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PROCESSU UNIVERSITATIS A PRIMA CAUSA

UNIVERSITATIS A PRIMA CAUSA

A. Intérêt de la tradition manuscrite

L’authenticité du De causis et processu universitatis a prima causa d’Albert le Grand est certaine. Trois analyses confirment cette certitude : nous tenterons de les dégager sans oublier leurs significations philosophiques. La première concerne la tradition manuscrite4. Les différents témoins manuscrits relatifs à l’intitulé de l’œuvre sont d’une importance toute singulière. Ils attribuent unanimement l’œuvre à Albert le Grand et donnent des indications fort significatives au sujet des énoncés des titres et des sous-titres de l’œuvre, c’est-à-dire au sujet de son architecture. Les variantes concernant la subdivision de l’œuvre (titres des livres, traités et chapitres) laissent entrevoir la nature de la réception, de la compréhension et de l’intelligence de la lecture de l’œuvre, du moins directement par les

scriptores de l’époque, sinon, indirectement par les lecteurs d’Albert.

4 Cf. A

LBERT LE GRAND, De causis et processu universitatis a prima causa, éd. Col., t. XVII, 2, Prolegomena, p. VII-XXXII.

Ainsi, par exemple, deux codices donnent pour titre à l’œuvre d’Albert : Liber de causarum ex Arabicis Authoribus5. Un autre codex donne pour titre : Hic incipit Summi peripatetici Alberti Magni6.

Ces exemples de variantes concernant le titre du commentaire d’Albert le Grand du De causis, bien que différents, laissent entrevoir deux clefs de compréhension. La première concerne la nature de l’intelligibilité du commentaire albertinien par les scriptores. La seconde concerne la nature de l’intelligibilité du commentaire par son auctor. Dans les deux cas, les scriptores ont lu le commentaire, non pas tant en fonction du textus même du Liber de causis qu’en fonction de la diversité des autorités arabes et péripatéticiennes énoncées par Albert le Grand. Le De causis et processu

universitatis a prima causa ne peut se réduire à un commentaire littéral du Liber de causis :il est surtout une analyse du Liber confrontée aux autorités

grecques et arabes. Le De causis et processu universitatis a prima causa est, en effet, une véritable somme cataloguant les autorités des arabes et des

peripatetices à partir desquels Albert comprendra le De causis. Qu’un tel

commentaire ait pour ainsi dire le rang d’une somme d’auctoritates, voilà ce qui constituera la sommité de ce commentaire présent du De causis ainsi

5 Il s’agit du codex Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, Plut. 83, 1 (indiqué par la lettre F dans l’édition critique) in A. M. BANDINI, Catalogus codicum Latinorum

Bibliothecae Medicae Laurentianae, t. III, Florence 1776, col. 205-206 et du codex Oxford,

Bodleian Library Digby 84 (indiqué par la lettre O dans l’édition critique) in Catalogi

codicum manuscriptorum Bibliothecae Bodleianae, Paris IX, W. D. MACRAY, Codices a viro clarissimo Kenelm Digby, Oxford, 1883, col. 90.

6 Il s’agit du codex Paris, Bibliothèque Nationale lat. 15449 (indiqué par la lettre P dans l’édition critique de Cologne) in L. DELISLE, Inventaire des manuscrits latins de la

Sorbonne, conservés à la Bibliothèque Impériale sous les numéros 15176-16178 du fond latin, Bibliothèque de l’Ecole des Chartes 31, 1870, p. 12 et CH. SAMARAN et R. MARICHAL, Catalogue des manuscrits en écriture latine portant des indications de date, de

lieu ou de copiste, t. III, Bibliothèque Nationale, Fonds latin (n° 8001 à 18613), Paris, 1974,

que celle de sa principale auctoritas : Albert le Grand lui-même. L’intérêt doxographique du De causis et processu universitatis a prima causa, signalé par les variantes du titre du commentaire albertinien, est aussi important que le textus même du Liber de causis. Plus encore, cette méthode doxographique sera, nous le verrons, la condition de possibilité de la théorie albertinienne du flux. C’est en croisant, en confrontant, en disputant des autorités, aussi hétérogènes fussent-elles, qu’Albert arrivera à développer sa théorie du flux. Grâce à sa méthode doxographique, et c’est un fait original, Albert sera simultanément commentator et auctor7. Avec Albert le Grand le style littéraire du commentateur devient celui d’un auteur.

7 Cf. É. G

ILSON, La philosophie au Moyen Âge, t. II, Petite bibliothèque Payot, 275, Paris, 1976, p. 505-506 : « […] les disciples et les contemporains d’Albert le Grand le considèrent moins comme un commentateur que comme un philosophe original. On distinguait, en effet, au Moyen Âge entre le scribe (scriptor), qui n’est capable que de recopier les œuvres d’autrui sans y rien changer ; le compilateur (compilator), qui ajoute à ce qu’il copie, mais sans que ce soit du sien ; le commentateur (commentator), qui met du sien dans ce qu’il écrit, mais n’ajoute au texte que ce qu’il faut pour le rendre intelligible ; l’auteur enfin (auctor), dont l’objet principal est d’exposer ses propres idées, en ne faisant appel à celles d’autrui que pour confirmer les siennes ; aliquis scribit et sua et aliena ; sed

sua tanquam principalia, aliena tanquam annexa ad confirmationem, et talis debet dici auctor. Pour les hommes du XIIIème siècle, Albert le Grand est incontestablement un auteur ; par un privilège réservé jusque-là à quelques docteurs illustres et déjà morts, on le cite comme une « autorité » (auctoritas=auctor), on lit ses œuvres et on les commente publiquement dans les écoles dès son vivant. […] Roger Bacon nous est d’ailleurs garant du triomphe immédiat remporté par Albert, et sa mauvaise humeur bougonne nous en assure mieux que les louanges données au maître par ses disciples : « On croit déjà parmi le public des hommes d’étude, et de beaucoup de gens que l’on estime très savants, et beaucoup d’hommes de valeur le croient aussi, en quoi d’ailleurs ils se trompent, que la philosophie est déjà parvenue aux Latins, écrite en langue latine, composée de mon temps et publiée à Paris. Celui qui l’a composée est cité comme un auteur (pro auctore allegatur

compositor ejus). Car on le cite dans les écoles comme on y cite Aristote, Avicenne,

Averroès ; et il vit encore, et il a eu dès son vivant une autorité dont jamais aucun homme n’a joui en matière de doctrine. Car le Christ même n’a pas si bien réussi, Lui qui fut, ainsi que sa doctrine, un objet de réprobation au temps où il a vécu ». ».

C’est une véritable relecture, voire une réécriture, du Liber de

causis et de ses principales thèses que compte rendre le Colonais par la

rédaction de son commentaire. La coloration de cette relecture est déjà donnée à travers l’intérêt des différents intitulés de son commentaire. Albert le Grand le colonais ne s’est pas contenté de rédiger une expositio du De

causis, comme le fit Thomas d’Aquin. Il a voulu situer le Liber dans le

mouvement historique des idées. La doxographie albertinienne est certes pétrie par un esprit encyclopédique. Mais ici l’arbre cache la forêt. La méthode doxographique d’Albert le Grand fait aussi émerger un autre esprit : celui d’une conscience de l’histoire de la philosophie, de ses ruptures et de ses continuités.