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5. Division de la recherche

3.2. Charlemagne et l’Église : un partenariat ?

Selon Loyn et Percival, l’Église chrétienne fut instrumentalisée dans une optique politique par Charlemagne et la monarchie franque de manière générale. Selon ces auteurs, les souverains carolingiens utilisèrent la confession pour savoir si des complots étaient ourdis contre les monarques en place et réaliser des répressions au besoin, la confession devenant ainsi une arme politique.306 Cela expliquerait pourquoi Charlemagne voulut

rapidement imposer le christianisme par le biais des capitulaires présentés précédemment. Il instaurait une « confession politique », permettant de tenir les Saxons sous son joug. Cela serait confirmé par le fait que, tant en Saxe qu’en territoire Avar, la victoire chrétienne fut le résultat de la persistance des affrontements militaires certes, mais surtout de la présence de l’Église pour contrôler la population.307

Cette idée est liée au point de vue défendu par Fichtenau, pour lequel le roi devait veiller à la fois au bien politique et religieux de ses sujets, faisant en sorte que ces dimensions ne pouvaient qu’être intrinsèquement connectées.308 Cette vision était présente

chez les Francs depuis l’époque de Clovis. En effet, après leur conversion, les auteurs francs jugèrent leur peuple comme choisi de Dieu. Conséquemment, il devenait de leur devoir d’étendre la foi chrétienne.309 Cela corrobore le rôle joué par Charlemagne au

moment de ses guerres comme défenseur de l’Église et de la chrétienté contre les incursions païennes et les dévastations des infidèles.310 Cette idée gagna en force lors du

couronnement impérial de Charlemagne, l’Empereur se devant plus que quiconque de régner sur un territoire hégémonique donc, chrétien (Imperium christianum et imperium romanorum).311

306 H. R. Loyn et John Percival, op. cit., p. 2. Bien qu’il faille mentionner ces idées puisqu’elles sont présentes

dans l’historiographie, nous ne pouvons y souscrire. Elles sont plutôt considérées aujourd’hui comme complotistes. S’il y eut association entre Église et royaume carolingien, il n’y eut pas instrumentalisation de l’une par l’autre.

307 Idem

308 Heinrich Fichtenau, op. cit. p. 24. Le même commentaire peut s’appliquer ici car Fichtenau écrivit à la

même époque.

309 Ibid. p. 29 Fichtenau ajoute d’ailleurs qu’ils étaient désormais à la fois les héritiers de l’Empire romain et

les nouveaux héritiers du Christ sur terre, ce à quoi nous ne pouvons entièrement souscrire. La notion d’Empire n’avait pas la même signification sous Clovis que sous Charlemagne ou que sous les Byzantins qui croyaient détenir le titre impérial depuis la séparation de l’Empire romain.

310 Ibid. p. 85. 311 Ibid. p. 88.

Plus récemment, Mayke de Jong a aussi insisté sur cette relation entre Église et royaume carolingien, démontrant même un certain contrôle de la part des monarques francs sur l’Église de Rome. Pour cet historien, Charlemagne se trouvait à la tête d’une Église carolingienne. Chaque église et évêché de l’Empire dépendait bien officiellement de Rome, mais, dans la conception carolingienne, ces unités ecclésiastiques faisaient aussi partie d’une Église limitée par les frontières du royaume carolingien.312 De Jong résume ainsi

cette double église : « On the one hand, he [Charlemagne] was a theocratic monarch who took it for granted that he ruled the church as well as his empire; on the other, he was a great conqueror who owed his real power to his military and political genius. »313 Pour

expliquer cette conjonction entre religion chrétienne et politique, de Jong avance plusieurs arguments. D’abord, Charlemagne bénéficiait d’un fort appui de la part de ses évêques, lui assurant ainsi le contrôle des établissements ecclésiastiques de son royaume au VIIIe

siècle.314 De plus, les capitulaires jouèrent un rôle important. Comme souligné

précédemment dans l’analyse des deux capitulaires saxons, ils comportaient un important mélange d’éléments religieux et séculiers, liant intrinsèquement ces deux dimensions au sein du royaume.315 Pour veiller à leur application, Charlemagne mit de l’avant ses

ministres, comme l’explique de Jong : « "Ministry" (ministerium) became the key word for the powerful lay and ecclesiastical, who shared the burden of leading the Christian people to salvation with their ruler. All those with a ministry operated within an ecclesia which at times assumed the meaning of a body politic: a "Christian people" (populus christianus) governed by Charlemagne and defined by the correct cult of God. »316 Cette politique visant

