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5. Division de la recherche

2.4. La Vita Karolini Magn

La dernière source à l’étude est la Vita Karolini Magni ou « Vie de Charlemagne », écrite par Éginhard. Comme son titre l’indique, il s’agit essentiellement d’une biographie du roi devenu empereur carolingien, dans laquelle Éginhard tenta de relater les principaux

239 Ibid. p. 31-32.

240 Annales regni Francorum, op. cit. p. 41.

événements de sa vie. Selon les responsables de l’introduction de l’édition des Belles Lettres, cent trente-quatre manuscrits différents de cette biographie de l’Empereur carolingien nous sont parvenus.242 Cette source est souvent envisagée comme un fruit de

la réforme ou de la renaissance carolingienne sous Louis le Pieux (778-840). Elle est donc à la fois vue comme un témoignage des actes de Charlemagne et comme celui d’un renouveau littéraire sous son successeur.243 En ce qui concerne l’édition française de la

source, l’édition de référence est celle de Louis Halphen, réimprimée sans modifications jusqu’en 2007. Les anglophones et les Allemands lui préfèrent généralement la version des Monumenta Germaniae Historica, perfectionnée tout au long du XIXesiècle depuis George

Heinrich Pertz (1829) jusqu’à sa sixième édition par Oswald Holder-Hegger (1911) selon les traducteurs et commentateurs des Belles Lettres.244

Matthias Tischler établit un catalogue avec des notices substantielles pour plus de cent quatre-vingts manuscrits, dont cent trente-quatre comprennent une version complète de la Vita Karolini. Il souligne dans ce catalogue que la datation des manuscrits doit être revue.245 Le nombre impressionnant de manuscrits laisse aujourd’hui supposer

qu’Éginhard aurait pu réaliser plusieurs versions de son texte, dédicacées ou non, qui auraient circulé simultanément. Cette hypothèse expliquerait les différences entre les familles de manuscrits. Il faut de plus souligner les erreurs ou omissions volontaires des copistes lors de la transmission du manuscrit.246 Il n’en demeure pas moins que cette

circulation simultanée de manuscrits crée de nombreux problèmes pour établir le texte d’origine de la Vita Karolini Magni ainsi que pour dater son écriture.

En effet, la datation de la source est problématique. Elle aurait vraisemblablement été écrite entre 817 et 830 sous le règne de Louis le Pieux.247 Le peu de précisions quant à

la datation provient en fait de l’absence de date de rédaction sur le manuscrit et du fait que le texte ne traite d’aucun événement contemporain à son écriture.248 De plus, la copie la

plus ancienne que nous ayons en notre possession aujourd’hui date de cinquante ans après

242 Michel Sot, Christiane Veyrard-Cosme et al. « Introduction » dans Éginhard, Vie de Charlemagne, Paris,

Les Belles Lettres, 2014, p. vii.

243 Ibid. p. ix. 244 Ibid. p. xc.

245 Il faudrait inverser certaines dates dans les datations. Pour plus de détails, voir Ibid. p. xcii. 246 Ibid. p. xciv-xcv.

247 Ibid. p. viii. 248 Ibid. p. xxiii.

la période d’écriture présumée de la source.249 De manière générale, trois datations sont

privilégiées par les historiens : les débuts du règne de Louis le Pieux (817-821), le milieu des années 820 ou les années de crises du règne du successeur de Charlemagne (829- 833).250 La datation haute, soit celle de 817 à 821, est liée à deux événements clés de

l’époque, soit une révolte des Abodrites ainsi que l’effondrement d’un portique du palais d’Aix-la-Chapelle, alors que la datation basse de 829-833 vient d’une allusion de Loup de Ferrière (805-862) dans l’une de ses correspondances.251 La datation médiane pour sa part

recueille peu d’arguments, sinon de se situer entre les deux autres dates avancées. Il y a bien Paul Edward Dutton qui a avancé que les vers de dédicace à Louis le Pieux dans l’œuvre d’Éginhard auraient été composés par Gerward, bibliothécaire de la cour, et qu’il aurait pu écrire ces vers aux alentours de 826/827. D’autres signalent qu’en 823, Louis eut un quatrième fils de Judith, nommé Charles, qui serait le seul à ne pas avoir connu son grand-père Charlemagne. La biographie aurait donc été écrite pour sa formation future.252

