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4. Les païens saxons dans l’imaginaire carolingien

4.5. Autres caractéristiques

Dans l’ensemble des sources étudiées, la noirceur de l’âme saxonne est évoquée. Cette dernière était due à l’ignorance des Saxons et au fait qu'ils étaient dans l’erreur religieuse. On en a un exemple dans une lettre de 796 d’Alcuin à Charlemagne : « Ecce quanta deuotrione et benignitate pro dilatatione nominis Christi duritiam infecilis populi Saxonum per uerae salutis consilium emollire laborasti. »535 Selon l’analyse qu’en font

Loyn et Percival, Alcuin sous-entendait que les païens, grâce à Charlemagne, s’étaient éloignés de leurs erreurs passées, de la noirceur du paganisme dans laquelle ils baignaient. On fait référence à ce moment-là, selon ces historiens, au fait que plusieurs groupes saxons avaient abandonné le paganisme pour se tourner vers le christianisme.536 L’accent sur le

rôle de Charlemagne démontre que les païens apparaissaient nécessairement comme un peuple vivant dans l’erreur et l’obscurantisme. Par conséquent, les actions entreprises par Charlemagne et ses armées contre les Saxons se trouvaient justifiées puisqu’au final elles étaient faites pour leur bien. En effet, si Charlemagne n’avait pas mené ces expéditions militaires contre la Saxe et forcé son annexion au royaume franc et la christianisation de sa population, les Saxons seraient demeurés dans cette obscurité et n’auraient transmis que leurs erreurs du culte des idoles à leur descendance. De fait, les actions de Charlemagne se trouvaient légitimées.

Loyn et Percival soulignent aussi que pour Alcuin, c’est uniquement grâce à Charlemagne que l’on put prêcher la foi chrétienne au peuple saxon, de nature sauvage et colérique. Il souligne aussi que c’est Charlemagne qui chassa ceux qui auraient pu

535 Alcuin à Charlemagne, 796 (Duemmler 110), dans H. R. Loyn et John Percival, op. cit. p. 120. 536 Idem.

continuer d’insuffler le venin des paroles païennes aux oreilles des Saxons, les nouveaux convertis étant fragiles. En fait, Alcuin compara les Saxons à d’anciennes bouteilles, ayant par le passé été corrompues et dans lesquelles on tentait de mettre un nouveau vin.537 Puis,

toujours dans cette idée de comparaison, alors qu’il tente de comprendre pourquoi les Saxons ne pouvaient admettre la dîme, Alcuin mentionne que c’était en raison de leur esprit enfantin, qui ne pouvait comprendre ce concept clé.538 De plus, le de Conversione Saxonum

carmen confirme cette idée d’ignorance des Saxons entre les vers 36 et 39 : « Pro rerum fortuna plebs miseranda rogabat, Hoc genus indocile Christo famularier alto, Ignorans, dominum nam corde credere nolens, Ob causam nostrae in mundum venisse salutis. »539 Il

se dessine ici l’idée que les Francs firent face à un peuple ignorant la religion chrétienne et le nom même du Seigneur, ce qui encore une fois justifiait les actions menées par Charlemagne.

Un autre point que l’on retrouve parfois associé aux Saxons est l’orgueil dont ils faisaient preuve. En effet, en 797, les annales royales soulignent que Charlemagne dut se rendre en Saxe dans le but de dompter l’orgueil de ce peuple perfide : « Qua recepta rex filium suum Hludowicum ad obsidionem Oscae cum exercitu in Hispaniam misit et ipse more solito propter contundendam perfidae gentis contumaciam Saxoniam vastaturus intravit. »540 On retrouve ici associée la perfidie, soit une des caractéristiques majeures des

sources, et l’orgueil. Ce double qualificatif, lié aux Saxons, est un signe de l’importance de la condamnation de la Saxe, une condamnation qui implique une légitimité des actions de Charlemagne.

