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5. Division de la recherche

3.1. De la mission interne à la guerre religieuse

Contrairement aux vœux exprimés dans la Bible,272 le missionnariat universel ne

fut pas toujours l’une des dimensions prédominantes de la religion chrétienne.273 Si les

chrétiens souhaitèrent convertir les non-chrétiens dès les débuts du christianisme, les missions furent surtout réalisées à l’intérieur de l’ancien limes romain, limitant les contacts avec les gentes.274 Cela s’explique par le fait que l’on ne considérait comme civilisés et

donc, dignes d’être christianisés, que les peuples qui vivaient au sein de l’ancien Empire romain. On supposait, aux Ve et VIe siècles, que les notions de christianisme et de romanité

allaient de pair. C’est pourquoi l’évangélisation visait surtout les campagnes dans le but premier de transformer ceux que l’on désignait nominalement comme des chrétiens en de vrais bons chrétiens.275 D’ailleurs, ce prêche dans les campagnes se fit d’autant plus

pressant à partir du règne de Théodose (r.379-395), au moment où l’Empire devint

269 Ibid p. lx.

270 Andreas Mohr, op. cit. p. 173 Mohr souligne qu’Éginhard fut le seul auteur de l’époque à lier la ferocitas

aux Saxons, alors qu’elle fut plutôt associée aux Vikings. Sans la nommer fréquemment, il présenta souvent des événements desquels il est possible de déduire cette ferocitas, en faisant même une des causes de la guerre. Pour plus de détails, voir Andreas Mohr, op. cit. p. 180-181.

271 Bonnie Effros, loc. cit. p. 268. 272 Mt 28 : 18-20.

273 J. N. Hillgarth, op. cit. p. 6. 274 Ramsay MacMullen, op. cit. p. 25. 275 Richard Fletcher, op. cit. p. 63

officiellement chrétien. Il était dès lors du devoir du clergé de veiller à ce qu’aucun citoyen romain ne demeure dans l’erreur du démon, à savoir le paganisme.276

Il faut constater que les historiens des missions et des croisades ont admis au sein de l’historiographie l’idée d’une transition de la mission pacifique et du refus de la violence vers une acceptation de celle-ci, transition s’échelonnant sur plusieurs siècles et marquant une évolution socio-historique au sein de laquelle le militantisme chrétien devint acceptable. Ainsi, il est nécessaire de traiter de l’évolution du champ missionnaire, de l’apparition de la notion de guerre juste sous saint Augustin et de son évolution lors de l’apparition des « royaumes barbares ».277

Il arrivait certes que des évangélisateurs se rendissent au-delà des anciennes frontières de l’Empire, mais ils se déplaçaient surtout auprès de communautés chrétiennes, formées autour d’ermites à la recherche de solitude. Ce phénomène mena même à la fondation d’épiscopats en dehors des terres d’Empire.278 Cela créa lentement, dès les

années 500, des zones tampons s’élargissant continuellement entre les régions dites romaines et celles vues comme barbares.279 Ce processus permit indirectement

l’élargissement du champ apostolique dès le VIIIe siècle, mettant les chrétiens en contact

avec de « nouvelles » populations païennes.280

Cette nouvelle prise de contact entre les mondes chrétien et païen provoqua des modifications dans les valeurs non seulement religieuses, mais aussi culturelles, occasionnées par la conversion des païens. Les missionnaires recherchaient un changement en profondeur, une acceptation à la fois de la religion chrétienne et des héritages de la romanité.281 Si les nouveaux épiscopats jouèrent un rôle dans l’expansion du champ

apostolique, d’autres raisons entrèrent aussi en ligne de compte, mais sans faire l’unanimité dans la recherche. Richard Fletcher résume une partie des débats en proposant cinq

276 Ibid. p. 35-39.

277 Jean Flori, « L’Église et la guerre sainte. De la “paix de dieux” à la “croisade” », dans Annales. Économies,

sociétés, civilisations, 47e année, N.2, 1992 p. 453. Flori souligne cependant que certains, comme C.

Erdmann refusent l’implication des « royaumes barbares » et de leurs habitants qui, selon lui, poussent plutôt l’Église à s’éloigner de toute forme de violence pour contrer celle des nouveaux dirigeants de l’Europe.

278 Richard Fletcher, op. cit. p. 25. 279 Peter Brown, op. cit. p. 30.

280 Richard Fletcher, op. cit. p. 25-26. Bruno Dumézil mentionne pour sa part de premières prétentions à

l’universalisme de la religion chrétienne dès la troisième décennie du Ve siècle. Pour plus de détails, voir

Bruno Dumézil, op. cit. p. 143.

