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LES PRATIQUES LANGAGIERES DES JEUNES ISSUS DE L’IMMIGRATION MAGHREBINE DE BORDEAU

5.3. ANALYSE DU « DISCOURS EN FRANÇAIS »

Les jeunes issus de l’immigration maghrébine de Bordeaux développent un parler français qui contourne la langue standard du fait de sa grande créativité lexicale. En reprenant la définition de Dubois (1994 : 126) nous entendons par « créativité lexicale » « l’aptitude du sujet parlant à produire spontanément et à comprendre un nombre infini de phrases qu’il n’a jamais produites ou entendues auparavant ». C’est une source aboutissant à quelque chose d’auparavant inconnu dans la langue. Créer, c’est inventer aussi à partir d’éléments déjà existant pour produire une nouveauté qualifiée de néologisme. Ce concept, de néo « nouveau » et logos « parole, discours » peut dans un premier temps selon une définition simple et contemporaine de Sablayrolles (2003 : 3) signifier « mot nouveau » ou « sens nouveau » d’un mot déjà existant dans la langue. Cependant la formation de nouvelles formes paraît parfois plus complexe, rendant ce concept plus difficile à cerner.

Le phénomène d’innovation lexicale est un fait naturel commun à toutes les langues. Comme l’explique le même auteur (p : 4) :

« La communication entre les êtres humains passe en effet originellement par la création de mots pour désigner l’univers qu’ils perçoivent, les sentiments qui les animent. […] Quelle que soit l’interprétation, métaphysique, biologique ou linguistique, le langage est toujours inscrit dans un processus langagier créatif et donc néologique. »

Dans les pratiques langagières francisées des jeunes observés, l’innovation lexicale se

manifeste grâce à un arsenal de procédés sémantiques ou formels, par la production d’unités lexicales qui interviennent dans la langue française, sous une forme nouvelle ou par l’apparition d’un sens nouveau à partir d’un même signifiant. Bien qu’ils ne soient pas propres à nos enquêtés, d’autres phénomènes de créativité lexicale tels que l’emprunt, la métaphore, le verlan…sont exploités dans leur langage, dans des configurations très spécifiques qui renvoient à la particularité de leur catégorie générationnelle. Nous commencerons par exploiter les procédés sémantiques de création lexicale dans ce groupe de locuteurs avant de nous intéresser à l’analyse des procédés formels qu’ils adoptent pour contourner la langue standard.

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5.3.1. LES PROCEDES LEXICO- SEMANTIQUES

Les jeunes qui intéressent notre étude procèdent à la création lexicale du français en y introduisant des nouveautés lexicales construites à partir de procédés divers, lesquels leur permettent de renouveler constamment leur lexique, généralement, à caractère éphémère. Les procédés les plus productifs sont les procédés lexico-sémantiques qui agissent sur le signifié. Ils concernent des emprunts à d’autres langues ou parlers dont certains sont reproduits tels quels et d’autres sont modifiés. En effet, ce procédé relevé dans notre corpus se rapporte à l’apport de la langue tsigane, des langues africaines, de l’espagnol...Par ailleurs, l’emprunt concerne également des unités prises à l’argot français traditionnel et anglo-américain et au bordeluche. Les phénomènes de la métaphore et de dérivation utilisés de façon récurrente, participent eux aussi à créer de nouveaux sens dans le français produit par les jeunes. Nous examinerons toutes ces sources qui alimentent cette langue.

5.3.1.1. L’emprunt aux autres langues et parlers

Quels que soient le statut et l’importance d’une langue, celle-ci a besoin de renouveler son lexique pour pouvoir répondre aux besoins de ses locuteurs. Il est donc nécessaire qu’elle recourt à l’emprunt de mots d’une autre langue pour se redynamiser et perdurer dans le temps. L’emprunt linguistique désigne à la fois le procédé par lequel les utilisateurs d’une langue adoptent intégralement ou partiellement une unité linguistique du type (lexical, sémantique, phonologique, syntaxique) d’une autre langue et aussi le trait linguistique qui est emprunté à une autre langue. Pour Dubois et al. (1973 : 188) « il y a emprunt linguistique quand un parler A utilise et finit par intégrer une unité ou un trait linguistique qui existait précédemment dans un parler B et que A ne possède pas ; l’unité ou le trait emprunté sont eux-mêmes appelés emprunts. »

L’emprunt du type lexical, plus nombreux que les emprunts phonétiques ou syntaxiques, porte essentiellement sur le mot, dans sa relation sens-forme. Nous distinguons très particulièrement trois principaux types d’emprunts lexicaux : L’emprunt intégral qui est un emprunt de la forme et du sens. Il a lieu avec ou sans légère adaptation graphique ou phonologique. L’emprunt hybride qui se rapporte aux emprunts de sens, mais dont la forme est partiellement empruntée. Le faux emprunt est celui qui paraît intégral dans son apparence même si les éléments (forme et sens) le constituant n’appartiennent pas à la langue qu’on croit prêteuse. Nous illustrerons ces types d’emprunts par des usages rencontrés sur le terrain.

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Au cours de son histoire, pour des raisons diverses, le français a emprunté à beaucoup de langues étrangères (latin, grec, italien, anglais…) Il continue à enrichir son lexique d’apports étrangers en fonction des besoins de sa communication. Cependant, la question de l’emprunt se pose, aujourd’hui, de façon différente avec les langues de l’immigration évoluant sur son territoire. Parmi ces langues, l’arabe est de loin celle qui est réputée fournir un grand nombre d’unités lexicales étrangères au français parlé par les jeunes issus de l’immigration maghrébine. Comme nous l’avons précédemment noté, nous ne traiterons pas, ici pour la description « du discours en français » de l’« emprunt à l’arabe » comme apport d’une langue étrangère à ces locuteurs. A mesure que nous avancerons dans ce travail, nous expliciterons les motivations de ce choix d’orientation.

En effet, concernant ce sujet, comme Mélliani (2000) qui n’utilise pas le mot emprunt à l’arabe dans ses analyses, nous sommes, nous aussi, loin d’être convaincue que cette notion soit appropriée à la situation que nous décrivons. A l’instar de l’auteur, nous lui préférons celle de

variations codiques car tel qu’il se définit l’emprunt suppose que les locuteurs qui empruntent

d’une autre langue vers la leur, pour divers besoins communicatifs, le font à partir d’une langue étrangère. Or, tel qu’il est utilisé par ces usagers dans sa forme dialectale, l’arabe est la première langue maternelle apprise et parlée en famille pour la majorité d’entre eux. Elle peut aussi l’être au même moment que le français. Selon Raja Bouziri (2002 : 105) le répertoire linguistique de ces jeunes incluant l’arabe et le français « ne serait pas la somme de deux langues apprises de façon consécutive, mais bien celui que nous supposons être de deux langues maternelles, acquises de façon précoce et simultanée». De même que le nombre très élevé d’unités linguistiques arabes insérées dans le discours des jeunes observés, en comparaison avec celui des unités empruntées aux langues étrangères (tsigane, africaines, latines, anglo- américain…) appuie le sens de notre vision.