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André Martinet, l’un des principaux fonctionnalistes en France, incarne le prolongement du Cercle de Prague 15 dont le concept de fonction16 du langage est la notion clef des travaux qui réunissent ses membres. Ce prolongement qui se manifeste, particulièrement dans le domaine phonologique, se traduit par le fait qu’il (1997 :20-21) considère la langue comme un instrument de communication doublement articulé :

« Une langue est un instrument de communication selon lequel l'expérience humaine s'analyse, différemment dans chaque communauté, en unités douées d'un contenu sémantique et d'une expression phonique, les monèmes; cette expression phonique s'articule à son tour en unités distinctives et successives, les phonèmes, en nombre déterminé dans chaque langue, dont la nature et les rapports mutuels diffèrent eux aussi d'une langue à l'autre. »

Cette définition de Martinet résume sa théorie générale dont la base est l'affirmation que toute langue est un instrument de communication. Cela suppose que l’action de communiquer fait appel à quelque chose de manifeste et descriptible. La linguistique fonctionnelle se concentre sur la description des choix des unités linguistiques qui entrent en jeu lors d’une communication effective. Martinet situe ces choix impliquant que la langue est douée d’une

double articulation à deux niveaux interdépendants. Le premier est celui que le locuteur

opère parmi les unités significatives que lui offre la langue. Ces unités qui apparaissent sous le nom « des signes » chez Saussure sont appelées « monèmes » ou unités dites de première

articulation. Le second choix est celui que le locuteur favorise quand il sélectionne des

phonèmes qui n’ont aucun sens pour eux-mêmes appelés unités de deuxième articulation.

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Le « Cercle de Prague » ou « Ecole de Prague » a été un groupe de critiques littéraires et de linguistes influents du XXe siècle. Ses membres ont développé des méthodes de critique littéraire sémiotique (de 1928 à 1939) qui ont eu une influence significative et durable en linguistique et sémiotique. Le cercle linguistique de Prague se compose d'émigrés russes comme Roman Jakobson, Nicolaï Troubetzkoy, tout comme les célèbres érudits tchèques René Wellek et Jan Mukařovský. Il a été créé par le linguiste tchèque Vilém Mathesius qui fut son président jusqu'à sa mort en 1945.

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En effet, dans les travaux du cercle de Prague, le terme fonction a deux sens bien différents :

1. le langage a une fonction, c'est-à-dire qu'il sert à quelque chose : le schéma de la communication de Jakobson en sera, plus tard, une formalisation célèbre ;

2. une langue est composée d'éléments qui ont ou non une fonction : les phonèmes servent à distinguer des paires minimales, ce qui fonde la phonologie, alors que les phones sont des éléments non discriminants, ce qui fonde la phonétique. Le fonctionnalisme de Martinet reprendra cette distinction.

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Dans son analyse fonctionnelle, Martinet accorde un intérêt capital à la syntaxe et à la phonologie. Selon lui (1969 : 59) celle-ci, particulièrement, est « la pierre angulaire » nécessaire à la progression dans ce domaine. Ainsi, sa Grammaire Fonctionnelle Du Français (1979) tout comme sa Syntaxe Générale (1985) en sont une bonne illustration. Si Martinet ne néglige pas pour autant les autres aspects de la langue, il les décrit à partir de cette vision fonctionnaliste qui intègre la notion de « monème » assigné d’une fonction pour produire une information pertinente. Le principe de pertinence communicative auquel il s’est attaché lui a permis de caractériser les unités constitutives de la langue et leurs rôles dans la communication. C’est à partir de ce découpage et des fonctions assignées aux éléments dégagés qu’il délimite les principaux domaines qui composent sa théorie générale de la langue.

2.2.2. LA METHODOLOGIE FONCTIONNELLE

Dans le domaine linguistique en France, la méthodologie fonctionnelle commence à

s’élaborer dès les premiers travaux de Martinet. En s’appuyant sur son enquête deWeinsberg (1941),17 celui-ci a pu apporter les premiers renseignements sur les variétés régionales de la phonologie de la langue française. Les résultats de ce travail publiés dans La prononciation

du français contemporain (1945) initient, dores et déjà le grand chantier des « français

régionaux » qui se poursuit encore à l’heure actuelle.

Se refusant à pratiquer l’introspection, Martinet se base sur la collecte d’informations recueillies auprès d’informateurs sur le terrain pour décrire la phonologie du parler savoyard18 et mettre au point un ouvrage de phonologie à visée méthodologique.19 D’autres recherches de linguistique « interne » se sont poursuivies dans la même optique. Mais le véritable travail d’enquête par lequel Martinet met en pratique sa théorie fonctionnaliste est celui qu’il entreprend en 1971 avec Henriette Walter, aboutissant à la rédaction du Dictionnaire de la

prononciation du français dans son usage réel (1973). En y articulant synchronie et diachronie (synchronie dynamique), ce travail le démarque clairement de l’opposition

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Telle qu’elle est décrite par Martinet (2006 : 24) dans « Pour une linguistique des langues », il s’agit d’une enquête faite dans le camp d’officiers prisonniers de Weinsberg qui ont eu à répondre à un questionnaire visant à dégager les grands traits de leur système phonologique.

