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La norme contraceptive fran¸ caise comme norme m´ edicale

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Etudier la mise en place d’une

1.2 La norme contraceptive fran¸ caise comme norme m´ edicale

Divers travaux mettent en ´evidence le rˆole de l’´Etat dans la r´egulation des pratiques de contrˆole de la f´econdit´e, notamment en France, entre la fin du XIXe

si`ecle et la fin des ann´ees 1960 (McLaren, 1978; Pedersen, 1996; Cahen, 2016; Sanseigne, 2019). Ce « gouvernement des mœurs » par l’´Etat (Cahen, 2016) le conduit notamment `a l´egif´erer, en 1920, contre la publicit´e et la vente des contraceptifs, interdiction qui ne sera lev´ee qu’en 1967, au terme de nombreux d´ebats dans le champ parlementaire et plus g´en´eralement politique, mais ´egalement dans l’espace m´ediatique (Pavard, 2012c; Sanseigne, 2019). Il semble toutefois qu’en l´egif´erant, en 1967, dans le sens d’une prise en charge de la contraception par les m´edecins, puis en actant en 1974 le remboursement par la S´ecurit´e sociale des moyens contraceptifs sous prescription m´edicale, l’´Etat ait progressivement d´el´egu´e son pouvoir normatif en mati`ere contraceptive, rejoignant un processus plus large de d´esengagement face aux processus r´egulant la vie et la mort, de plus en plus renvoy´es `a la sph`ere m´edicale (Memmi, 2003). Hormis les politiques visant, par des mesures incitatives, `a augmenter le taux de f´econdit´e, l’´Etat se d´esinvestit ainsi progressivement de la question de la r´egulation des naissances, et d´el`egue son pouvoir d’intervention en la mati`ere `a la sph`ere professionnelle, en instituant la prescription contraceptive dans les cabinets priv´es, en d´el´egant la production de normes m´edicales en mati`ere contraceptive `a des expert·e·s m´edicaux·ales au sein de l’´Etat ou dans le secteur priv´e, et en laissant une autonomie tr`es forte `a l’institution m´edicale dans la production de normes de pratiques professionnelles en mati`ere contraceptive (formation, faible contrˆole des pratiques, normes de bonnes pratiques principalement produites par des m´edecins, et jusqu’aux ann´ees 2000, sans forc´ement de lien avec des instances de sant´e publique).

le sociologue P. Conrad, comme le processus consistant `a d´efinir un probl`eme social en termes m´edicaux, et `a apporter une solution m´edicale `a des probl`emes sociaux (Conrad, 2007). Pierre A¨ıach et ses coll`egues (A¨ıach et Delano¨e, 1998) ´

elargissent le terme pour d´esigner l’expansion du domaine m´edical, l’extension du champ de comp´etences de la m´edecine, et l’abaissement du seuil de perception des troubles de la sant´e et de maladie dans la population. Divers travaux sugg`erent effectivement l’extension du champ de la m´edecine `a partir des ann´ees 1950 dans les soci´et´es d’Europe de l’Ouest et en Am´erique du Nord, conduisant `a ce que l’institution m´edicale soit en charge d’un nombre croissant de probl´ematiques qui auparavant ´echappaient `a son champ d’intervention (Ferrand-Picard, 1982; Delano¨e, 1998; Memmi, 2003; Leridon et al., 2002; L¨owy et Gaudilli`ere, 2006; Guyard, 2008; Berlivet, 2011).

A. Clarke propose ´egalement la notion de « biom´edicalisation » pour d´esigner, `a partir des ann´ees 1970, l’extension du domaine de la biom´edicine au-del`a de la ges- tion des maladies, vers la pr´evention du risque et le d´eploiement (« enhancement ») des capacit´es du corps (Clarke et al., 2010). Les technologies biom´edicales – comme les traitements hormonaux – permettraient non plus seulement le traitement de maladies, mais seraient devenues des « lifestyle drugs » (Watkins, 2012), vendues comme des produits am´eliorant le corps, au-del`a de leur effet th´erapeutique ou contraceptif. L’´etude du processus de biom´edicalisation am`ene `a ne plus seulement s’int´eresser `a la sph`ere m´edicale, mais `a prendre plus largement en compte comment ces pratiques m´edicales s’inscrivent dans le d´eveloppement de nouveaux march´es th´erapeutiques.

