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ORIENTATIONS THEORIQUES ET METHODOLOGIQUES

2.1. LE CADRE DE LA SOCIOLINGUISTIQUE

On situe habituellement la naissance de la sociolinguistique aux Etats Unis entre les années 60 et 70 dans un contexte historique qui incite le gouvernement fédéral à lancer une politique sociale visant à réussir l’intégration scolaire des minorités linguistiques. Associés à ce projet, les travaux de Labov en dialectologie sociale, de Hymes en anthropologie linguistique et de Fishman en sociologie du langage marquent véritablement le départ de cette discipline.

L’approche du domaine de la sociolinguistique nécessite qu’on le définisse d’abord pour mieux en cerner les aspects qui en font un champ autonome. Mais la difficulté d’une telle tentative réside dans la multiplicité de ses sous disciplines aux contours, souvent, mal définis. Marcellesi (2003 : 45) qui la considère comme une sorte de « pont-aux-ânes », un « fourre tout » en rapporte quinze secteurs de recherche dont nous retenons : la macrosociologie du langage, la démographie linguistique/ dialectologie sociale, la description des variétés non- standard/ ethnographie de la parole, le développement et standardisation linguistique…

Le caractère multipolaire de la sociolinguistique la situe au carrefour de plusieurs disciplines : la psychologie, l’anthropologie, la sociologie, l’histoire…ainsi qu’aux autres linguistiques : sémiotique, linguistique textuelle, pragmatique, analyse conversationnelle…(Boyer, 1996 : 8 ). C’est pourquoi, elle est à appréhender comme une entité plurielle qui oppose et impose son caractère interdisciplinaire. En cela et pour beaucoup de chercheurs, elle ne se confond plus avec la linguistique générale dont l’exigence de l’autonomie exclut toute analyse qui se situe en dehors de son champ formel.

En effet, la sociolinguistique est présentée comme une discipline des sciences du langage qui est née de « la crise de la linguistique ». Marcellesi (2003 : 39) renforce ce point de vue :

« La linguistique formelle, après avoir rendu compte d’un grand nombre de faits linguistiques, se trouvait incapable d’intégrer de manière satisfaisante la variation et en même temps ne répondait pas réellement à des questions qu’elle refusait de se poser, mais que la vie lui posait, celles de la place et du rôle des phénomènes langagiers dans la société : le cumul de ces deux incapacités [ ] a conduit à la mise en cause de la linguistique formelle et au succès de [ ] la sociolinguistique. »

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Baylon (1996 : 17) qui souligne l’engouement des linguistes « pour cette nouvelle « science », […] seule capable de résoudre la crise de la linguistique » établit à son tour d’une véritable rupture entre ces deux disciplines :

« De fait, la linguistique qui englobe pratiquement tout ce qui n’est pas description formelle d’un code unique, tout ce qui est étude de la parole ou du langage dans un contexte social, culturel ou comportemental, s’oppose, empiriquement, à une certaine linguistique, tant par le domaine de recherches que par le point de vue… »

Labov (1976 : 258), considéré comme le fondateur de la sociolinguistique estompe le fossé qui sépare celle-ci de la linguistique : « S’il n’était pas nécessaire de marquer le contraste entre ce travail et l’étude du langage hors de tout contexte, je dirais volontiers qu’il s’agit là de linguistique ». Il montre ainsi qu’il ne distingue pas entre une linguistique qui étudie les langues d’un point de vue formel et une sociolinguistique qui prend en compte leur aspect social. Cependant, nous notons que le caractère social de la langue n’est pas une découverte labovienne. Il est souligné par (Saussure 1916 : 33) : « La langue est une institution sociale », sans pour autant être considéré comme objet de ses études.

Ce bref exposé sur la sociolinguistique indique que les positions des chercheurs vis-à-vis de ce domaine varient selon leurs points de vue et l’angle à partir duquel ils l’envisagent. Ceci, non seulement, en fait un terrain très étendu mais l’une des sciences du langage qui a favorisé une abondante production, témoignage de son perpétuel renouveau théorique et méthodologique. Pour notre part et pour cette recherche, nous adoptons la vision labovienne car nous pensons que l’analyse d’une langue ne peut révéler toutes ses facettes que si on l’examine de l’intérieur (formellement) et aussi en lien avec ses usagers et son contexte de production.

