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G L’historiographie précédemment analysée tend à rejeter les témoignages portant sur le paganisme à cause des sources jugées trop subjectives. Par conséquent, le filtre présent dans ces sources n’est pas analysé. En effet, que l’on ait recours à des sources archéologiques ou écrites, d’importants questionnements méthodologiques ont actuellement cours, infirmant certaines études faites il y a encore peu de temps. Dans le cas de l’archéologie, il est affirmé que les sources issues de cette science auxiliaire ne révèlent qu’exceptionnellement des preuves attestant la présence du christianisme ou du paganisme dans une région donnée, contrairement à ce qui était autrefois accepté.140 L’archéologie

funéraire offre un bon exemple. Bien que pendant longtemps il ait été admis que l’inhumation était synonyme de christianisation et que l’incinération indiquait des lieux de sépultures païennes, il semble de plus en plus évident que les processus funéraires étaient mixtes dans les deux sociétés.141

De leur côté, les sources écrites posent actuellement deux problèmes majeurs. Dans un premier temps, l’information qui nous est parvenue est limitée, les auteurs antiques et médiévaux n’ayant couché par écrit que leur version des faits ainsi que les informations qu’ils souhaitaient transmettre à la postérité. Cela laisse place à des vides documentaires ou à des déformations documentaires.142 Ces dernières sont surtout vraies pour les sources

datant d’après la christianisation, les historiens soulignant l’importance du filtre chrétien présent dans le traitement de l’information. Le filtre tend à la diabolisation progressive du païen et de sa société.143 Plusieurs historiens affirment que les sources écrites, telles que

139 Ibid. p. 211-212.

140 Bruno Dumézil, op. cit. p. 29. 141 Alain Dierkens, loc. cit. pp. 39-64.

142 N. J. Higham, op. cit. p. 9 et Ramsay MacMullen, Christianisme et paganisme du VIe au VIIIe siècle, Paris, Perrin, 1996, p. 14.

les textes hagiographiques, représentent plutôt les objectifs missionnaires que la réalité païenne, comme ce fut le cas de la Bavière.144 Malgré que ces sources hagiographiques ne

représentent sans doute pas une réalité objective, mais plutôt une rhétorique visant à convaincre de la sainteté d’un individu, il demeure qu’elles sont fortement teintées par le filtre chrétien que nous comptons analyser et qu’elles peuvent ainsi renseigner indirectement les historiens sur ce que l’on croyait être le paganisme.145 De plus, vu la

précarité des sources, nous considérons que c’est le croisement des différents types de documents d’une même époque qui peut permettre de nous en apprendre le plus sur ces filtres et sur ce que les chrétiens croyaient être le paganisme médiéval.

Dans notre cadre conceptuel et pour étudier une longue période et une grande variété de peuples, un vaste corpus de sources est traité. Ces sources sont présentées dans le détail dans leur chapitre respectif, et leur mise en contexte est importante pour comprendre la portée de la pensée de l’auteur et des qualificatifs employés pour décrire les païens et le paganisme. Parmi ce large éventail de sources, il faut compter des sources narratives telles les chroniques (Chronica Slavorum146) ou les gestes (Gesta Danorum147 et

Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum148). Il faut aussi relever des sources

épistolaires, telles les correspondances entretenues par Alcuin avec la cour carolingienne et d’autres monarques, évêques ou moines de son époque, mais aussi de nombreuses missives pontificales. Enfin, les sources judiciaires, telles les deux capitulaires concernant les Saxons émis à l’époque carolingienne, ou le traité de paix de Christbourg signé en 1249 entre les Teutoniques et les apostats de Prusse, sont examinées.

La méthodologie actuellement employée dans l’étude de ces sources a tendance à produire des études s’étendant sur une très longue période, plus étendue que celle de cette recherche. Si cette tendance permet de faire des parallèles intéressants, cela porte parfois

144 Jonathan Couser, loc. cit. p. 26-27.

145 Christiane Veyrard-Cosme, loc. cit. p. 127-153.

146 Helmold de Bosau, Helmoldi Presbyteri Bozoviensis Cronica Slavorum, MGH, SRG in us. schol. Bd.32

Nous ferons ensuite référence à cette source sous Helmold de Bosau, op. cit.

147 Saxo Grammaticus, Gesta danorum/The history of the Danes, éd. Karsten Friis Jensen, trad. Peter Fisher,

Oxford, Oxford University Press, 2 vol. Nous ferons ensuite référence à cette source sous Saxo Grammaticus,

op. cit.