Enfin, le dernier trait sur lequel il faut insister est celui du cannibalisme. Comme le fait remarquer Springer, le neuvième article du capitulaire de Paderborn stipule que doivent être punis de mort tous ceux qui se laissaient tromper par le diable et donc, agissaient de manière païenne en consultant des magiciens ou magiciennes, mangeaient de la chair

537 Ibid. p. 121.

538 Ibid. p. 122. Pour Christiane Veyrard-Cosme qui a aussi travaillé sur la correspondance d’Alcuin, le

concept de dîme aurait été en effet un frein à l’établissement du pouvoir carolingien quand elle était imposée trop rapidement. Cependant, dans le cas de la Saxe, les Carolingiens l’établirent puisqu’ils associaient cette mesure à la prise de contrôle d’un territoire. Elle revient d’ailleurs sur cette idée de l’enfant d’Alcuin, puisqu’elle voit dans cette image le fait que tout comme il ne faut pas brusquer un enfant, il ne faut pas brusquer le Saxon dans le processus d’imposition de la dîme. Pour plus de détails, voir Christiane Veyrard- Cosme, loc. cit. p. 130-131.

539 De conversione Saxonum carmen, op. cit. vers 36-39. 540 Annales regni Francorum, op. cit. 797, p. 101.

humaine, brûlaient des vestiges humains, les distribuaient afin qu’ils fussent consommés ou les mangeait eux-mêmes.541 Or, le cannibalisme, depuis l’Antiquité, était une

caractérisation de l’Autre menant à sa condamnation systématique. On retrouve un aspect bestial, sauvage à cette consommation de la chair humaine, à l’ingestion de sa propre espèce que l’on ne pouvait tolérer chez un être civilisé.542

Il devient plus facile de ne pas victimiser les Saxons et de légitimer les actions faites eux, des actions pouvant aller jusqu’au supposé massacre de Verdun de 782. D’ailleurs, Springer poursuit son analyse en soulignant que Charlemagne et les théologiens l’entourant croyaient, à leur manière, à la magie païenne, bien qu’ils assumassent que cette dernière ne pouvait mener qu’à des erreurs puisqu’elle était inspirée par le démon. Ainsi, dans le capitulaire saxon, le but n’était pas tant de condamner les Saxons en raison de la magie pratiquée, mais plutôt parce qu’ils consommaient de la chair humaine et que quiconque était suspecté d’anthropophagie pouvait dès lors être considéré comme cannibale.

De plus, comme le souligne toujours Springer, face à ces accusations et face au topos que le cannibalisme a toujours représenté, on peut et on doit se demander si le cannibalisme fut réellement pratiqué en Saxe ou s’il s’agit d’un lieu commun associé à l’ensemble des païens. Le cannibalisme deviendrait dès lors un phénomène culturel, bien que les auteurs de l’époque sussent sans doute que même dans les territoires chrétiens, en période de grandes misères, il n’était pas à exclure des épisodes de cannibalisme.543 De

plus, pour la période ciblée, il n’était pas nécessaire que l’entièreté d’une personne soit consommée pour que l’on parle de cannibalisme. Il ne suffisait parfois que de consommer partiellement certaines parties du corps humain, comme pour s’approprier les forces de l’autre, pour être accusé d’anthropophagie. Springer évoque ainsi certaines données anthropologiques montrant que le cannibalisme fut un phénomène possible, soulignant toutefois que ce n’est pas parce qu’il était possible qu’il était pour autant réel.

Ainsi, le capitulaire ne dit en aucun cas que le cannibalisme était une réalité saxonne ; il ne faisait que prévoir une pénalité dans le cas où une telle situation se

541 Matthias Spinger, op. cit. p. 160. 542 Pierre Bonnechere, op. cit. p. 176.

543 Matthias Spinger, op. cit. p. 160. Pierre Bonnechere doute cependant de la réalité de ces épisodes et il

estime qu’il s’agit possiblement plus d’un discours présent dans les sources. Pour plus de détails, voir Pierre Bonnechere, loc. cit.

présentait. De plus, les preuves archéologiques visant à démontrer que des pratiques anthropophages eurent lieu en Saxe sont difficiles à trouver et rarement concluantes.544

Nous en revenons donc à la conclusion que l’accusation de cannibalisme, avant d’être une réalité, servait surtout à alimenter un fantasme négatif chez le chrétien, un fantasme qui permettait de condamner le Saxon et de légitimer l’annexion et la christianisation de la Saxe par le champion de la défense et de la propagation du christianisme, à savoir Charlemagne.

5. Conclusion