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4. Les païens saxons dans l’imaginaire carolingien

1.2. Intérêts et difficultés de la question slave

Si Henning note dans son étude qu’il y eut un important déplacement du centre politique de la chrétienté avec l’avènement des Ottoniens,567 il souligne aussi que la

nouvelle conception frontalière chrétienne ne représentait en rien une réalité. Il s’agissait en fait simplement d’une construction intellectuelle, décrétée par les auteurs chrétiens qui tentaient d’imposer leur vision du monde par leurs écrits : « However, this picture is nothing else than a stereotype rooted in the militant character of available written sources, all of which were concerned primarily with the struggle against pagans. »568 Considérant

l’implication idéalisée de cette conception, l’étude des Slaves que l’on tentait d’exclure du monde civilisé constitue un champ idéal pour percevoir la représentation du paganisme. Comme il y a un basculement à la fois frontalier et de la conception même de l’altérité chrétienne, l’historien fait face à une zone de contacts tout aussi importante que celle de l’époque des guerres de Charlemagne contre les Saxons. L’altérité du Slave se trouve par ailleurs d’autant plus marquée dans les sources que celui-ci vivait en périphérie des grandes cités chrétiennes, éloigné des centres politiques considérés civilisés.569 Ce faisant, il ne

pouvait qu’être le type même de l’Autre.

Cependant, au moment où les auteurs des sources se rapprochèrent des zones frontalières entre terres d’empire et territoire slave, la distinction entre les païens et les chrétiens eut tendance à diminuer. Ces régions marquaient davantage des zones de contacts économiques et culturels entre les peuples, une zone tampon au sein de laquelle ni la culture chrétienne ni la culture païenne ne primait. Des païens se trouvaient des deux côtés de la frontière imaginaire.570 Pour faire face à cette difficulté, les auteurs des sources établirent

dans Przemysław Urbańczyk (dir.), The Neighbours of Poland in the 10th Century, Varsovie, Institute of Archeology and Ethnology. Polish Academy of Sciences, 2000, p. 69.

567 Joachim Henning, loc. cit. p. 23. 568 Ibid. p. 24.

569 Idem. 570 Idem.

une distinction entre les païens servant les intérêts de la chrétienté et les autres.571 Cette

différenciation est particulièrement importante pour expliquer l’intérêt de la question slave. Cependant, puisque les païens se trouvaient des deux côtés de la frontière et côtoyaient les chrétiens, il faut en conclure que la discrimination entre païen et chrétien dans les sources était en grande partie imaginaire. Si dans la réalité, les païens fréquentaient les chrétiens, alors pourquoi les sources nous en livrent-elles un portrait si négatif ? Suivant l’hypothèse de Henning, historiens et archéologues doivent remettre en question cette définition de territoires chrétiens et païens, la démarcation entre les deux groupes religieux étant elle- même sujette à caution.572 Si cette conclusion implique l’impossibilité d’étudier le païen

slave pour ce qu’il était, elle enrichit cependant notre étude.

D’ailleurs, dans son étude sur les Slaves, Barford abonde dans le même sens. Pour lui, une grande partie de l’intérêt de la question des Slaves est l’existence de différents niveaux de relations entre les chrétiens et les païens. Si certains monarques chrétiens s’associèrent parfois aux païens, les auteurs des sources les condamnèrent avec moins de virulence selon les intérêts de l’auteur et l’appartenance ethnique du roi critiqué.573

Cependant, l’analyse des populations slaves comporte de nombreux défis. Tant au niveau des sources que de l’historiographie, les Slaves furent parfois traités comme représentant des regroupements monolithiques et homogènes. Les sous-groupes parfois distingués ne sont pas constants et souvent mélangés, créant une confusion et une difficulté de différenciation des populations pour l’historien. À cet égard, Lübke souligne que la région habitée par les Polabiens représentait dans les faits une réalité complexe. De nombreuses populations y vivaient et les appellations chrétiennes pour les désigner changèrent fréquemment. Sous la dénomination de « Polabiens », il faut en fait considérer, pour certaines époques, toutes les populations vivant entre l’Elbe et la Saale à l’ouest, l’Oder à l’est, la Mer baltique au nord et les Monts Métallifères au sud.574 Cependant,

571 Ibid. p. 25. 572 Ibid. p. 26.

573 Paul M. Barford, The Early Slavs: Culture and Society in Early Medieval Eastern Europe, London, The

British Museum Press, 2001, p. 30. Voir par exemple, Thietmar de Mersebourg, Thietmari Merseburgensis

episcopi chronicon, MGH, SRG Nova Series, Bd. IX IV, 11-13. Nous référerons désormais à cette source

sous Thietmar de Mersebourg, op. cit.