La progressive d´el´egation du pouvoir de l’´Etat en mati`ere de production des normes contraceptives vers des professionnel·le·s a deux cons´equences principales. Premi`erement, elle contribue `a faire de l’expertise m´edicale en contraception la principale expertise l´egitime en la mati`ere. Deuxi`emement, elle n´ecessite presque toujours de passer par un·e m´edecin pour acc´eder `a des m´ethodes contraceptives, ou aux informations sur celles-ci, faisant des prescripteurs·trices l’une des instances normatives principales en mati`ere contraceptive. Ces deux ´el´ements am`enent `a consid´erer l’hypoth`ese que la norme contraceptive fran¸caise centr´ee sur la pilule r´esulte principalement d’une norme m´edicale de prescription de ce contraceptif en premi`ere intention, et de relative disqualification des autres moyens de r´eguler la f´econdit´e.

1.2.1

Le rˆole des expert·e·s m´edicaux·ales dans le fa¸conne-

ment des normes contraceptives

Plusieurs travaux sur l’histoire du vote de la loi Neuwirth et la lutte pour l’acc`es `

a la contraception (Pavard, 2012c) mettent en ´evidence l’engagement de m´edecins, gyn´ecologues et psychiatres, dans la « cause contraceptive » (Sanseigne, 2019). Ces travaux documentent le combat de la gyn´ecologue Marie-Andr´ee Lagroua Weill-Hall´e au sein de l’association Maternit´e Heureuse pour la lib´eralisation de la contraception en France, et pour l’abandon de la loi 1920 interdisant la vente et la prescription de contraceptifs (Pavard, 2012c). Ce mouvement pour la r´egulation des naissances s’´etend et se professionnalise (Sanseigne, 2009; Garcia, 2011) et gagne en « respectabilit´e » (Pavard, 2012c) `a mesure que davantage de m´edecins rejoignent ce qui devient en 1960 le MFPF. Les m´edecins du MFPF, constitu´e·e·s `a partir de 1962 en Coll`ege m´edical, parviennent, au cours des ann´ees 1960, au « coup de force symbolique » (Garcia, 2007) d’imposer une vision de la contraception comme devant ˆetre prise en charge par la m´edecine, `a l’inverse de la vision d´efendue par l’instance repr´esentative de la profession, l’Ordre national des m´edecins.

Cette th`ese s’int´eresse, plus g´en´eralement, au rˆole de ces expert·e·s en contra- ception dans l’´elaboration et l’imposition de normes en mati`ere contraceptive, particuli`erement dans le champ m´edical. Par « expert·e·s en contraception », je d´e- signe les acteurs·trices mobilis´e·e·s par diverses institutions parce qu’ils d´etiennent des savoirs sp´ecifiques sur la contraception et sur les produits contraceptifs (savoirs m´edicaux, scientifiques et sociaux). Il s’agit le plus souvent de m´edecins (mˆeme si le contenu des savoirs d´etenus par ces expert·e·s ´evolue sur la p´eriode consid´er´ee avec les caract´eristiques des expert·e·s eux·elles-mˆemes), poss´edant des savoirs cliniques et th´eoriques sur le mode d’action et l’efficacit´e des diff´erentes m´ethodes contracep- tives, ´egalement initi´e·e·s pour certain·e·s aux enjeux sociaux ou psychologiques de la prescription de telle ou telle m´ethode. Elles et ils sont cit´e·e·s ou interview´e·e·s dans la presse au titre de leur expertise, publient des articles sur la contraception dans les revues m´edicales, voire cr´eent leur propre revue sp´ecialis´ee. Ce sont elles et eux aussi qui forment les m´edecins `a la prescription contraceptive, ou interviennent dans les congr`es nationaux et internationaux sur la contraception. Ce sont enfin eux et elles qui sont sollicit´e·e·s par diverses instances gouvernementales pour rendre des avis sur les divers risques associ´es aux m´ethodes contraceptives, qu’il s’agisse de commissions minist´erielles ou parlementaires, ou d’instances consacr´ees aux questions de r´egulation des naissances.