18 André Martinet, 1939 (paru en 1945), « Description phonologique du parler franco-provençal d’Hauteville

(Savoie) », Revue de linguistique romane, n° 15, 1939 (paru en 1945), p. 1-86.

19 Id., La description phonologique, avec application au parler franco-provençal d’Hauteville (Savoie),

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saussurienne synchronie/ diachronie, présentant la description d’une langue, à partir de l’usage d’un seul individu, comme nécessairement statique.

Par ailleurs, la phonologie fonctionnelle, telle qu’elle a été élaborée par Martinet et illustrée par la publication de l’ouvrage clé d’Henriette Walter « Enquête phonologique et variétés régionales du français » (1982) indique d’emblée le refus des fonctionnalistes d’établir une distinction entre Langue/parole. Décrire la langue ne pouvait plus faire abstraction de l’observation des usages effectifs sur le terrain qui tiennent compte des variations liées à l’âge des informateurs, à leur situation géographique, socioprofessionnelle….

La pertinence de la méthode d’analyse de Martinet (1990) réside dans le fait de mettre en pratique sa vision selon laquelle « l’homogénéité des langues, « grandes » plus encore que « petites » était un leurre ». Dans cette orientation, seul un travail sur les variations telles qu’elles se produisent réellement par les locuteurs est susceptible de donner une description adéquate de la langue et d’informer sur ses tendances évolutives. Si ces techniques de recherche restaient « à perfectionner » du point de vue de Labov (1976 : 277), elles avaient le mérite de ramener la linguistique « interne » aux pratiques réelles de la langue.

Inscrivant la description des pratiques langagières des jeunes issus de l’immigration maghrébine de Bordeaux dans une perspective à la fois synchronique et historiquement comparative (avec celles des membres de leur communauté de base), nous associons le choix de la méthodologie fonctionnelle aux deux méthodes précédentes. Ceci pour les raisons suivantes : d’abord, en termes d’analyse structurale (phonétique, syntaxique, lexicale et morphologique) envisagée dans ce travail, la méthodologie fonctionnelle nous fournira un cadre approprié pour dégager les différentes unités qui structurent la langue du point de vue de la forme et du sens. De même qu’elle nous permet d’accorder une place de choix au concept de « variations » et des évolutions que celles-ci peut entrainer dans le temps. Ensuite, comme Blanchet (2000 : 51) nous pensons qu’il ya cohérence à associer une vision du fonctionnalisme à une recherche ethno-sociolinguistique dans la mesure où « le cadre fonctionnaliste, tout en restant « structural au bon sens du terme », partage les principes méthodologiques et épistémologiques fondamentaux de la sociolinguistique de Labov [ ] et de l’ethnolinguistique de Gumperz… ». Et enfin, en adoptant cette démarche, cela répondra à notre objectif de décrire la structure interne des usages langagiers des locuteurs observés, de savoir comment ils opèrent des choix entre les unités que leur offrent les deux langues, le

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français et l’arabe et aussi quelles fonctions joue chaque élément ainsi sélectionné pour assurer leur communication langagière et sociale.

2.3. LA PSYCHOLOGIE SOCIALE : UN CHAMP ANNEXE

« Nous passons une grande partie de notre vie sociale à communiquer aussi bien par la parole, par le geste ou encore par l’écrit, et bien que nous le fassions le plus souvent sans y penser, toute cette activité a pour but unique de faire connaître, dans une certaine mesure, à autrui ce que nous pensons, croyons, ressentons vis- à- vis des objets. Ainsi grâce au langage, nous pouvons agir sur le monde mais aussi surtout partager nos pensées avec autrui » (Bromberg et Trognon (2004 : 1)

Ces phrases qui introduisent l’ouvrage des deux auteurs placent le langage au centre des activités sociales que les hommes entreprennent pour construire des réalités communes. Les pratiques langagières, bien que produites individuellement sont déterminées par des contraintes sociales. De ce fait, leur analyse ne peut se faire sans compréhension des processus cognitifs mis en jeu dans des situations d’interaction sociale. Ceci appelle à une mise en correspondance de l’analyse sociolinguistique avec une approche par la psychologie sociale, celle- ci considérant le langage en tant que comportement social et moyen qui participe à la compréhension du fonctionnement de la société. A quoi consiste donc cette discipline et quels sont ses domaines d’investigation dont les apports peuvent mieux éclairer notre recherche ?