148 Adam de Brême, Magistri Adam Bremensis Gesta Hammaburgensis Ecclesiae Pontificum, MGH, SRG

aussi les historiens à faire des extrapolations entre les peuples ou entre les sources de l’Antiquité et de l’époque médiévale. C’est le cas des Germains antiques et médiévaux. Pour les décrire, certains historiens font référence à Tacite, considéré comme une figure d’autorité pour les deux époques.149 Une telle tendance existe aussi dans certaines études

portant sur les peuples slaves, comme dans celle de Rybakov. Ce dernier tente en effet de tracer une continuité entre les paganismes préhistoriques et médiévaux en recourant à des postulats de déterminisme économique chers à son obédience marxiste-léniniste avouée.150

Si certains points de la méthodologie actuelle en histoire du paganisme peuvent être conservés, nous voulons nous inscrire dans une perspective d’histoire culturelle et d’histoire des représentations. Selon Schorske, cité par Poirrier, l’historien travaillant sur la culture ne possède pas nécessairement une méthodologie systématique qui lui soit propre. Cependant, son travail doit s’inscrire dans une double dimension. D’une part, l’œuvre médiévale analysée doit s’inscrire dans un système de pensée et de référents passés. D’autre part, elle doit être mise en relation, comme objet intellectuel, avec d’autres textes ou objets similaires produits à la même époque.151

Dans cette perspective, nous allons procéder à une analyse qualitative des termes employés pour traiter des païens et les décrire, tout comme leurs rites. Cette analyse qualitative du vocabulaire suppose que nous relevions de nombreux passages ayant trait à la culture, aux cultes ou à la société païenne de manière générale, mais aussi, aux relations que les païens entretenaient avec la chrétienté. Ces différents extraits de source sont ensuite regroupés, suivant un schéma répétitif entre les différentes populations et époques étudiées, à savoir : la description des rites et rituels païens, l’aspect violent lié aux païens, leur fourberie, l’impiété et la profanation païenne et enfin, les autres caractéristiques mineures apparaissant chez certains auteurs traitant du paganisme.

149 Edina Bozoky, « Paganisme et culte des reliques : le topos du sang vivifiant la végétation ». dans Carlos

Steel et al. (dir.), Paganism in the Middle Ages: Threat and Fascination, Leuven, Leuven University Press, 2012, p. 156 Sur la continuation de l’importance du sang dans le culte païen, puis chrétien. « Thème mythologique antique, le sang transformé en plante, ou revitalisant la végétation, devient ainsi au Moyen Âge une des preuves d’authenticité de la sainteté. » Ken Dowden, op. cit. p. 17 Il mentionne cette habitude que l’on a souvent, mais qui est remise en question. Pourtant en p. 233 il cite Tacite pour parler des Germaniques.

150 Boris Alexkansdrovich Rybakov, op. cit. 408 p. 151 Philippe Poirrier, op. cit. p. 16.

Une fois ces différentes données collectées, il est possible d’effectuer l’étude de chacune des populations, de relever les caractéristiques qui leur étaient associées. Ce n’est qu’en conclusion que nous allons comparer les différentes informations trouvées pour l’ensemble des périodes. C’est alors que nous discutons des similitudes et des différences entre ces divers peuples, entre les variables des descriptions des auteurs chrétiens dans le temps et en fonction des populations rencontrées. C’est seulement à ce moment que nous sommes en mesure de répondre à nos objectifs de recherche. Nous allons avoir ainsi une bonne vision de ce qu’était le paganisme dans l’imaginaire chrétien médiéval, et comment il évolua. Nous pouvons alors chercher à établir s’il y eut évolution ou stagnation de la perception du païen et du paganisme, si l’imaginaire chrétien resta fixe dans le temps ou s’il évolua. De plus, alors que nous aurons, pour la conclusion de chacune de nos périodes, comparé les informations relatives aux auteurs, nous allons voir si des voix s’élevèrent contre une description que nous avons cru monolithique du paganisme par les auteurs chrétiens. Dans la lignée de Künzel, nous nous penchons sur la vision des auteurs dans notre étude comparative : « La critique historique adaptée aux besoins de l’histoire des mentalités ne pose pas la question de savoir comment certains faits se sont produits, ni si les témoignages sont exacts. Elle cherche seulement à savoir si certaines représentations, certaines pensées et émotions ont été vécues réellement au cours d’une période donnée et quel est le degré d’exactitude des témoignages sur ces faits psychiques et culturels. »152

