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5.3.1.1.1 Emprunt à la langue tsigane

5.3.1.1.5. Emprunt à l’argot traditionnel

D’après Mathieu (2009 : 15) le mot argot est attesté pour la première fois en 1628 dans un ouvrage intitulé Le jargon de l’argot réformé, ne désignant ni un vocabulaire ni une langue. Dans sa préface, en joignant un glossaire du jargon des Argotiers, l’auteur rapporte avec humour l’histoire de la gueuserie, l’origine des Argotiers, la hiérarchie de l’argot ainsi que les appellations des personnages en question. Dans ce contexte, argoter signifiait s’adonner à la

mendicité et la plus grande préoccupation des argotiers est de faire bonne chère et de ne pas

travailler. Autrement dit, ruser en employant tous les moyens qui suscitent la pitié et l’attendrissement des plus durs. Selon Giraud (1966 : 5), héritier de l’ancien jargon,

« Le mot [argot] qui date du XII è siècle, désigne non une langue mais la collectivité des gueux, des mendiants qui formaient dans les fameuses Cours des Miracles, le Royaume de l’Argot ; le terme s’est appliqué à leur langage ; on a dit d’abord le jargon de l’Argot, puis l’argot ».

Le terme jargon a connu des évolutions à travers le temps. En 1694, il connaîtra un rapprochement étymologique avec baragouin « cri en gesticulant » avant d’évoluer pour désigner « un langage corrompu qui n’est pas intelligible». Dans son dictionnaire des

Synonymes François, sous l’entrée « Langage. Langue. Idiome. Patois. Jargon », l’Abbé Girard

(1779) fait évoluer le sens du mot en lui conservant sa connotation négative :

« Un jargon est un langage particulier aux gens de certains états vils, comme les gueux et les filous de toutes espèces : ou c’est un composé de façons de parler, qui tiennent à quelque défaut dominant de l’esprit et du cœur, comme il arrive aux petits maîtres, aux coquettes, etc. Le mot jargon fait donc toujours naître une idée de mépris. »

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Au XIX e siècle, en gardant ce même sens, le mot jargon désigne le langage plus ou moins technique dont se servent des gens pratiquant la même profession ou le même art. Du fait de sa grande créativité lexicale, cette forme argotique est, pour Marcel Schwob (1989 : 15) « le contraire d’une formation spontanée. C’est une langue artificielle, destinée à n’être pas comprise par une certaine classe de gens »

Le langage des jeunes locuteurs que nous avons interrogés au Collège Edouard Vaillant puise des formes argotiques empruntées à l’argot français traditionnel. Toutefois, nous n’avons recensé que quelques unités linguistiques, partagées aussi bien par l’ensemble des jeunes locuteurs français que par certains adultes. Elles concernent les seules formes suivantes :

Beut(h)  « cannabis en feuilles »,verlan du mot herbe [ >  > >  ( par

troncation) >  (par redoublement) hypocoristique (Goudaillier 2001 : 62) ; Avoir la dalle « avoir très faim », au XIVème siècle, le mot "dalle" illustrait la bouche par laquelle passent les aliments ; Came « drogue », terme argotique qui viendrait de camelote, familièrement utilisé pour renvoyer à une marchandise illicite ou à peu de valeur (drogue). Le mot a donné l’adjectif

Camé « drogué » ; Condé  « policier », Mec « garçon homme, petit copain », mot

argotique d’origine incertaine. Selon Walter (1988), il est l’abréviation de maquereau dans sa prononciation ancienne , et le sens ayant évolué, c’est mac qui a pris le relais pour désigner un proxénète ; Taf « travail », d’origine inconnue, il pourrait être une apocope de l’adjectif tafouilleux (chiffonnier, celui qui fouille dans les tas de chiffons) (Colin & Leclère, 1990 : 605), Trouillard « peureux », du substantif trouille « peur » ; mot du nord-est, peut être du néerl. Drollen, « aller à la selle ». Pop. D’après le Larousse également trouiller, « lâcher du vent » dans les dialectes de Franche comté et du Jura.

Goudaillier (2001 : 14) assimile les pratiques langagières des jeunes d’origine immigrée, entre autres, maghrébine à une activité argotique du fait de son exubérante créativité lexicale, à partir de la langue d’origine. Il les inscrit « le long d’un continuum temporel, qui en France, à l’époque contemporaine, permet de passer, ceci sans aucune coupure dans le temps, de la période des argots des métiers à celle des argots sociologiques ». Ainsi, l’auteur (p : 15) établit un rapprochement entre l’argotier traditionnel, très attaché à son quartier et à sa langue populaire et les locuteurs «des cités, banlieues et quartiers d’aujourd’hui qui ne trouvent refuge linguistique identitaire que dans leurs productions linguistiques coupées de toute référence à une langue populaire française nationale ». Rapprochement remis en question par Trimaille et Billiez (2008 : 97) qui trouvent qu’ « il est difficile, voire impossible, d’étayer ces attributions

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de fonctions identitaire ou cryptique à des unités lexicales (à fortiori) à une « variété argotique » sans les rapporter à des éléments linguistiques utilisés dans des échanges en face à face contextualisés… ».

Pour notre part, en considérant les définitions du mot argot et leur évolution à travers le temps et en soulignant que ce phénomène linguistique préexiste aux jeunes issus de cette immigration, nous pensons qu’une telle désignation ne convient pas à décrire les pratiques des jeunes que nous observons. La première raison réside dans le fait qu’elle appelle, directement ou indirectement à considérer ces derniers négativement à partir de l’usage de quelques unités linguistiques largement partagées par l’ensemble des Français (jeunes et adultes). Par ailleurs, une telle substitution est à notre sens à écarter, compte tenu du nombre très important de mots utilisés en langue d’origine. A ce sujet, Trimaille et Billiez (p : 98) rapportent que « plusieurs auteurs distinguent encore la « langue de cité » de l’argot sur le critère de la part que prennent les emprunts en arabe ». Ils expliquent qu’ :

« outre le fait que cela confirme le caractère souvent implicite de « l’identité ethnique » des enquêtés, la présence d’emprunts, dont on peut faire l’hypothèse qu’il s’agit d’alternances de codes plus ou moins stabilisées dans les pratiques de communications et en ce sens vernacularisées, illustre la dynamique plurilingue qui accompagne la redéfinition des appartenances groupales en milieu urbain. »

A partir de là, il paraît évident que les deux modes de communications diffèrent aussi bien par leur nature de création que par leur fonctions. En effet, alors qu’une forme argotique, comme le constate Schwob (1989 : 15) « est le contraire d’une formation spontanée [car] c’est une langue artificielle, destinée à n’être pas comprise par une certaine classe de gens », les formes langagières des jeunes issus de l’immigration maghrébine naissent naturellement de situations de contact de langues et de contraintes sociales en lieu migratoire. En lien avec ces différences, l’argot revêt essentiellement une fonction cryptique tandis que les pratiques langagières des jeunes renvoient principalement à leur fonction identitaire.