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LE LANGAGE DES JEUNES ENQUÊTES : LE CHOIX D’UNE ORIENTATION D’ANALYSE

LES PRATIQUES LANGAGIERES DES JEUNES ISSUS DE L’IMMIGRATION MAGHREBINE DE BORDEAU

5.1. LE LANGAGE DES JEUNES ENQUÊTES : LE CHOIX D’UNE ORIENTATION D’ANALYSE

En sociolinguistique, suivant leurs orientations, les études qui s’intéressent à l’examen des pratiques langagières des jeunes se divisent en deux catégories. La première qui représente des chercheurs tels que Adolphe 1995, Goudailler 1997…, se place du seul côté de la langue française de référence en considérant ces locuteurs comme uniquement monolingues. Elle souligne le caractère innovant de leur comportement linguistique dû à certaines récurrences non observées dans le langage des jeunes de leur génération vivant en France. La majorité de ces contributions caractérisent ces usages en tant qu’un langage spécifique, une variété « déviante » du français, partagée par l’ensemble des jeunes qui vivent dans des banlieues de la région parisienne et dans d’autres villes françaises. La deuxième catégorie de chercheurs (Merabti 1991, Melianni 2000, Bouziri 2002…) les examine en tenant compte de leur bilinguisme français / arabe. Ainsi, dans leurs analyses, celles-ci, sont considérées en tant que code séparé, une sorte d’une « autre langue » qui fournit ses propres éléments linguistiques naissant du contact des deux langues en contexte migratoire.

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Concernant la première catégorie de chercheurs, nous pensons que pour envisager le parler oral des jeunes d’origine maghrébine en tant que variété distincte de celle pratiquée par d’autres jeunes appartenant à la même génération et aussi du français standard il faudrait y avoir relevé des traits linguistiques concurrents et vérifié que ces derniers fonctionnent comme des variables sociolinguistiques spécifiques à eux à tous les moments de leur journée et avec tous leurs interlocuteurs. Mais, à la suite de Trimaille et Billiez (2007 : 96) nous constatons que les descriptions du français « commun » font encore relativement défaut pour pouvoir se prononcer sur la spécificité des traits observés dans leurs pratiques. De même qu’il nous semble que sortir ces comparaisons du seul cadre lexical dont elles font régulièrement l’objet s’avère d’une nécessité absolue. Or, on ne dispose pas non plus de suffisamment d’informations sur les particularités phonologiques, morphologiques et syntaxiques du français parlé par cette catégorie de locuteurs. Et même si celles-ci existent, tel que Liogier (2002 : 5 ) nous le rappelle «…la variation serait difficile à observer du fait de l’absence de modélisation du français parlé […] et les exemples non standard sont analysés par référence avec la norme écrite, ce qui est méthodologiquement non recevable ».

Partant de ces constats et au-delà de la simple description linguistique que nous proposons d’entamer pour saisir les différents constituants des pratiques langagières des jeunes en question, notre objectif est de reconsidérer ces formes d’usage en les replaçant dans un cadre interactionnel et situationnel bien défini. En tenant compte de tous les paramètres liés à la situation sociolinguistique de ces jeunes, nous nous devons d’intégrer l’idée que leurs pratiques langagières se développent dans un environnement social (familial et communautaire) où le bilinguisme collectif est une caractéristique majeure. Dès lors, ces pratiques ne peuvent être appréhendées selon un seul angle qui les catégorise irréversiblement en tant que variété « figée » du français ou comme seul et unique moyen de communication possible en leur possession, mais comme une « autre façon de parler » parmi un ensemble de registres langagiers qu’ils possèdent et qui sont variables en fonction de la situation d’échange et de l’interlocuteur. Les pratiques langagières des jeunes que nous décrivons font partie d’un répertoire linguistique plus large qui reflète leur double langue (français et arabe) et leur double appartenance culturelle (arabe et occidentale).