arguments fréquents dans l’historiographie : la compétition avec l’Islam, en cherchant à regagner dans les royaumes barbares les âmes perdues en Espagne ; la volonté pontificale d’une expansion du champ apostolique afin d’augmenter son pouvoir en augmentant le nombre de fidèles ; l’acceptation de nouveaux préceptes bibliques, et plus particulièrement, de Matthieu 28 : 18-20 282; la recherche de la glorification missionnaire par la mort en

martyr ; la conjoncture monastique qui pousse les moines à toujours chercher à s’exiler plus loin dans les terres païennes.283 Autour des VIIIe-IXe siècles, la réinterprétation des

versets bibliques entraîna l’émergence de l’idée de salut collectif et de salut de l’Autre. Cependant, les païens résistèrent à cette nouvelle insistance missionnaire, causant la mort de plusieurs évangélisateurs et, pour cette raison, à un appel au pouvoir séculier dans l’entreprise des évangélisateurs. En effet, les autorités séculières protègent dès lors certains missionnaires, permettant un glissement vers la conversion armée. Selon Fichteneau, un premier exemple de cette collaboration eut lien entre Carloman (v.710-771) et Boniface (672-754). 284 Peter Brown ajoute qu’à la même époque, au sein de la

chrétienté, en plus du zèle missionnaire, un sentiment de supériorité culturelle se développa, soutenu par l’usage de la force. Il est alors question d’une puissance religieuse, comme lorsque Boniface abattit le chêne sacré de Geismar, mais aussi profane grâce à l’appui militaire de certains souverains. 285

Ce phénomène peut s’expliquer en ayant recours à saint Augustin qui, dans La Cité de Dieu, fut le premier à détacher les notions d’Empire et de religion chrétienne.286 Cette

séparation entre les notions de religion et d’Empire permit aux missionnaires de se détourner des prêches de campagne pour s’orienter vers les populations païennes

282 Mt 28 : 18-20 : « Jésus s’approcha d’eux et leur adressa ces paroles : “Tout pouvoir m’a été donné au ciel

et sur la terre. Allez donc : de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai prescrit. Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps.” »

283 Il faut cependant noter que plusieurs de ces théories sont aujourd’hui rejetées en bloc. Tout d’abord,

l’Islam n’est pas vu initialement comme une nouvelle religion, mais comme une hérésie, ce qui suppose que les musulmans ne sont pas des « âmes perdues » mais simplement des chrétiens dans l’erreur. Pour ce qui est de l’augmentation du pouvoir de la papauté, Fletcher démontre que cette justification d’expansion du champ missionnaire proviendrait en fait de la propagande de la réforme protestante. Pour leur part, les versets bibliques étaient déjà connus depuis longtemps. La recherche du martyre et la conjoncture monastique rencontrent moins d’opposition, mais ne sont pas non plus, selon l’historien, des justifications satisfaisantes. Pour plus de détails, voir Richard Fletcher, op. cit. p. 229-232.

284 Heinrich Fichtenau, op. cit. p. 86. 285 Peter Brown, op. cit. p. 17. 286 Richard Fletcher, op. cit. p. 29.

limitrophes, phénomène qui alla en s’accélérant dès le Ve siècle. Saint Augustin suggéra

aussi dans le De Fine Saeculi que le prêche missionnaire devait s’étendre à toutes les nations, pas seulement aux Romains.287

À cette dimension d’expansion du champ apostolique se joignit une progressive sacralisation de la violence. Malgré la volonté de saint Augustin d’établir une distinction entre Église et Empire romain, la victoire de Constantin au pont Milvius en 312 sous le signe de la religion chrétienne créa une association entre victoire militaire et victoire religieuse.288 De plus, dès le IVe siècle, certains membres des autorités ecclésiastiques en

vinrent à accepter la violence comme un mal nécessaire.289 Saint Augustin, vivant lui-

même en territoire impérial, intériorisa cette idée d’Empire chrétien. Par conséquent, malgré sa volonté de distinguer Empire et Église, la pensée augustinienne exprime l’idée que l’usage de la violence est justifié si l’Empire est menacé par des hérétiques ou des barbares.290 Pour Augustin, l’utilisation des armes était certes un malheur, mais si cet usage

devait empêcher un malheur encore plus important, alors le recours à la force était justifié. Cette réflexion était en outre légitimée par les guerres de l’Ancien Testament : « […] une guerre peut être sainte lorsqu’elle est voulue de Dieu et ordonnée par lui. »291 Dans cette

optique, Christopher Tyerman confirme que l’Ancien Testament fournit des casus belli pour toutes les situations.292 Cet enchevêtrement de réflexions de justifications de

l’utilisation des armes donna naissance à la conception de la guerre juste. Quatre critères définissent la guerre juste selon Augustin : 1) elle doit être déclarée par une autorité légitime ; 2) elle est entreprise pour rétablir la justice, défendre la patrie ou récupérer des terres ou des biens injustement spoliés ; 3) elle doit être est menée par des soldats dénués d’haine ou d’intérêts personnels ; 4) elle a une cause juste.293

Bien que limitative à l’origine, la guerre juste évolua avec le déclin de l’Empire romain d’Occident, la déposition du dernier empereur et l’avènement des « royaumes barbares », puisque pour les nouveaux souverains germaniques, la prise de butin était