574 Christian Lübke, « Christianity and Paganism as Elements of Gentile Identities to the East of the Elbe and

considérer que ces peuples formaient réellement un ensemble homogène serait une erreur.575

Dans cette optique, il faut se demander ce qui est entendu par « Slave » ? Pour Barford, le Slave peut être décrit selon quatre angles, et ce, tant au niveau de l’historiographie que des sources. D’abord, il y a le Slave historique, soit toute personne désignée comme étant d’origine slave dans les sources médiévales. Puis, nous pouvons le définir selon un angle archéologique. Dès lors, il s’agit de toute personne utilisant une culture matérielle liée à ce que les archéologues définissent comme étant slave : poterie, outils, armes, etc. Puis, il y a celui ethnographique. Selon cet angle, est slave toute personne qui, historiquement ou traditionnellement, est considérée comme un ancêtre de ceux qui habitent aujourd’hui les pays slaves. Enfin, le Slave peut être défini par la linguistique. Il s’agit alors de toute personne qui parlait une forme antique de slave.576 Cependant, aucune

de ces définitions n’est vraiment acceptée par la communauté scientifique. Dans le cas de la présente étude, il est question de Slaves dès lors que les sources mentionnent les Slaves occidentaux, et ce, avant leur conversion au christianisme. C’est par le prisme des écrits chrétiens qu’il est possible de le définir, puisque l’objectif du présent chapitre est d’étudier la représentation du Slave tel que perçu par les auteurs chrétiens latins.

De plus, la plupart des territoires slaves furent des terres qui, dans un premier temps, n’intéressèrent que peu les chroniqueurs chrétiens, germaniques ou autres. On ne les voit apparaître dans les sources de manière précise et constante qu’au Xe siècle. Avant cette

date, tout écrit portant sur l’histoire slave fait plutôt appel à un passé imaginaire, légendaire et mythique, suscitant encore aujourd’hui la naissance de nouveaux mythes. Ainsi, pour la période datant d’avant le Xe siècle et même pour le début de ce siècle, on ne dispose que

d’une image altérée et incomplète de ces territoires et de leur population.577 Les premières

tentatives réelles de conversion de ces peuples n’eurent lieu qu’à la fin du IXe siècle, ce qui

comme le soutient Lienhard, les Slaves païens étaient désignés par les Carolingiens selon des ethnonymes similaires, visant à rassembler sous une seule dénomination un ensemble de populations slaves païennes. Pour plus de détails, voir Thomas Lienhard, « À qui profitent les guerres en Orient ? Quelques observations à propos des conflits entre Slaves et Francs au IXe siècle », Médiévales 51. L’Occident sur ses marges (VIe-

Xe siècles). Formes et techniques de l’intégration, No. 51, Automne 2006, p. 72.

575 Christian Lübke, « Die Elbsalven – Polens Nachbarn im Westen » loc. cit. p. 62-63. 576 Paul M. Barford, op. cit. p. 27.

577 Marvin Kantor, The Origins of Christianity in Bohemia: Sources and commentary. Evanston,

peut expliquer ce manque d’intérêt des chroniqueurs.578 Bien que cela représente une

limitation pour l’historien voulant reconstruire le passé slave, cette perspective n’affecte pas négativement notre recherche, puisque notre but est d’étudier cet imaginaire chrétien, imposé au monde slave. Aussi, même lorsqu’ils furent incorporés à la chrétienté, l’histoire des Slaves fut marquée par d’importantes réinterprétations du passé.579 Ce processus fut

d’autant plus important qu’il fallut plusieurs siècles aux Slaves pour accepter les mœurs chrétiennes et, par conséquent, pour se joindre à l’Europe chrétienne. Les premières sources fiables traitant du Slave présentent essentiellement la rencontre entre ceux-ci, barbares et païens, et un monde chrétien, romain et organisé de l’Empire.580 De plus, les

différentes populations slaves furent inégalement représentées dans les sources. Il y a par exemple de nombreuses références aux Abodrites, situés aux frontières du Saint Empire et du royaume du Danemark, et que peu de mentions des Wilzes et des Sorbes, vivant immédiatement au sud des Abodrites, pourtant toutes des tribus slaves aux frontières de la chrétienté.581 Même dans le cas où une tribu fut bien représentée, l’image livrée par les

sources demeure généralement celle de l’élite de la population et non celle de son ensemble. En effet, les auteurs chrétiens s’intéressaient d’abord aux principales cibles des missionnaires, à savoir les chefs des différents groupes. De plus, le récit des relations entre ces membres de l’élite et les prosélytes chrétiens devait toujours servir certains objectifs.582

