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PROCESSU UNIVERSITATIS A PRIMA CAUSA

UNIVERSITATIS A PRIMA CAUSA

A. Herméneutique et doxographie albertiniennes

La tradition manuscrite nous a déjà indiqué l’un ou l’autre point sur le genre littéraire de ce commentaire. Ainsi, nous avons vu que certaines variantes du titre signifient l’importance essentielle de la doxographie albertinienne, c’est un aspect singulier du De causis et processu

universitatis a prima causa. Cet aspect ne concerne pas exclusivement le

titre mais traverse l’œuvre dans son ensemble ainsi que son style littéraire. Il s’agit d’une méthode qu’Albert emploie dans plusieurs de ses œuvres, notamment dans son commentaire de la Physique d’Aristote :

« Notre intention, en traitant des sciences naturelles, est de satisfaire, selon nos moyens, un livre sur la nature dans lequel ils pourront trouver un cours complet des sciences naturelles et qui leur offre une clé pour l’intelligence des ouvrages d’Aristote […]. Quant à la méthode adoptée dans cet ouvrage, elle consiste à suivre l’ordonnance et les vues d’Aristote et à dire le nécessaire pour son interprétation, sans toutefois ne faire aucune mention du texte. Nous ferons en outre des digressions propres à éclairer les doutes et à compléter ce qui, dans la doctrine du philosophe figure dans un langage trop concis qui, dans certains passages, rend obscure pour beaucoup la pensée du philosophe. En procédant ainsi, nous livrerons des écrits, en aussi grand nombre et de

même nom que ceux d’Aristote lui-même. Nous ajouterons encore çà et là des parties incomplètes de certains livres et quelquefois des ouvrages interrompus ou inédits qu’Aristote n’a point composés ou qui, en supposant qu’il les ait composés, ne sont pas parvenus jusqu’à nous. »19

C’est à la lumière de ce texte fondateur de l’herméneutique albertinienne qu’il faut analyser la doxographie qu’exploite Albert à bon escient dans son De causis et processu universitatis a prima causa. Le projet philosophique d’ensemble d’Albert le Grand n’est pas seulement de rendre Aristote lisible aux Latins. Il s’agit aussi de le rendre intelligible c’est-à-dire de passer son œuvre au creuset de la critique. Albert apparaît ainsi simultanément comme un lector, un commentator et comme un véritable auctor gardant toute l’empreinte de son originalité propre. C’est donc sur la toile de fond de son herméneutique fondamentale que doit se comprendre la méthode doxographique exploitée par Albert en son De

causis et processu universitatis a prima causa.

19 Physica, lib. I, tr. I, c. 1, éd. Col., t. IV, 1, p. 1, l. 23-41 : Erit autem modus noster in

hoc opere Aristotelis ordinem et sententiam sequi et dicere ad explanationem eius et ad probationem eius, quaecumque necessaria esse videbuntur, ita tamen, quod textus eius nulla fiat mentio. Et praeter hoc digressiones faciemus declarantes dubia suborientia et supplentes, quaecumque minus dicta in sententiam Philosophi obscuritatem quibusdam attulerunt. Distinguemus autem totum hoc opus per titulos capitulorum, et ubi titulus simpliciter ostendit materiam capituli, significatur hoc capitulum esse de serie librorum Aristotelis, ubicumque autem in titulo praesignificatur, quod digressio fit, ibi additum est ex nobis ad suppletionem vel probationem inductum. Taliter autem procedendo libros perficiemus eodem numero et nominibus, quibus fecit libros suos Aristoteles. Et addemus etiam alicubi partes librorum imperfectas et alicubi libros intermissos vel omissos, quos vel Aristoteles non fecit vel forte si fecit, ad nos pervenerunt. En outre, quelques lignes plus

loin (ibid., p. 1, l. 48-49) Albert montre que son projet est de rendre Aristote intelligible aux Latins: nostra intentio est omnes dictas partes facere Latinis intelligibiles.

Il ne s’agit donc pas seulement de commenter la littera, il faut également, le cas échéant, la reprendre, voire la corriger et la compléter. Il suffit d’observer le plan du commentaire pour s’apercevoir qu’Albert expose les opinions (opiniones) et les désaprobations (improbationes) de différents philosophes. Cet esprit doxographique est constant dans le commentaire d’Albert le Grand : on le retrouve pour l’ensemble du premier livre et, en partie pour le second. Ainsi Albert parle-t-il des Epicuriens, des Stoïciens, des Péripatéticiens, des Platoniciens. Chaque auteur est classé dans une école philosophique ou un courant de pensée. La classification des auteurs dans chaque école est parfois, pour le moins, fantaisiste, chez le Colonais. Ainsi, le lecteur apprendra que l’étymologie du nom des Epicuri provient de supercurans ou super cutem20, que Socrate est l’instigateur du Stoïcisme21, ce qui d’ailleurs explique « logiquement » pourquoi Platon est régulièrement associé aux stoïciens. L’école Péripatéticienne —les

Peripatetici— se subdivise elle-même entre les Péripatéticiens les plus

anciens —Peripatetici antiquissimi— (Hermès Trismégiste, Asclepius, Apollo), les premiers Péripatéticiens (Peripatetici primi), les Péripatéticiens anciens —Peripatetici antiqui— (Théophraste, Porphyre, Thémistius, Avicenne, Al-Farabi, Al-Ghazali), les Péripatéticiens ultérieurs —

