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Côté théologique, il existe peu, pour ne pas dire aucune étude détaillée concernant la théorie albertinienne du flux. Deux études, partielles, de la thématique du flux sont néanmoins à signaler, l’une assez ancienne — restant néanmoins une référence—, l’autre plus récente, ouvrent la thématique philosophique du flux au champ de la théologie. Il convient de citer les recherches d’Émile Mersch, qui concernent la thématique du flux en général, puis de cette même thématique appliquée à l’ecclésiologie. Enfin, il convient de citer les travaux de Gilles Emery qui ont explicité la théorie albertinienne du flux appliquée à la théologie trinitaire. Il s’agit de deux portes d’entrée qui mériteraient d’être un jour franchies.

En 1951, dans l’ambiance qui précédait la convocation du Concile Vatican II, paraissait la troisième édition revue et augmentée d’une étude d’ecclésiologie historique intitulée Le corps mystique du Christ. Études de

théologie historique45, par le jésuite belge Émile Mersch, dont on attache le nom à ce qu’on allait appeler « la nouvelle théologie », au même titre qu’un de Lubac ou d’un Congar46. L’étude, riche en références patristiques et médiévales, allait renouveler durablement l’herméneutique ecclésiologique dans le monde de la théologie contemporaine. Cette étude nous intéresse en ce qu’un chapitre de cet ouvrage est dédié à la thématique de l’influxus du Christ-Tête, sans référence à Albert le Grand, certes, mais en référence à beaucoup de Pères de l’Église et de Maîtres médiévaux comme Augustin, Cyprien, Athanase sans oublier Bonaventure, Alexandre de Halès et Thomas d’Aquin jusqu’à Suarez. C’est dire que le concept de flux s’inscrit dans une histoire, pour ne pas dire dans l’histoire. L’influx sera le concept clef qui permettra d’inscrire l’ecclésiologie dans une mystique, car si le Christ-Tête influe la vie, sensum et motum, à tout l’organisme qu’est l’Église c’est bien en vue d’unir les membres non seulement entre eux, mais aussi à leur Tête, c’est-à-dire pour les rendre divins, par participation, certes, mais divins tout de même.

« Chef de l’Eglise 47 le Christ « influe » la vie,

sensum et motum, dans tout l’organisme48.

45 Cf. É. M

ERSCH, Le corps mystique du Christ. Études de théologie historique, t. II, Museum Lessianum, Section théologique n° 29, Edition universelle, Bruxelles, Desclée de Brouwer, Paris, 1951.

46 Cf. B. S

ESBOÜE, Hors de l’Église pas de salut. Histoire d’une formulation et

problèmes d’interprétation, DDB, Paris, 2004, p. 184-186.

47 L’union entre la qualité de chef et la vertu d’influer est étroite : « Le Christ comme homme est notre chef, donc il nous influe quelque chose. » S. THOMAS, In III Sent., dist. XVIII, art. 6, qu. I, sed contra.

Il influe, influit, il épanche, il répand, il déverse ; le mot doit être relevé. Il est traditionnel : depuis les origines, il se formait dans l’Eglise49. Il est consacré aussi : l’Ecole en a fait l’expression technique de nos rapports avec le Christ50. Enfin, il est significatif. Qu’à cet endroit de leur théologie, des gens aussi épris d’idées claires que les maîtres du Moyen Âge aient, tous sans exception, préférés aux notions aristotéliciennes des causes et même à la notion de cause instrumentale, si adaptée cependant et dont

48 Le mot se trouve déjà dans Guillaume d’Auxerre, A. D

E HALES et S. BONAVENTURE. L’idée, déjà chez H. DE SAINT-VICTOR, De sacramentis, II, I, 12 et bien avant. Déjà A. DE