Si les sources sont problématiques, leur exploitation par l’historiographie l’est tout autant. D’abord, comme le souligne Barford, l’histoire slave n’intéresse encore que peu les historiens occidentaux et plus particulièrement, ceux de langue anglophone, éloignés tant géographiquement que culturellement et linguistiquement de cette portion du monde.583

Malgré une certaine amélioration de cette situation depuis la fin de la Guerre froide, le monde slave demeure fermé linguistiquement et ne présente que peu de sources écrites ou

578 Ibid. p. 4.

579 Lars Boje Mortensen, « Introduction», dans Lars Boje Mortensen, The Making of Christian Myths in the

Periphery of Latin Christendom (c.1000-1300), Copehnagen, Museum Tusculanum Press, 2006, p. 7.

580 Christian Lübcke, Fremde im östlichen Europa: von Gesellschaften ohne Staat zu verstaatlichten

Gesellschaften (9.-11. Jahrhundert), Köln, Böhlau, 2001, p. 108.

581 Bernhard Friedmann, Untersuchungen zur Geschichte des abodristischen Fürstentums biz zum Ende des

10. Jahrhunderts, Berlin, Duncker & Humblot, 1986, p. 11.

582 Paul M. Barford, op. cit. p. 5. 583 Ibid. p. 1.

archéologiques accessibles.584 Par ailleurs, même lorsque les sources écrites ou

l’historiographie sont traduites vers l’anglais ou l’allemand, elles demeurent encore peu accessibles dans les bibliothèques occidentales.585 L’historien s’intéressant à la question

slave ne peut donc, dans la plupart des cas, recourir qu’à des synthèses réalisées à partir d’annales et de chroniques issues de l’histoire germanique, ecclésiastique, coloniale ou missionnaire. Les études spécialisées pour leur part sont souvent centrées sur des régions précises et récurrentes, comme Mecklembourg ou le Schleswig-Holstein, dans lesquelles la question slave n’occupe qu’une place mineure.586

Le territoire slave demeure une région de choix pour quiconque souhaite étudier la représentation du païen par les auteurs chrétiens. La population slave gagne en importance lors du déplacement du pouvoir des territoires germaniques et chrétiens vers la Saxe. Bien qu’elle représente un défi pour les historiens en raison de son passé mythique et légendaire, alors que les auteurs chrétiens mélangèrent mémoires, témoignages et imagination,587 elle

demeure d’un grand intérêt pour la présente recherche qui ne s’intéresse pas à la réalité slave païenne, mais à la représentation de cette dernière.

1.3. Exposition du plan

1.3.1. Présentation des sources

Pour bien comprendre les traits caractéristiques évoqués pour décrire le Slave, il est primordial de s’attarder au choix des sources traitées. Elles sont toutes d’origine ecclésiastique et datent du XIe ou du début du XIIe siècle.

La première source à l’étude est le Thietmari Merseburgensis episcopi chronicon,588 écrit entre la fin du IXe siècle et le début du XIIe siècle par Thietmar de

Mersebourg. Son intérêt est multiple. D’abord, il s’agit d’une source contemporaine à plusieurs événements importants dans les relations entre les territoires slaves et l’Empire

584 František Graus, Die Nationenbildung der Westslawen im Mittelalter, Sgmaringen, Jan Thorbecke, 1980,

p. 19.

585 Paul M. Barford, op. cit. p. 2. 586 Bernhard Friedmann, op. cit. p. 12.

587 Hans-Dietrich Kahl « Bausteine zur Grundlegung einer missionsgeschichtlichen Phänomenologie des

Hochmittelalters » dans Hans-Dietrich Kahl, Heidenfrage und Slawenfrage im deutschen Mittelalter.

Ausgewählte Studien 1953-2008. Leiden-Boston, Brill, 2011, p. 262.

germanique. De plus, Thietmar était un proche de la cour impériale et il est sans doute un des auteurs présentant une vision des plus stéréotypées des populations slaves.