Aujourd’hui la sociolinguistique englobe des disciplines très variées ayant attrait à l’étude du langage dans son contexte socioculturel. Cependant nous en privilégions deux domaines que nous estimons être au cœur des préoccupations de notre étude : le domaine de la sociolinguistique variationnelle et celui de la sociolinguistique interactionnelle. Nous les examinerons en soulignant certains de leurs axes respectifs dans lesquels nous avons choisi de mener notre travail.

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2.1.1 LA SOCIOLINGUISTIQUE VARIATIONNELLE

La sociolinguistique variationnelle, un courant à visée macro-sociolinguistique, est née des travaux de recherche menés par Labov et de ses méthodes de description des structures et de l’évolution des langues au sein d’une communauté linguistique. Dans cette perspective, la langue n’est plus perçue comme un tout abstrait et homogène. La variabilité permanente des usages émanant du sujet parlant est réhabilitée pour être mise au cœur du projet de toute description linguistique. Trois concepts clés constituent le fondement théorique de la conception labovienne : l’hétérogénéité des pratiques linguistiques et corrélativement des grammaires qui les modélisent, l’existence d’une variation réglée et contrainte par le système linguistique lui-même (la variation inhérente) et le changement linguistique.

L’apport fondamental de Labov (1972) est qu’il s’intéresse plus particulièrement à la

variation intrinsèque à la langue. Sa conception de cet élément le conduit à insérer, dans la

linguistique structuraliste, l’étude des incidences des faits sociaux sur la structure interne de la langue. Son objectif de trouver des explications à tous les faits linguistiques qu’il observe lui impose de réserver une place importante pour les enquêtes de terrains et aux enquêtes quantitatives.

C’est dans cette perspective qu’il entreprend des enquêtes de dialectologie à grande échelle dégageant plusieurs manières de parler qu’il tente de mettre en corrélation avec l’appartenance à telle ou telle catégorie sociale examinée (Labov, 1976). Selon lui, il n’y a pas d’étude de la langue sans prise en compte de l’environnement social qui la produit. Les paramètres sociologiques (âge, sexe, niveau socioculturel…) sont autant d’éléments à mettre en relation avec le choix d’une forme linguistique par rapport à une autre. Avant de présenter la méthodologie adoptée dans les travaux de la sociolinguistique variationnelle, nous proposons d’examiner la notion de variation linguistique.

2.1.1.1. La variation linguistique

Comme nous l’avons souligné, la variation est une des notions fondamentales de la sociolinguistique variationnelle. Elle a été introduite par Labov, en analysant minutieusement la variation phonétique à New York (1966). D’autres sociolinguistes comme Marvin Herzog et Uriel Weinreich adoptent la même démarche théorique qui les réunit, avec lui, dans leur article « Fondements empiriques d’une théorie du

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changement linguistique » (1966). Dans leurs travaux, la variation linguistique est définie comme l’alternance entre plusieurs éléments linguistiques (des variables) qui expriment la même notion.

Il n’existe aucune société qui dispose d’une seule variété linguistique. De même qu’il n’existe point de locuteur qui maitrise une seule variété. La variété linguistique ne peut être dissociée de la notion de « norme ».14 Elle désigne alors différentes manières de s’exprimer dans une langue donnée qui se manifeste sur plusieurs niveaux et en fonction de plusieurs facteurs. Les sociolinguistes distinguent généralement quatre types de variations :

1. La variation diachronique se place sur un axe temporel et indique qu’il y a un changement de langues selon des époques différentes. Ce changement qui concerne tous les niveaux de la langue (phonétiques, morphosyntaxiques, lexicaux ou sémantiques) se produit dans toutes les langues, de façon brutale ou imperceptible. 2. La variation diatopique renvoie aux différences linguistiques observées au niveau

géographique. On l’appelle aussi variation régionale du fait que la langue se répartit en fonction des usages qui diffèrent d’une région à l’autre, dits aussi régionalismes dont (Gadet 1997) propose les notions de régiolectes ou topolectes.

3. La variation diastratique se situe sur un axe social et renvoie aux différences linguistiques observées selon les classes sociales auxquelles les locuteurs appartiennent. Il est alors question de sociolectes.

4.

La variation diaphasique est aussi appelée variation situationnelle et dépend de la situation de communication dans laquelle le locuteur se trouve. Dans ce cas là, on parle de styles ou de registres d’une seule langue.

