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PROCESSU UNIVERSITATIS A PRIMA CAUSA

QUARTUS , LIBER I)

A. Pseudo-Denys

3. L’influence égale de la Cause première sur ses effets

Du « régime » de la Cause première à son « influence », il n’y a qu’un pas : Albert le Grand le franchira, toujours à l’aide du Liber de causis et de Denys. Il est de la nature de la Cause première de causer, de la même manière qu’il est de la nature du Bien de se diffuser. Encore faut-il analyser ce processus causal ou encore cette diffusion lesquels sont ordonnateurs des êtres : là réside l’originalité de la combinaison du Liber de causis et des

Noms divins dont héritera Albert. Le processus causal de la Cause première,

ou la diffusion du Bien premier, sont ordonnateurs, par leur régime providentiel, des êtres qui leurs sont inférieurs, c’est-à-dire de leurs effets.

« La Cause première existe en toutes choses selon une disposition une, mais toutes choses n’existent pas dans la Cause première selon une disposition une »56.

« […] Passons maintenant à l’étude de cette dénomination de Bien, par quoi les théologiens définissent la Déité supra-divine, quand ils la considèrent dans son absolue transcendance, appelant, je crois, Bonté la substance même de la Théarchie et affirmant que l’être même du Bien, en tant que Bien essentiel, étend sa bonté à tout être. Comme notre soleil, en effet, sans réflexion ni dessein mais en vertu de son être même, éclaire tout ce qui est en mesure, selon la proportion qui

56 Liber de causis, XXIII [XXIV], 176 in op. cit., p. 74-75: Causa prima existit in rebus

omnibus secundum dispositionem unam, sed res omnes non existunt in prima secundum dispositionem unam.

convient à chacun, de participer à cette lumière, il en est certainement de même du Bien (car il dépasse le soleil comme dépasse une image imprécise l’archétype transcendant considéré dans sa propre substance) et c’est à tous les êtres que, proportionnellement à leurs forces, il distribue les rayons de son entière bonté. C’est à ces rayons que doivent de subsister, intelligibles ou intelligents, toutes les essences, toutes les puissances et tous les actes ; c’est par eux qu’existent tous les êtres qui possèdent une vie indestructible et inaltérable, tous ceux qui échappent à la mort, à la matière et au devenir, tous ceux qui se situent au-delà de la mutation instable, fluente et toujours génératrice de nouvelles diversités, tous ceux qui, incorporels et immatériels, ne sont objets que d’intellection, et qui, intelligents eux-mêmes, possèdent une intellection qui n’est pas de ce monde, car ils connaissent par illumination les raisons propres de tous les êtres et ils transmettent à leurs congénères leur propre savoir. C’est également à la Bonté qu’ils doivent leur permanence et aussi leur stabilité, la conservation, la garde vigilante et le sanctuaire de leur bien propre. Et c’est parce qu’ils se modèlent sur lui autant qu’il est en leur pouvoir qu’ils prennent ainsi la forme du Bien et qu’ils transmettent aux êtres qui ont rang au-dessous d’eux, selon la prescription d’une loi divine, les dons de toutes sortes qu’ils ont reçu du Bien. C’est au Bien qu’ils doivent également de s’ordonner entre

eux selon une hiérarchie qui n’est pas de ce monde, de rester intérieurement indivisés malgré leur mutuelle compénétration, de se distinguer les uns des autres sans aucune confusion ; c’est le Bien qui confère aux intelligences inférieures le pouvoir de tendre vers celles qui les surpassent, aux plus anciennes de veiller sur leurs subordonnées »57.

La question de la causation des êtres par la Cause première pose donc la question de l’articulation entre leurs relations mutuelles (quel type de relation y a-t-il entre les différents êtres ?), leur devenir (quel est leur devenir générationnel et corruptible ?), leur stabilité ontico-ontologique (comment les êtres peuvent-ils durer) et leurs différenciations (si les êtres ont en commun de se distinguer de la Cause première, s’identifient-ils les uns aux autres ou sont-ils séparés les uns des autres ? Bien que tous dérivent de la Cause première, ont-ils pour autant même rang ontologique les uns vis-à-vis des autres ?). Là encore, apparaît l’écueil de l’hermétisme : si le Tout s’identifie à chaque individualité d’être (Dieu est tout), et que chaque individualité d’être s’identifie au Tout (toute chose est Dieu), alors les individualités s’identifient aussi les unes les autres et il y a non- différenciation des êtres dans leur individualité (chaque chose est toutes choses). Albert répondra en puisant sa réponse à nouveau dans la formulation de sa problématique : la causation est ordonnatrice en ce sens que non seulement elle différencie radicalement les êtres de la Cause première mais elle distingue aussi les êtres entre eux en le subordonnant les uns aux autres. Cette causation ordonnatrice permet de sauvegarder le statut commun de tous les êtres face à la Cause première mais aussi de sauvegarder le principe ontico-ontologique de différenciation dans une

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théorie hiérarchique. La hiérarchie permet de sauvegarder ainsi simultanément l’unité des êtres et leur diversité. De même, cet ordonnancement hiérarchique permet aux êtres d’être à la fois stables en ce qu’ils sont et soumis au flux continuel du temps. Cette théorie de la hiérarchie, que l’on retrouve dans le Liber de causis et chez Denys sera également l’une des sources d’Albert quant à la formulation de sa théorie du flux. Conçu comme procession donatrice de formes, le flux permet à la fois de garantir une unité des êtres et leur diversité.

L’héritage dyonisien, combiné à celui du Liber de causis, sera, nous l’aurons compris, capital chez Albert le Grand. Denys permettra à Albert de soutenir d’abord l’antériorité absolue de la Cause première sur le temps, c’est-à-dire son éternité : la Cause première ne peut être qu’éternelle car elle ne procède de rien et n’est soumise à rien. Le déploiement de la transcendance de la Cause première, per via eminentiam, s’opère à partir de sa fonction « régalienne » : l’éminence ontico-ontologique du Premier Principe (où quod est et quo est sont identiques) sur ses effets se traduit également par le fait que seul le Premier Principe peut faire procession sans changement, en étant identique à lui-même, et en créant des réalités autres que Lui. Le Premier Principe peut gouverner l’univers sans s’y confondre dans la mesure où son mouvement de procession recouvre également une médiation, trait d’union ontologique indispensable entre l’éminence de Dieu et l’immanence du monde. Le flux, s’il ne change pas la nature de la Cause première, permet la causation et garantit la différenciation ontico- ontologique de chaque être et vis-à-vis de la Cause première et entre eux. Ce principe de différenciation ontico-ontologique des réalités qui fluent du Bien et tendent au Bien, et qui sont donc bonnes non en vertu de leur essence mais en vertu de leur origine, Albert ira le puiser chez Boèce.