En résumé, aucune datation ne fait encore l’unanimité de la communauté historienne. En ce qui concerne l’auteur de la source, Éginhard, plusieurs informations sont disponibles. On retrouve les premières mentions de son nom dès 788. On suppose ainsi qu’il serait né vers 770 ou 775 dans la région de la vallée du Main. Il rejoignit au cours de sa jeunesse l’abbaye de Fulda, alors sous la direction de l’abbé Baugulf (r.779-802), pour lequel il était sans doute scribe. Puis, il fut envoyé au palais royal dès 791 comme nutritus du roi et il y fut entre autres influencé par Alcuin. Il gagna rapidement la confiance du roi et devint directeur des bâtiments royaux, chargé de la supervision des constructions palatiales.253 Arrivé en 791 au palais royal, il ne fut pas témoin de l’ensemble de la

campagne saxonne, mais fut présent lors de plusieurs entreprises militaires de Charlemagne et connut plusieurs de ses succès et conquêtes.254 Il demeura dans l’entourage de

l’Empereur jusqu’à la mort de ce dernier en 814.255 La présence de l’auteur de la source à

la cour carolingienne lors de la fin des conquêtes saxonnes justifie l’intérêt du document.

249 Rosamond McKiterrick, op. cit. p. 10.

250 Michel Sot, Christiane Veyrard-Cosme et al. loc. cit. p. xxiv. 251 Rosamond McKiterrick, op. cit. p. 10.

252 Michel Sot, Christiane Veyrard-Cosme et al. loc. cit. p. xxix-xxxi. 253 Charles Vulliez, loc. cit. p. 466-467.

254 Michel Sot, Christiane Veyrard-Cosme et al. loc. cit. p. xi. 255 Ibid. p. xii.

Cela signifie qu’Éginhard fut témoin de l’atmosphère de ces campagnes et de ce que l’on disait des Saxons. De plus, il était très estimé de ses contemporains, considéré comme un homme instruit par son entourage (Alcuin, Théodulfe (755-820), Modoin (v.770-840/843)) ainsi que par le clergé qui lui envoya de jeunes recrues en vue d’une formation. Toujours demeuré laïc et marié à Emma, décédée en 836, il fut responsable de nombreuses abbayes comme abbé laïc après la mort de l’Empereur. 256 Il se retira en 830 dans l’abbaye de

Seligenstadt où il mourut le 14 mars 840.257En plus de sa vie de Charlemagne, nous lui

connaissons une correspondance de soixante et onze lettres et le récit de la translation des reliques des saints martyrs Marcellin et Pierre.258

Une analyse détaillée de la source permet d’en ressortir les principales inspirations. D’une part, il y a une importante influence des Vies des Douze Césars et en particulier de la section portant sur Auguste. Aussi, les Annales regni Francorum jouèrent un rôle important dans la rédaction de la « Vie de Charlemagne ». Éginhard utilisa entre autres la divisio de la matière présentée dans les vies des Césars, à savoir les affaires publiques et les affaires privées de la vie de l’Empereur. Beaucoup de citations de ce texte se retrouvent dans la biographie de Charlemagne. Les annales, pour leur part, furent utilisées pour structurer le récit événementiel, entre autres entre les chapitres 5 et 17 où les parallèles textuels sont nombreux. En dehors de ces deux sources d’inspiration principales, il faut aussi citer les Tusculanes de Cicéron, mentionnées dans la préface. De plus, les vertus accordées à l’Empereur par Éginhard sont les mêmes que celles exaltées par Cicéron.259 La

structure de l’œuvre révèle pour sa part que son but premier est de légitimer la prise du pouvoir royal par les maires du palais. De fait, dans sa première partie, la Vie de Charlemagne fait un aller-retour constant entre le déclin des Mérovingiens et l’idéal incarné par les maires du palais.260 Puis, les chapitres 5 à 15 traitent des campagnes

militaires menées par Charlemagne. On y parle de l’Aquitaine, de la Lombardie, de la Saxe, de l’Hispanie, de la Bretagne, du Bénévent, de la Bavière et finalement des territoires

256 Ibid. p. xiii-xiv. On mentionne entre autres les abbayes de Michelstadt, de Milinheim (renommée

Seligenstadt), de Saint-Pierre-au-Mont-Blandin, de Saint-Babon à Gand, de Fontenelle, de Saint-Servas de Maastricht. Il aura aussi des droits à Saint-Cloud en bordure de Paris, sur Fritzlar en Saxe et sur Saint-Jean- Baptiste en Pavie ainsi que des processions à Saint-Saulve en Valenciennes.