HALES déclare que l’influx est proprement ce qui donne au Christ la qualité de tête (III a pars, qu. XII, membrum 2, art I, § I). — On trouvera quelques explications sur cet influx dans S. THOMAS, S. T., III a, qu. LXIX, art. 2 c. et ad I ; art. 4, c. ; art. 5, c. Voir aussi le prologue du livre III du Scriptum super sententiis : Ad locum unde exeunt, flumina

revertuntur, ut iterum fluant. L’incarnation, dit le saint docteur, montre ce retour des

fleuves vers Dieu. « Ces fleuves, ce sont les bontés naturelles que Dieu influe dans les créatures. […] Quand, par le mystère de l’Incarnation, la nature humaine fut unie à Dieu, tous ces fleuves des bontés retournèrent vers leur principe (car l’homme résume en lui toute la création). Aussi le texte continue-t-il : Ut iterum fluant. Dieu, en effet, avait influé tous les dons naturels ; ils reviennent tous à lui par l’assomption en lui de la nature humaine ; et désormais, ce n’est plus Dieu seul, c’est Dieu et homme (Deus et homo) qui influe avec abondance le flux des grâces. »

49 Voir, par exemple, S. C

YPRIEN, Epist. I, P.L., IV, 202 et surtout S. AUGUSTIN, dans les passages célèbres : De praedestinatione sanctorum, XV ; De dono perseverantiae, XXIV, où il montre la grâce comme l’écoulement, dans le corps, des grandeurs qui sont dans le chef (transire, diffundi, manare).Cf. chap. III. — La même idée est fréquente chez S. CYRILLE D’ALEXANDRIE, voir spécialement In Joh. , XI, P.G., LXXIV, 473, 548, 557.

Quod unus sit Christus, P.G., LXXV, 1272, 1273, 1327. Il emploie les mots : διαβαίνειν,

παραπέµπειν, διήκειν. Voir aussi S. ATHANASE, I Contra arianos, XLVII, P.G., XXVI, 109.

50 C’est ce que V

ASQUEZ exprime en des formules énergiques (consulter In IIIam

Partem, t. I, disp. XLVII, cap. 3, Lyon, 1631, p. 318), qu’on retrouve dans le P. DE GODOY,

Disputationes theologicae in IIIam Partem, III, disp. XXIX, I, 7, p. 178. Voir encore, de

nos jours, VAN NOORT, De Ecclesia, sect. I, c. 2, a. 3 ; et MONSABRE, Conférence sur la

ailleurs ils font tant d’usage, un terme aussi indéfinissable que « influer », ce ne peut être sans raison. Il fallait que l’image d’un organisme mystérieux et de surnaturels échanges vitaux s’imposât impérieusement à leur esprit.

Le Christ, déclare déjà Saint Thomas, est tête autrement que ne le sont les supérieurs humains, même les supérieurs ecclésiastiques, parce que son action à lui n’est pas seulement une direction extérieure ; elle est l’infusion de la vie la plus immanente 51 Cette distinction, comme on le comprend, sera particulièrement soulignée quand viendront les discussions contre les réformés. Les controversistes catholiques expliqueront alors que l’Eglise, même en ayant des supérieurs visibles en plus de son chef invisible, n’a pourtant qu’une seule tête, parce que, seul, le chef invisible répand, dans tout l’organisme, la vie intérieure et mystérieuse qui le soutient.

L’influx du Christ est sans pareil. Aussi, avec le chef qui est le Christ, avons-nous, selon l’explication du théologien de Turnhout, Driedo, une communion que nous n’avons avec aucun roi.

51 La doctrine traditionnelle est que cet influx est double : interne et externe, ou infusion de grâce et gouvernement extérieur. Le premier est le plus essentiel et propre au Christ ; l’autre, secondaire, est exercé aussi par les supérieurs ecclésiastique au nom du Christ. S. T., III a, qu. VIII, art. 6, c. De veritate, qu. XXIX, art . 4, 2. Déjà dans Alexandre de Halès, Saint Bonaventure, Saint Albert le Grand. Cette distinction prendra beaucoup d’importance lors des controverses contre la réforme. M. PEREZ AB UNANOA, De mirebili divini Vervi

« Quand nous devenons membres sous le chef qu’est le Christ, par une opération admirable du Saint- Esprit, nous sommes unis au Christ, et nous passons en lui. Nous le revêtons, nous sommes greffés sur lui par une insertion et union divinisantes »52 »53.

Cette étude nous a ouvert des perspectives insoupçonnables quant à l’application de la théorie métaphysique du flux d’Albert le Grand à l’ecclésiologie et son large champ d’investigation qu’il reste à parcourir.