287 Ibid.. p. 31.

288 Jean Flori, La Guerre Sainte, op. cit. p. 35. 289 Ibid. p. 10.

290 Ibid. p. 37. 291 Ibid p. 38.

292 Christopher Tyerman, op. cit. p. 30.

considérée comme une cause juste de guerre. L’Église devant survivre face à cette nouvelle réalité, n’eut d’autres choix que de revoir ses positions pour s’adapter à ces nouveaux souverains, à un moment où l’autorité impériale unique n’était plus.294 En résumé, l’Église

faisait face à deux réalités obligeant une sacralisation de la violence : dans un premier temps, les nouveaux souverains avaient des valeurs que l’Église ne pouvait faire disparaître et qu’elle devait récupérer et adapter à sa propre doctrine ; dans un second temps, l’Église de Rome était en Occident la seule source d’autorité ayant survécu à la chute de l’Empire et pouvant imposer des règles.295 Ainsi, cette évolution de la guerre juste augustinienne,

reprise par les Carolingiens, permit de joindre traditions bibliques et romano- hellénistiques, ce qui eut pour conséquence d’ajouter le concept de casus belli aux motivations religieuses des guerres de l’Ancien Testament.296

Cette évolution se poursuivit au sein du royaume carolingien. Avant même son couronnement impérial, Charlemagne représentait cet idéal d’union entre Empire romain et Église romaine. Ainsi, il était considéré que, tournées aussi bien vers l’intérieur que vers l’extérieur de son territoire contre des ennemis religieux, ses guerres étaient justes et missionnaires. Chaque combat se trouvait ainsi investi d’une double mission : la lutte contre le paganisme et la protection de la chrétienté, permettant de légitimer ses entreprises militaires.297 Dès lors, comme le souligne Fichtenau, le domaine idéal du monarque

chrétien devait être une chrétienté parfaite à laquelle le reste de l’humanité devait finalement être assimilée.298

À cette tradition de guerre juste reprise par les Carolingiens se trouvait jointe une christianisation de la guerre et des guerriers. Comme le souligne Flori, « La “christianisation” de la guerre et des guerriers se serait réalisée par le moyen de la liturgie (bénédiction sur les armes et les guerriers), de l’hagiographie (vie des saints laïcs ou militaires), pour conduire à la formation d’une nouvelle conception de la guerre menée contre les ennemis envahisseurs de la chrétienté, les païens, qu’ils soient Normands, Hongrois ou Sarrasins (liturgie de messe contre les païens). »299 Cette évolution fut capitale

294 Ibid. p. 40. 295 Ibid. p. 41.

296 Christopher Tyerman, op. cit. p. 31. 297 Jean Flori, op. cit. p. 42.

298 Heinrich Fichtenau, op. cit. p. 86. 299 Jean Flori, loc. cit. p. 453.

dans la représentation des Saxons par les auteurs carolingiens. En justifiant la guerre contre des ennemis païens considérés comme des envahisseurs de la chrétienté, la diabolisation de l’Autre devenait naturelle et légitimait toute guerre menée contre lui.

Cette transformation des mentalités mena Charlemagne à combattre les Saxons sous la justification de protection de l’Église et d’accroissement de la chrétienté alors qu’il porta la guerre directement en Saxe. Pourtant, tous les Saxons n’étaient pas païens au moment de la conquête, puisque des contacts entre la Saxe et la chrétienté avaient déjà eu lieu du temps des aïeuls de Charlemagne.300 Il reste que certains auteurs, tels Alcuin et Éginhard,

virent en Charles un nouveau roi David, oint par Dieu et destiné à diriger la chrétienté. Cette responsabilité se manifestait par la protection des églises et des fidèles et par la sujétion et la conversion des barbares et des païens à la vraie foi.301 Cette idée est

parfaitement représentée par certaines missives d’Alcuin,302 dans lesquelles il souligna que

le pouvoir séculier était le porteur de l’épée défendant le pouvoir spirituel, supposant donc que le pouvoir donné par Dieu à Charlemagne le contraignait à défendre l’Église.303

Contrairement à ses ancêtres, Charlemagne se retrouvait ainsi investi d’une nouvelle mission : celle de la christianisation. Malgré son opposition à la conversion forcée, Charlemagne adopta cette mission de christianisation lors de ses guerres en Saxe.304

Pour conclure, il est possible de reprendre l’idée de Peter Brown selon laquelle, pour Charlemagne et son entourage, les missions devaient être civilisatrices. Protégés et soutenus par les autorités séculières, les missionnaires se devaient d’éduquer les populations conquises pour en faire des chrétiens et des membres à part entière du royaume carolingien et de la chrétienté. C’est donc cette idée qui fut appliquée lors de la destruction de l’Irminsul, à une époque où Charlemagne considérait déjà les Saxons comme ses sujets et, conséquemment, comme des chrétiens.305

300 Mayke de Jong loc. cit. p. 126. 301 Jean Flori, op. cit. p. 30-32.

302 Voir par exemple, Alcuinus, Epistolae, MGH, Epistolae IV, Karoini ævi II, Lettre 17. 303 Jean Flori, op. cit. p. 33-34.

304 Lawrence G. Duggan, « For Force is Not of God ». Varieties of Religious Conversion in the Middle Ages.

Gainesville, university Press of Florida, 1997, p. 49-50, 58.