à relier christianisme et politique au sein du royaume n’était pas entièrement nouvelle sous Charlemagne. Cette idée avait été appliquée dès les années 740 sous Pépin et Carloman, par le biais des synodes royaux ; c’est au cours de ces synodes, dirigés par les maires du palais, que les affaires du royaume, dont les affaires religieuses, étaient réglées.317 Ces

premières démarches des maires du palais menèrent Charlemagne, particulièrement dans les années 780 et 790, à une importante réflexion sur le rôle du roi dans le salut du peuple

312 Mayke de Jong, loc. cit. p. 106. 313 Idem.

314 Idem. 315 Ibid. p. 107. 316 Ibid. p. 108. 317 Ibid. p. 109.

chrétien.318 Alors que les années avançaient, on vit apparaître dans la pensée des auteurs

de l’époque que le roi agissait sous l’approbation de Dieu. Paul d’Aquilée (v.730/740-802) alla en 794 jusqu’à donner à Charlemagne le titre de roi et de prêtre. D’ailleurs, dans l’admonitio generalis de 789, Charlemagne était présenté comme le rector du royaume des Francs et le fidèle défenseur et adjuvant de l’Église.319

De plus, Charlemagne hérita de son père d’une puissante alliance entre le royaume franc et la papauté de Rome. Elle garantissait au pape un puissant protecteur et le monarque carolingien y trouvait une légitimité reconnue par le pape et finalement, sous Charlemagne, une couronne impériale. Charles le Grand entretint précieusement cette relation avec la papauté. Se rendant, selon le Liber pontificalis, pour la première fois à Rome en 753 pour rencontrer le pape Étienne III, puis couronné avec son père et son frère par le même pape en 754 à Saint-Denis, il fut le premier roi franc à se rendre directement à Saint-Pierre de Rome. Il y alla quatre fois au cours de son règne, la première à Pâques 774.320 Puis, en 781,

il entretint une correspondance avec le pape Hadrien Ier dans laquelle est définie la

signification du statut de protecteur de Saint-Pierre et de son patrimoine, statut porté par Charlemagne. On y retrouve une complémentarité des rôles entre les deux pôles de pouvoir, comme le démontre une lettre de Charlemagne et d’Alcuin destinée au pape Léon III en 796 :

Sicut enim cum beatissimo patre, praedecessore vestro, sanctae paternitatis pactum inii, sic cum beatitudine vestra eiusdem fidei et caritatis inviolabile feodus statuere desidero; quatenus, apostolicae sanctitatis vestrae divina gratia advocata precibus, me ubique apostolica benedictio consequatur, et sanctissima Romanae ecclesiae sedes Deo donante nostra semper devotione defendatur. Nostrum est : secundum auxilium divinae pietatis sanctam undique Christi ecclesiam ab incursu paganorum et ab infidelium devastatione armis defendere foris, et intus catholicae fidei agnitione munire. Vestrum est, sanctissime pater : elevatis ad Deum cum Moyse manibus nostram adiuvare militiam, quatenus vobis intercedentibus Deo ductore et datore populus christianus super inimicos sui sancti

318 Ibid. p. 110. 319 Ibid. p. 111-115. 320 Ibid. p. 116.

nominis ubique semper habeat victoriam, et nomen domini nostri Iesu Christi toto clarificetur in orbe.321

De cette manière, Charlemagne gagnait un accès direct au pape, intercesseur privilégié entre Dieu et l’humanité. C’était, d’une certaine façon, le prix de sa protection, prix qui se doublait d’une légitimation de ses actions, comme la conversion forcée des Saxons. La conquête devint dès lors une question de christianisation. La question de l’évangélisation forcée demeurait : était-elle correcte, ou même souhaitable ? Du point de vue de de Jong, par leur résistance obstinée, ce furent les Saxons qui donnèrent la réponse au roi, forçant l’imposition de la religion par la coercition et par le châtiment de mort pour tout retour au paganisme.322

Ces faits mènent à constater l’existence d’une relation particulière entre le pouvoir de Rome et le pouvoir royal, puis impérial, de Charlemagne. Considérant déjà son royaume et les membres de son clergé comme faisant partie d’une ecclesia carolingienne, Charlemagne gagnait une légitimité dans ses actes par une alliance toujours plus forte entre les membres de l’Église et de son palais au sein de son royaume. Les assemblées royales, les capitulaires et sa relation avec le pape ne faisaient que lui permettre d’user toujours plus efficacement de cette influence réciproque. Cependant, comme le rappelle Andreas Mohr, le cas de la Saxe et de la légitimité du baptême forcé dans ce territoire est un cas particulier. Charlemagne faisait alors face à un territoire sans unité politique, administrative ou religieuse, mais où la résistance fut acharnée. Conséquemment, mission et soumission devaient aller de pair, et la christianisation du territoire gagnait des connotations politiques.323