20 A

LBERT LE GRAND, De causis et processu universitatis a prima causa, lib. I, tr. I, c. 2, éd. Col., t. XVII, 2, p. 7, l. 20-27 : Epicurus autem « supercurans » vel « super cutem »

interpretatur. Sortitus autem est hoc nomen eo quod primi philosophantes Epicurei fuerint « supercurantes » dicti a communi plebe, quae non nisi conferentia cogitat, eo quod de supervacuis, ut eis videbatur, rebus scrutarentur et de superfluis quaererent. Superflua enim reputabant, quaecumque ad vitae domisticae utilitatem non referebantur. Les

doctrines épicuriennes, selon Albert le Grand, résidaient essentiellement en un panthéisme tantôt formaliste, tantôt matérialiste, doctrines qui ne sont pas sans nous faire penser à David de Dinant ou à Amaury de Bène. On ne s’étonnera pas que Jean le Teutonique qualifiera les Amauriciens en ces termes suivants: Sunt profanae novitiates quas

introducunt quidam, Epicuri potius quam Christi discipuli. (Cf. JEAN LE TEUTONIQUE,

Sermones, Paris B. N. ms. 14525, f. 111).

21 Ibid., c. 3, p. 8, l. 12 : Cuius philosophiae [scil. Stoicorum] quamvis princeps fuerit

Peripatetici posteriores— (Al-Farabi, Avicenna, Al-Ghazali, Liber de causis, Moïse Maïmonide), les meilleurs Péripatéticiens —meliores Peripateticorum— (Al-Farabi, Avicenne, Al-Ghazali, Liber de causis,

Moïse Maïmonide), et enfin le plus grand Péripatéticien —Peripateticus

sollemnior— (Averroës). La classification des auteurs parmi ces

subdivisions n’est pas systématique22. Surprenante, cette classification trouverait son origine chez les Pères, tout comme l’étymologie fantaisiste de l’école des Epicuri, en particulier chez Lactance23 ou encore chez Tertullien.

22 Selon A. de Libera, « […] Albert distingue en général trois écoles dans la philosophie antique. Les épicuriens : Thalès, Anaximène, Héraclite, Empédocle, « Démocrite et son collègue Leucippe », Caecinna, Attale, Hésiode et/ou Homère, Epicure. Les stoïciens : Pythagore, Hermès Trismégiste, Socrate, Platon, Speusippe, les académiciens et les brahmanistes. Les péripatéticiens : Anaxagore, Aristote, Alexandre, Théophraste, Porphyre, Abubacher et/ou al-Farabi, Avicenne, Algazel, Averroès ». (Cf. A. DE LIBERA, Albert le

Grand et la philosophie, « À la recherche de la vérité », Vrin, Paris, 1990, p. 123).

23 L

ACTANCE, Institutions divines, lib. II, ch. VIII, 48-50, intro., texte, traduction et notes par P. MONAT « Sources chrétiennes », 337, Cerf, Paris, 1987, p. 129 : « En effet, que ce soit la divine providence qui a fait le monde, pour ne rien dire de Trismégiste qui le proclame, rien des Oracles Sibyllins qui contiennent le même message, rien des prophètes qui attestent d’un seul esprit et d’une suele voix la création du monde et l’action créatrice de Dieu, la presque totatlité des philosophes s’accordent également là-dessus : c’est-à-dire les Pythagoriciens, les Stoïciens et les Péripatéticiens, qui constituent les principales écoles. Ensuite, depuis les sept sages jusqu’à Socrate et Platon, l’affirmation fut tenue pour établie et indubitable, jusqu’au moment où, après bien des siècles, se dressa, tout seul, ce fou d’Epicure, qui osa nier ce qui était parfaitement évident, parce qu’il désirait, bien entendu, trouver du sensationnel pour mettre en place une école qui pôrta son nom ». La suite critique la position d’Epicure au sujet de la Providence, thème sur lequel Albert le Grand le critiquera à son tour, ibid., 50-52, p. 129-130 : « Et parce qu’il n’avait rien trouvé de neuf, pour apparaître cependant en désaccord avec les autres, il voulut renverser les croyances anciennes. Mais, sur ce point, tous les philosophes l’ont assiégé de leurs clameurs pour s’opposer à lui. Ce qui est le mieux établi, c’est que le monde a été fabriqué par une Providence, et non pas que la matière a été rassemblée par une Providence. Voilà pourquoi il n’aurait pad dû penser que le monde n’a pas été fait par une Providence, en considérant que sa matière n’a pas été faite par une divine Providence, mais que, puisque le monde a été fait par une Providence divine, la matière a, elle aussi, été faite de façon divine. Il est plus juste de croire, en effet, que la matière a été faite par Dieu parce que Dieu peut tout, que de croire que le monde n’a pas été fait par Dieu, parce que sans esprit, ni raison, ni intelligence, rien ne peut être fait ».

Dès lors, l’interférence patristique dans la remontée généalogique des textes anciens qu’opère Albert le Grand dans l’ensemble de son œuvre serait à prendre en compte : il n’est pas impossible qu’Albert ait lu les Anciens avec les lunettes de ceux qui les ont transmis c’est-à-dire, non seulement les philosophes arabes, mais aussi les Pères de l’Eglise.

Ces quelques exemples surprendront le lecteur moderne. Nous aurions tort de sous-estimer cette méthode doxographique qu’emploie si souvent Albert le Grand. Néanmoins, ces revues doxographiques albertiniennes, bien que fantaisistes à maints égards, ont l’intérêt de témoigner d’une conscience historique et philosophique originale de l’auteur : Albert, en énonçant ces différentes opinions, intègre une méthode historique dans la spéculation métaphysique. La méthode doxographique du commentaire albertinien est, en réalité, fondatrice de son herméneutique et de son épistémologie.