d’ailleurs en ce sens puisque, à l’Université de Paris, le

Liber des causis était consigné dans programme des étudiants après la Metaphysica vetus et la Metaphysica nova. La classification des œuvres

d’Albert le Grand dans les catalogues de Stams et de Henri de Herford vont également dans ce sens : le commentaire du Liber de causis était du moins

rangé aux côtés du commentaire de la Métaphysique sinon inclu. Nous ne pouvons donc nous étonner de l’attribution aritotélicienne — péripatéticienne dirons-nous— du Liber de causis par Albert le Grand, bien qu’il s’en est fallu de peu pour que Albert en débusque la parenté proclusienne. Une analyse plus approfondie nous a permis de ne pas sous- estimer les différentes positions d’Albert au sujet de l’origine et de l’auteur du Liber de causis. Celui-ci serait une compilation établie par Avendauth, lequel aurait utilisé différents auteurs et différents textes à fortes tonalités proclusiennes ; parmi ce florilège de textes et d’auteurs, le cas particulier de l’Epistola de principio universi esse a retenu notre attention. S’il s’avère que l’Epistola était, comme le souligne le Père Saffrey, du moins une traduction du Proclus arabus sinon un épitomé des Elements de théologie de Proclus, alors Albert aurait identifié, par ricochet et à son insu, l’origine proclusienne du Liber de causis avant même la traduction de l’Elementatio par Guillaume de Moerbeke. Enfin, la plupart des textes où Albert désigne Aristote comme étant l’auteur du Liber de causis sont à prendre avec précaution : l’accent semble avoir été mis davantage sur le caractère compilatoire du Liber de

causis, que sur son origine proprement aristotélicienne, et en cela Albert

avait parfaitement raison.

En nous penchant plus particulièrement sur le quatrième traité du premier livre du De causis et processu universitatis a prima causa à savoir le De fluxu causatorum a causa prima et causarum ordine, nous avons pu constater que ce tractatus occupait une place de premier choix dans le commentaire albertinien, et cela à plus d’un titre.

D’abord, par la fonction transitoire du tractatus qui se situe entre le premier et le second livre : il semble que l’exposition de la théorie du flux vienne à la fois couronner la longue partie doxographique d’Albert (le premier livre) et introduire au commentarium de la littera du Liber de causis

(le second livre). Faut-il y voir là les conséquences logiques des confrontations des différentes autorités péripatéticiennes qu’opère Albert au long de son premier livre et le point de départ de sa compréhension —pour ne pas dire de son assimilation— du Liber de causis qu’il mènera au long du second livre : sans aucun doute.

Pour autant, la place du De fluxu causatorum a causa prima et

causarum ordine ne se limite pas à une fonction transitoire. Il semble

répondre à plusieurs exigences proprement philosophiques.

Au premier rang de ces exigences apparaît le genre épistémologique dans lequel doit se situer le Liber de causis et, a fortiori, celui de son commentaire. Ils appartiennent au champ de la métaphysique. D’où le refus pour Albert, à la différence de Thomas d’Aquin, d’identifier les Intelligences séparées aux anges ; on ne doit parler de ces derniers qu’en théologie de la Révélation, et sûrement pas en métaphysique ou en cosmologie, c’est-à-dire en théologie naturelle.

La deuxième exigence philosophique à laquelle tente de répondre Albert concerne le passage de l’Un au Multiple : sous quel mode le Premier Principe ou Cause première créé-t-il une diversité de réalités ? Le fait-il médiatement ou immédiatement ? Comment le Premier Principe peut-il créer une diversité de réalités sans remettre en cause son absolue simplicité, son unicité, voire, en un certain sens sa transcendance ? La théorie du flux est une option —voire une nécessité— de premier choix pour répondre à de telles exigences. En ce sens, le tractatus semble être un commentaire libre ou plus exactement un développement original de la première proposition du

Liber de causis, fondement de toutes les autres : Omnis causa primaria plus est influens super causatum suum quam causa universalis secunda. On

ordine, semble être davantage un développement personnel qu’un

commentaire littéral de la première proposition du Liber de causis répondant aux éxigences de l’herméneutique albertinienne : il ne s’agit pas seulement de reprendre le Liber de causis, il s’agit également de l’assimiler pour finalement le compléter. Là où le Liber de causis est pour Albert le Grand un complément de la Métaphysique d’Aristote, le De fluxu causatorum a

causa prima et causarum ordine sera un complément proprement original

—albertinien— du Liber de causis, ce qui permettra à Albert de poser de nouveaux jalons pour une re-lecture —pour ne pas dire une ré-écriture— du

Liber de causis qu’il entreprendra au second livre de son commentaire.

En outre, une troisième exigence philosophique semble être posée par Albert le Grand : celle de formuler une théorie qui ne pourra trouver son prolongement que dans une praxis. Car si, la théorie du flux est métaphysique en son principe, elle n’en demeurera pas moins cosmologique dans son application. La théorie du flux, couvre un champ épistémologique plus restreint dès lors qu’elle s’applique. Il conviendra de se demander, si la cosmologie albertinienne restera le seul champ d’application de la théorie du flux. Un examen approfondi des œuvres théologiques d’Albert montrera que la théorie du flux s’appliquera également en théologie de la Révélation.