Mais ces variétés témoignant de la diversité d’une langue peuvent être augmentées par d’autres variables, non moins importantes pour rendre compte de la totalité des usages utilisés au sein d’une seule communauté linguistique. Celles-ci renvoient à l’âge, au sexe, à l’ethnie, à la religion, à la profession, au groupe et d’une manière générale à tout ce qui permet aux individus de fonder une identité propre (orientation sexuelle, appartenance à une congrégation religieuse…) (Moreau, 1997 : 284). Pour notre

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recherche, nous exploiterons ces différentes variables en insistant particulièrement sur la variation diachronique et sa dynamique qui touche les pratiques des jeunes issus de l’immigration maghrébine que nous observons.

2.1.1.2. La méthode variationnelle

La méthode variationnelle, liée au nom de Labov, s’enracine dans sa conception de l’objet de la linguistique et du travail du linguiste. En prenant en compte la nature sociale de la langue, l’auteur (1976 : 350) propose d’aborder la linguistique sous une nouvelle orientation, soumise au même protocole d’observation que celui des sciences expérimentales :

« Comme toujours, il y aura des linguistes pour consacrer tout leur temps à l’analyse de leurs intuitions sur la langue, et d’autres pour étudier les textes ou pour produire des expériences de laboratoire. Mon avis est que, de plus en plus, ce genre d’activités se verra apprécié comme préliminaire indispensable à une recherche. Mais désormais, la théorie linguistique ne pourra plus dédaigner le comportement social des sujets parlant que la chimie ne peut ignorer les propriétés observables des éléments ».

En effet, cette perspective empirique qui oppose la « linguistique de terrain » à la « linguistique de bureau » impose le recours à l’enquête et aux techniques empruntées aux méthodes de la sociologie (observation, entretien, questionnaire). Celles-ci offrent des dispositifs de collectes d’informations plus diversifiées et des résultats fiables qui assurent l’explication des réelles motivations de la variation.

Ces exigences méthodologiques caractérisent la première enquête entreprise par Labov concernant l’île de Martha’s Vignard (1961-62) sur laquelle il étudie le traitement des diphtongues [ay] ou [aw] chez les habitants. La deuxième enquête (1963-64) est celle où il analyse la « stratification » du /r/ dans trois grands magasins de New York. Elle lui a permis de dégager des comportements langagiers qui sont soumis à des variations en fonction des milieux sociaux des interviewés. Son enquête sur le vernaculaire noir américain, parlé par les jeunes de Harlem (1965-1967) emprunte les mêmes outils méthodologiques et descriptifs. Aujourd’hui, les approches de la sociolinguistique restent relativement inchangées. Elles sont largement utilisées par de nombreux chercheurs qui les appliquent à d’autres objets d’études. En témoigne clairement le nombre considérable des travaux recensés par Maurer (1989). L’un de nos objectifs est la description des pratiques langagières des jeunes issus de l’immigration maghrébine en rapport avec celles de leur communauté d’accueil et aussi

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d’origine. Aussi serons nous amenée à y relever des variables aux niveaux phonologique, lexical, morphosyntaxique et en caractériser les motivations. La prise en compte de la variation est donc incontournable pour notre travail. L’analyse de celle-ci nous conduira à recueillir un ensemble de données suivant des situations et des paramètres diversifiés. Afin de pouvoir en proposer de véritables analyses sociolinguistiques, il nous faudra donc mener une enquête sur un échantillon de locuteurs relativement représentatifs de la structure sociologique des groupes à observer. Cette méthode quantitative nous facilitera l’exploitation d’un nombre très important de variations, d’observer des corrélations entre les usages linguistiques et les variables sociales, de dégager des comportements différentiels entre les groupes enquêtés au niveau de l’âge, du sexe, de l’appartenance sociale....

Cependant, malgré les différentes perspectives que nous offre cette méthode pour l’analyse des questions de macro-sociolinguistique, elle ne peut, à elle seule, nous permettre d’examiner des phénomènes plus complexes, liées à l’imbrication de faits culturels, sociaux et linguistiques, relevés lors d’échanges communicatifs réels. Aussi s’impose-il à nous la nécessité de la compléter par la méthodologie interactionnelle, appropriée à notre objet de recherche.