Puis, nous allons continuer avec les Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum d’Adam de Brême589. Écrites au XIe siècle, elles présentent l’intérêt de provenir de l’un

des plus importants centres missionnaires dirigé vers les Scandinaves et les Slaves, soit l’archevêché d’Hambourg-Brême. L’auteur, voulant vanter la grandeur de l’archevêché auquel il appartenait, traite abondamment des relations entre les missionnaires d’Hambourg-Brême et les populations païennes des alentours.

Enfin, sont utilisées la Chronica Boemorum de Cosmas de Prague590 et les Gesta

principium Polonorum de Gallus Anonymus591. Ce sont les seules sources à être centrées

directement sur le monde slave, d’où leur intérêt. En effet, contrairement aux autres textes étudiés qui se penchent davantage sur les relations entre les chrétiens et les païens d’un point de vue strictement chrétien, la Chronica Boemorum et les Gesta principum Polonorum cherchèrent à retracer les débuts de la Bohême et de la Pologne médiévales. Cependant, il faut garder à l’esprit que ces deux écrits traitent non pas de population à convertir ou chrétiennes depuis peu, contrairement aux textes de Thietmar et d’Adam de Brême. Elles décrivent en effet parfois le passé païen de la Pologne et de la Bohême, converties depuis plus longtemps. Ainsi, le traitement du paganisme des différents auteurs peut être variable, ce qui constitue à la fois une richesse et une difficulté dans le cadre de la présente analyse.

1.3.2. Mise en contexte

Afin de comprendre l’importance de l’image exprimée dans les sources, il est nécessaire d’exposer les enjeux des Xe et XIe siècles afin de saisir la place occupée par les

Slaves dans l’imaginaire des intellectuels chrétiens.

À cet effet, nous allons dans un premier temps nous pencher sur l’expansion de la chrétienté vers l’est de l’Europe. Bien que souvent repris par l’historiographie ou pour

589 Adam de Brême, op. cit.

590 Cosmas de Prague, Cosmae Pragensis chronica Boemorum, MGH, SRG Nova Series, Bd. II Nous ferons

ensuite référence à cette source sous Cosmas de Prague, op. cit.

591 Gallus Anonymus, Cronicae et gesta ducum sive principum Polonorum, éd. Karol Maleczyński,

justifier des vues politiques,592 cet accroissement des territoires germaniques et chrétiens

au Moyen Âge eut bel et bien lieu. Nous devons considérer son impact dans les relations entre les monarques chrétiens et les Slaves.

Puis, nous allons voir comment se développèrent les relations entre les chrétiens et les Slaves avant l’avènement des Ottoniens. Elles vont marquer les politiques qui furent celles développées par la nouvelle dynastie au pouvoir. Nous pouvons ainsi percevoir que les conflits entre chrétiens et Slaves païens furent une donnée continuelle des relations entre la chrétienté et ces régions.

Enfin, l’étude des différentes relations entre les Slaves et les dirigeants de l’Empire Ottonien conclut cette mise en contexte. Entre Henri l’Oiseleur (876-936) et la révolte générale de 1066, de nombreuses tensions et plusieurs conflits ponctuèrent les relations entre les chrétiens et les païens. De plus, de nombreuses tentatives de colonisations et d’évangélisations des territoires slaves eurent alors lieu, laissant place tant à des succès qu’à des échecs importants. Ainsi, tant au niveau politique que religieux, les conflits et les périodes de paix entre les monarques germaniques et les différents chefs slaves marquèrent l’image du Slave dans les sources.

1.3.3. Études de cas

Il faut analyser, à la lumière des sources et du contexte, la représentation du païen par les auteurs latins chrétiens du Saint Empire. L’étude de sources est articulée selon cinq angles. Dans un premier temps, nous nous penchons sur les rites et les symboles du paganisme chez les Slaves afin de voir comment ils étaient condamnés dans les sources. Puis, nous analysons leurs comportements jugés cruels, sauvages et violents, y ajoutant une notion importante de barbarie. Dans un troisième temps, nous étudions le caractère fourbe du Slave, alors qu’il n’hésite pas à trahir ses seigneurs, à combattre de manière déloyale et à commettre des crimes de lèse-majesté contre Dieu par l’apostasie. Ensuite, nous considérons les caractères non seulement impies, mais aussi profanateurs des païens slaves. Enfin, nous concluons par une analyse des autres caractéristiques que l’on retrouve parfois associées aux Slaves.

592 Par exemple, par les Nazis lors de la Seconde Guerre mondiale pour justifier leurs prétentions sur l’est de