Pour pouvoir cerner au plus près la réalité du comportement linguistique des jeunes, tant au niveau de la description formelle de la langue qu’au niveau sociolinguistique et interactionnel, nous adoptons la même vision de l’analyse de Liogier (2002 : 7). Pour celle-ci, le répertoire de ces derniers est constitué de quatre pôles distincts : le pôle « pays d’origine », le pôle

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« famille », le pôle « France », le pôle « quartier », utilisés à des moments différents en fonction de la situation d’interaction. Comme l’auteur, nous pensons que ces jeunes ne produisent pas systématiquement les mêmes pratiques langagières. Celles-ci, répondant à leurs besoins interactifs différents et précis, sont adaptées aux locuteurs auxquelles elles sont destinées. Dans le but de ne masquer aucun de leurs aspects, nous proposons de les examiner à deux niveaux distincts, en fonction de deux situations interactionnelles bien définies, telles que celles rencontrées effectivement dans leur vie quotidienne.

1) en situation d’échange avec des jeunes locuteurs francophones, n’ayant pas l’usage de la même langue d’origine ;

2) en situation d’échange avec des locuteurs arabophones partageant la même langue et la même culture d’origine

Ainsi, suivant cette optique, nous envisageons la description des pratiques langagières orales des jeunes issus de l’immigration maghrébine en les séparant en deux pôles distincts. Le premier pôle concerne les pratiques francisées. Il est utilisé dans des situations informelles avec tout locuteur (souvent de la même génération) ne partageant pas la même langue d’origine, l’arabe. Ce français non mélangé d’arabe, parlé de façon ordinaire par nos enquêtés a une variation commune (variété standard), employée dans des situations formelles. Il a été relevé dans tous les échanges avec des adultes non familiers (professeurs, personnel éducatif, médical…). Parce que nous ne voyons aucune autre appellation adéquate à cette variété du français, utilisée par nos enquêtés, nous l’appellerons le « discours en français », (même si on sait que celui-ci intègre des mots d’emprunts à d’autres langues). Nous le nommons ainsi par défaut et par opposition au deuxième pôle. En effet, celui-ci renvoie au discours mélangé de français et d’arabe. Du fait qu’il intègre deux langues bien distinctes, ce dernier ne peut être appréhendé en tant que variété du français standard mais en tant que « stratégie discursive : à travers elle, les jeunes se construisent une identité qui leur est propre » (Melliani, 2000 : 87). Il est employé par les jeunes observés dans des situations bien particulières et avec des locuteurs différents : en famille comme moyen de communication ordinaire, entre amis, entre groupes de pairs ou membres proches appartenant à la même communauté de base.

Entre le premier pôle, dorénavant, « discours en français » et le second pôle que nous désignons par le « discours mixte », les frontières ne sont pas étanches puisque les usagers se déplacent de l’un vers l’autre suivant les différentes situations qui peuvent se succéder dans le temps. Ainsi, cela crée un continuum langagier bidimensionnel, difficile à saisir et à découper

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en termes d’analyse linguistique. A ce propos, Liogier (2002 : 47) souligne la difficulté de « délimiter ce qui relève de la langue commune sous sa forme parlée (ordinaire, populaire, argotique) et d’un parler de « cité » mélangé de français et d’arabe. De même que, dans une situation de diglossie que connaissent les jeunes d’origine maghrébine, le passage d’un pôle à un autre qui dépend de la valeur symbolique que lui donne chaque locuteur n’est pas toujours systématique.

Cette vision bipartite en termes de pôles langagiers favorise la prise en compte des pratiques orales des jeunes enquêtés en intégrant leur réalité sociolinguistique, à savoir celle qu’ils sont locuteurs "bilingues". De même qu’il devient moins complexe d’examiner leurs comportements langagiers en fonction des différentes situations d’interaction. Un tel choix d’orientation nous impose de catégoriser les données recueillies. Dans un premier temps, nous nous intéresserons à l’analyse lexicale du « discours en français » pour montrer comment nos jeunes interrogés participent à son innovation et si leurs usages se distinguent de ceux utilisés par les locuteurs français de leur génération vivant sur le même espace géographique. En deuxième lieu, nous étudierons le « discours mixte » pour comprendre comment ces jeunes nés en France usent des deux langues française et arabe dans une même interaction et comment par l’usage de ce métissage linguistique ils se situent par rapport aux membres de leur communauté d’origine. Cette étude s’intéressera principalement aux aspects lexicaux de la langue chez nos jeunes enquêtés. Mais, elle intègrera aussi certains faits d’ordre phonologique et morphosyntaxique. L’intérêt n’est pas tant la description exhaustive de toutes les formes relevées dans leurs discours que la mise en exergue des divers procédés que ces derniers mettent en œuvre pour favoriser une création lexicale, décrite comme les distinguant des autres locuteurs.