Néanmoins, il convient de souligner que notre étude comporte certaines limites, tant sur le plan méthodologique que sur celui de ses réalisations. Dans un premier temps, il faut noter les difficultés linguistiques. La majeure partie des sources analysées sont écrites en latin, les rendant accessibles à la lecture et à l’analyse. Certaines sources demeurent toutefois inaccessibles parce qu’elles sont écrites en langue vernaculaires et versifiées, comme Di Kronike von Pruzinlant de Nicolaus von Jeroschin, écrite en moyen haut allemand. Ne possédant pas les connaissances nécessaires pour lire cette langue, nous devons nous contenter de la traduction anglaise du texte. Toutefois, il convient de souligner que la version traduite étudiée est aussi critique et qu’elle comporte un certain nombre de notes permettant de bien saisir l’essence originale du texte.

Par ailleurs, l’importance du champ géographique et temporel étudié suppose la consultation d’un important corpus. Il est impossible de traiter de l’ensemble des sources faisant mention du paganisme ou des païens pour chaque époque et chaque étendue géographique traitées. Une sélection a été faite, basée sur l’impact que les sources ont eu, sur la proximité de leurs auteurs avec les évènements choisis — que cela soit au niveau temporel ou géographique — et sur l’importance que leurs auteurs accordèrent aux conflits entre chrétiens et païens. Ainsi, pour chacun de nos chapitres, trois à cinq sources principales ont été sélectionnées et sont présentées de manière complète et analysées en profondeur. Un nombre variable de sources secondaires qui permettent d’accéder à des informations complémentaires viennent appuyer l’analyse. Un tel choix suppose que nous négligions certaines sources et par le fait même, certains points de vue qui auraient pu présenter un intérêt pour nos recherches. Par conséquent, nous ne prétendons pas donner un portrait universel du paganisme, mais démontrer quelle a été la perception de certains auteurs clés de chacune des périodes étudiées.

Le choix des peuples et des territoires étudiés dépend aussi d’un choix arbitraire qui peut être soumis à la critique. Nous avons décidé de nous centrer sur le mouvement d’expansion de la chrétienté vers le nord-est de l’Europe. Cette balise a été établie pour éviter un éparpillement de nos recherches et limiter le nombre de sources. Nous avons ainsi écarté certains peuples païens christianisés lors de l’époque médiévale, comme les Avars, convertis par Charlemagne, ou encore les Bohémiens ou les Bulgares.

Nous avons aussi laissé de côté les Scandinaves, les Livoniens, les Estoniens ainsi que les Lituaniens. Dans le cas de la Scandinavie, ce choix s’explique par l’importance du territoire, par la diversité des peuples qui y habitaient ainsi que par le nombre important d’études qui leur sont déjà consacrées. Dans le cas de la Livonie ou de l’Estonie, le rejet de ces territoires s’explique simplement par la précarité des sources les concernant, rendant ainsi toute étude représentative difficile. La Lituanie pour sa part aurait obligé l’ajout d’un chapitre supplémentaire à la présente thèse et la consultation d’une riche historiographie slave demeurant inaccessible.

Enfin, il convient de souligner la difficulté de séparer les questions slaves et wendes. En effet, les Wendes étant eux-mêmes des Slaves, les sources concernant les deux ensembles de populations ne font pas toujours une distinction claire entre elles, rendant

parfois complexe le partage des caractéristiques. Comme il sera possible de le constater dans la suite de cette étude, il arrive que des caractéristiques associées aux Slaves le soient aussi aux Wendes, rendant les parallèles entre ces deux peuples très importants et affaiblissant l’analyse séparée que nous avons choisi de réaliser. Considérant l’importance que ces deux populations ont joué dans le mouvement d’expansion de la chrétienté, que cela soit au moment du déplacement du pouvoir impérial occidental vers l’est ou au moment de l’arrivée des croisades dans cette région de l’Europe, il convenait de les traiter tous les deux.

Le traitement des sources comporte aussi certaines limites géographiques et chronologiques, en d’autres termes, certaines sources sont relativement éloignées temporellement des évènements décrits tandis que d’autres présentent des erreurs factuelles. Rappelons que certains auteurs ne fréquentaient pas les régions qu’ils décrivaient ou qu’ils écrivaient plusieurs siècles après la christianisation des peuples païens dont ils font mention. La Gesta Danorum, par exemple, fut écrite au XIIe siècle, mais porte, du moins dans ses neuf premiers livres, sur des évènements relevant du passé mythique ou encore, de la période païenne lointaine. Elle traite aussi de la christianisation du Danemark, effectuée au Xe siècle.