Cette alliance servit aussi à combattre un adversaire imaginaire, soit celui qui sacrifiait des humains, avait un culte polythéiste dédié à différentes forces démoniaques et qui avait des rites étranges.324 Cette image, imposée le plus souvent par des sources

ecclésiastiques, ne pouvait une fois de plus que renforcer l’alliance entre pouvoir carolingien et pensée religieuse lors de la conquête de la Saxe. Pour les missionnaires, ces Autres furent la cible à convertir au christianisme et il leur était facile de profiter du succès

321 Alcuinus, Epistolae, MGH, Epistolae IV, Karoini aevi II, Lettre 93. 322 Mayke de Jong, loc. cit. p. 125.

323 Andres Mohr, op. cit. p. 120. 324 Ibid. p. 121.

des Carolingiens pour christianiser cet Autre.325 Les actions religieuses et militaires allèrent

dès lors de pair, d’autant plus qu’on se retrouvait dans un contexte de renouveau de l’intérêt pour les religions païennes, menant à une condamnation accrue de celles-ci.326

Néanmoins, on ne peut conclure que cette alliance dicta toutes les actions de la part de Charlemagne ou de l’Église. Pour plusieurs historiens, la Saxe est un cas à part. Philippe de Preux défend l’idée selon laquelle la propagation de la foi chrétienne ne fut qu’un prétexte permettant à Charlemagne de se rendre en Saxe.327 D’ailleurs, Robert Folz

souligne que « À l’exception des guerres de Saxe, dont l’auteur nous dit qu’elles furent menées entre autres pour “abolir dans ce pays le culte des démons”, aucune expédition militaire de Charles n’apparaît dictée par des raisons religieuses. »328 Matthias Springer

ajoute que Charlemagne voyait sans doute simplement la Saxe comme une dépendance de son territoire. Ainsi, pour lui, la christianisation du territoire était prévue dès le début.329

Cette appropriation théorique de la Saxe découlerait du fait qu’en 738 sous Charles Martel (v.686-741), puis en 744 sous Pépin (714-768), les Saxons avaient été vaincus par les Francs et que certains avaient même accepté nominalement le baptême, devenant théoriquement chrétiens bien que les deux précédents souverains n’aient pas voulu annexer le territoire, mais bien obtenir un tribut de ses habitants.330

De plus, il faut considérer que certains historiens, McKitterrick en tête, remettent partiellement en cause cette utilisation de l’Église par le roi carolingien : « It is doubtful whether conquest of the Saxons, or even their conversion to Christianity, was the purpose from the beginning, though these two purposes emerged in due course. The latter in particular became a constant theme of late ninth- and tenth-century Saxon historiography; the Poeta Saxo’s celebration of Charlemagne’s leading the Saxons to heaven [c.888-891] seems to have set the trend. »331 De plus, elle souligne que malgré la guerre menée en Saxe,

325 Ibid. p. 134. 326 Ibid. p. 178.

327 Philippe Depreux, « L’intégration des élites aristocratiques de Bavière et de Saxe au royaume des Francs

– crise ou opportunité », dans F. Bougard, L. Feller et R. le Jan (dir.), Les élites au haut Moyen Âge. Crises

et renouvellements, Turhnout, Brepols, 2006, p. 231.

328 Robert Folz, Le souvenir et la légende de Charlemagne dans l’empire germanique médiéval. Paris,

Publication de l’Université de Dijon, 1950, p. 7.

329 Mathias Springer, op. cit. p. 180. 330 Richard Fletcher, op. cit. p. 210.

331 Rosamond McKitterick, Charlemagne: the formation of a European Identity, Cambridge, Cambridge

Charlemagne continua à s’allier à des musulmans en Espagne ainsi qu’à des païens, dont les Slaves abodrites pendant et après ses conflits.332

Bref, il faut constater ici qu’une grande partie de l’historiographie s’entend à démontrer l’existence d’un lien indissoluble entre l’Église de Rome et Charlemagne. Usant à son avantage de ce lien, le souverain carolingien put légitimer ses guerres de Saxe par des actions missionnaires, faisant en sorte de justifier la conversion des Saxons. De plus, ce lien permit de diaboliser l’ennemi saxon, ce qui colore les sources elles-mêmes.