257 Charles Vulliez, op. cit. p. 466-467.

258 Michel Sot, Christiane Veyrard-Cosme et al. loc. cit. p. xx. 259 Ibid. p. xxxi-xxxviii.

slaves, avars et danois.261 Enfin, la dernière section de l’œuvre vise surtout à mettre en

exergue les vertus de l’Empereur, tout en parlant de sa vie personnelle de manière plus générale.262

La description que fait Éginhard du conflit avec les Saxons est particulièrement importante pour cette thèse, en particulier parce qu’il s’agit de la guerre décrite avec le plus de minutie par Éginhard, une guerre par laquelle Charlemagne devait arriver à chasser le culte des idoles de ses frontières.263 Pour Éginhard, la victoire de Charlemagne sur les

Saxons dépendait de leur abandon du culte des démons, et il cherche à imposer tout au long de sa biographie un modèle chrétien, incarné par Charlemagne, qui doit s’imposer en Saxe.264 En effet, c’est la magnanimité de l’Empereur qui lui permit, à long terme,

d’incorporer les Saxons au peuple franc.265 Une autre raison de l’importance de l’œuvre

d’Éginhard est la véhémence de l’auteur à l’encontre des ennemis de Charlemagne, fustigeant la perfidie saxonne. Il oppose dans sa section sur la Saxe la vertu du souverain chrétien au vice de l’ennemi saxon, puisque le roi carolingien ne cherchait qu’à unir les deux peuples, les Saxons demeurant inébranlables face au discours des missionnaires.266 Il

souligne également que le conflit fut causé par les Saxons qui, demeurant païens, menaçaient toujours la paix franque puisqu’il y avait fréquemment sur la frontière entre le royaume des Francs et la Saxe des meurtres, des incendies et des vols. Ainsi, les Francs ne pouvaient que déclarer la guerre aux Saxons jusqu’à leur annexion totale.267 De plus, pour

l’auteur, une des caractéristiques primordiales des Saxons était leur faiblesse d’âme, qui les mena à sans cesse balancer entre deux attitudes, la paix et la guerre.268 Il les décrit aussi

comme un peuple transgressant les lois divines et humaines. Ces transgressions permirent de justifier les campagnes de Charlemagne et les actions qui y furent commises comme la déportation des populations saxonnes pour créer un lien pacifique entre les deux peuples. Pour lui, il s’agit d’une forme de clementia de la part du roi, qui agissait comme un père

261 Ibid. p. l.

262 Ibid. p. lx-lxviii et lxxii-lxxx.

263 David Ganz, « Einhard’s Charlemagne: the Characterisation of Greatness», dans Joanna Story (dir.),

Charlemagne: Empire and Society, New York, Manchester University Press, 2005, p. 46 et 49.

264 Ibid. p. 44. 265 Ibid. p. 45.

266 Michel Sot, Christiane Veyrard-Cosme et al. loc. cit. p. liii. 267 Matthias Springer, op. cit. p. 179.

pour bâtir des relations pacifiques avec un ennemi dont le cœur était empli de perfidia et dont l’attitude passée démontrait l’inhonestrum.269 Mohr souligne d’ailleurs qu’Éginhard

fit de l’infidélité et de la malhonnêteté des Saxons des topoï, allant même jusqu’à établir ce trait caractéristique comme commun à l’ensemble des Saxons.270 Comme le souligne

Effros, pour Éginhard, les Saxons représentaient avant tout un groupe de païens féroces dévoués à des cultes démoniaques, ce qui orienta son écriture et sa pensée.271

Ainsi, la vie de Charlemagne écrite par Éginhard présente l’intérêt d’avoir été rédigée par un témoin d’une partie du conflit entre l’Empereur et les Saxons. Par conséquent, les informations qui y sont présentées, sans démontrer une vérité historique, demeurent proches des mentalités de la cour à cette époque, pouvant ainsi refléter ce qui y était dit au sujet de la Saxe et de ses habitants.

3. Mise en contexte