La théorie du flux, telle que Albert le Grand l’a formule dans le De

causis et processu universitatis a prima causa, résulte de ces différents

télescopages textuels et philosophiques, c’est-à-dire doxographiques. Une analyse plus détaillée nous a montré que la doxographie albertinienne s’éloigne de tous les stéréotypes qui ont traversé les siècles : la méthode doxographique et les digressiones d’Albert le Grand sont loin de s’inscrire, pour reprendre les mots d’Alain de Libera, dans « un écheveau de doctrines

accumulées pêle-mêle, au hasard des trouvailles et des nouveautés »89. Bien au contraire, elles répondent à une dialectique nécessaire qui, au fil de la pensée, se délie telle le désenchevêtrement d’une pelotte de laine dont on ne savait trouver ni le début, ni le terme et encore moins le défilement. Nous avons été contraints, en ce sens, à réduire la multiplicité de sources et d’autorités auxquelles Albert fait appel et avons pris à témoin le télescopage qu’Albert opère, dans son intérêt, entre Denys, Boèce et Avicenne. Loin d’être embarassé de la multiplicité de sens du concept de procession, Albert en a tiré profit afin d’élaborer sa théorie du flux. De Denys, Albert a hérité une conception de la hiérarchie posant le Premier Principe non seulement comme antérieur et transcendant à toute réalité mais aussi influant (dans) toute réalité. De Boèce, Albert a hérité la distinction entre esse et quod est, distinction qui se retrouve dans toute réalité excepté en Dieu où esse et quod

est sont identiques ; il a également hérité de cette thématique de la

dérivation du Bien qui allait devenir un adage, Bonum diffusum sui. De Avicenne, Albert a hérité d’une cosmologie où la thématique de l’émanation est omniprésente. Albert reprendra, tout en la critiquant, cette cosomologie, et de manière plus exacte, les système des émanations des Intelligences. Le croisement entre la thématique de l’illumination dionysienne et de l’illumination avicennienne permet à Albert de formuler une théorie du flux qui sera le lieu spéculatif de l’assimilation de l’homme à Dieu90. Ces deux théories de la lumière, bien que voisines, ne se confondent pas. Albert en est conscient. Elles se ressemblent sur un point en particulier : celui de l’identité de la lumière, partout identique à elle-même, tant dans l’unicité de son émetteur que dans la diversité de ses récepteurs. Elles diffèrent également

89 Cf. A.

DE LIBERA, Albert le Grand et la philosophie, « À la recherche de la vérité », Vrin, Paris, 1990, p. 7-8.

90 Par assimilation, entendons le processus de déification de l’homme par Dieu : il ne s’agit pas d’une assimilation d’un type fuisonnel et indistinctif des réalités. Infra, n. 106, p. 557.

sur ce même point : l’étant illuminé ne peut se réduire à sa seule capacité réceptive. Autrement dit, l’assimilation de la créature (le récepteur) au Créateur (l’émetteur) ne peut être seulement passive. Elle doit aussi être active. Cette activité du récepteur de la lumière vers son émetteur, c’est la conversion. Toute assimilation, c’est-à-dire toute déification, présuppose une conversion ou, pour reprendre les mots d’Alain de Libera, « la communication par similitude est toujours en même temps conversion par similitude »91. Pour que l’assimilation soit parfaite, toute communication a

priori de la Cause première nécessite une conversion a posteriori du

récepteur. Il s’ensuit que le flux, qui est cette communication même, exige une métaphysique de la conversion. En croisant les regards de Denys et d’Avicenne, Albert veut éviter une certaine forme de quiétisme. Autrement dit, le regard croisé Denys/Avicenne rend possible à la fois la différenciation ontico-ontologique entre le Créateur et la créature et l’assimilation du second au premier. Plus encore, cette différenciation rend possible cette assimilation. L’homme peut être déifié dans la mesure où il ressemble à Dieu et s’en distingue tout à la fois. C’est dans la mesure où l’homme est à la fois image de Dieu et n’est que l’image de Dieu qu’il peut s’unir à Dieu par une communauté d’analogie. Distinction et ressemblance de l’homme à Dieu rendent paradoxalement possible l’union de l’un à l’autre. En d’autres termes, c’est tant par sa ressemblance que par sa dissemblance que l’homme peut s’unir à Dieu. Conversion, ressemblance et dissemblance : c’est, il faut le dire, par un clin d’œil augustinien qu’Albert arrive si bien à articuler l’illumination dionysienne et l’illumination avicennienne. Il s’agit, pour Albert, autant d’auteurs et de textes a analyser afin d’en dégager une théorie qui lui soit proprement originale. On comprendra alors que le néoplatonisme dont hérite Albert correspond en si peu de choses avec le néoplatonisme

91 Cf. A.

DE LIBERA, Albert le Grand et la philosophie, « À la recherche de la vérité », Vrin, Paris, 1990, p. 104.

originel, ou du moins à l’idée contemporaine que nous nous faisons du néoplatonisme, qu’il conviendra de s’interroger sur cette dénomination : le néoplatonisme —si néoplatonisme il y a— d’Albert le Grand résulte d’un perpétuel dialogue, pour ne pas dire affrontement,entre le monde des Idées et le monde des Intelligences, entre le monde du Donateur de formes et le monde de l’éduction des formes, c’est-à-dire entre le monde de Platon et le monde d’Aristote. C’est à mi-chemin de ces deux mondes qu’Albert rencontrera Denys, Boèce et Avicenne.

CHAPITRE II