Je retiens donc comme d´efinition des expert·e·s celles et ceux qui sont consa- cr´e·e·s comme tel·le·s par diverses institutions, `a commencer par l’institution

m´edicale elle-mˆeme, les prescripteurs·trices qui se forment aupr`es d’eux·elles, les pouvoirs publics qui les sollicitent, les m´edias qui les interviewent, ou encore les industries qui leur font tester leurs produits. Pour les identifier, j’ai recoup´e la mention d’expert·e·s m´edicaux·ales d´esign´e·e·s comme tel·le·s dans mes archives de presse, avec les noms des expert·e·s sollicit´e·e·s lors des commissions ou vote de lois sur la contraception, ainsi qu’avec les expert·e·s qui interviennent `a des congr`es sur la contraception, publient dans des revues m´edicales sp´ecialis´ees sur le sujet, ou encore sont en lien avec l’industrie pour tester ou promouvoir certains produits. Sans pr´etendre `a l’exhaustivit´e de ce champ des expert·e·s en contraception, je souhaite n´eanmoins retracer, dans le chapitre 3, l’´evolution des caract´eristiques de ce champ sur plusieurs d´ecennies, et les normes produites par ce champ en mati`ere de pratiques de prescription en contraception. Nous verrons par ailleurs dans les chapitres 3 et 5 que la fronti`ere entre expert·e·s et non expert·e·s peut faire l’objet d’une lutte afin de maintenir ou de contester un certain monopole de l’expertise.

Cette d´efinition de l’expertise peut ˆetre critiqu´ee pour son l´egitimisme : on ne s’int´eresse qu’aux expert·e·s qui sont reconnu·e·s comme tel·le·s, consacr´e·e·s comme tel·le·s par des institutions diverses. Mais, dans la mesure o`u ce travail vise `a retracer comment certaines sph`eres sociales produisent certaines normes qui peuvent impacter d’autres sph`eres sociales, retenir les acteurs·trices qui sont l´egitim´e·e·s comme expert·e·s dans plusieurs champs paraˆıt int´eressant pour voir comment les normes produites dans un champ peuvent impacter sur d’autres champs. Tout en se centrant sur ces personnes dont les productions normatives ont l’avantage d’ˆetre les plus accessibles, je tˆacherai, dans l’analyse, d’ˆetre attentive aux rapports de pouvoir qui traversent le champ de l’expertise, notamment les rapports de genre, qui conduisent `a ce que l’expertise des femmes soit moins reconnue ou valoris´ee dans diverses sph`eres sociales et politiques.

Le rˆole de l’industrie pharmaceutique, en lien avec ces expert·e·s, dans la production de normes en mati`ere contraceptive sera ´egalement l’objet d’une partie de cette th`ese (partie III).

1.2.2

Le poids normatif des m´edecins

La loi Neuwirth du 28 d´ecembre 1967 conditionne l’acc`es aux produits et aux dispositifs pharmaceutiques `a vis´ee contraceptive `a la prescription par des pro- fessionnel·le·s de sant´e. Dans ce contexte, on pourrait penser que le choix d’une m´ethode contraceptive r´esulterait d’une pr´ef´erence des usager·e·s qui consultent pour une contraception, apr`es la mise `a l’´ecart d’´eventuelles contre-indications. Or, de nombreux travaux montrent au contraire que la prescription contraceptive

s’inscrit dans des rapports de pouvoir, de genre, de classe, et de race (Bretin, 1992; Bajos et al., 2002, 2004; Bajos et Ferrand, 2004; Guyard, 2008; Ruault, 2015; Prud’Homme, 2016). Ceci rejoint plus largement les recherches en sociologie qui insistent sur l’asym´etrie m´edecin-patient·e lors de la consultation m´edicale et mettent en ´evidence le pouvoir normatif du·de la m´edecin lors de l’interaction m´e- dicale (Boltanski, 1971; Fainzang, 2007; Mathieu et Ruault, 2014). Cette asym´etrie r´esulte notamment du fait que la l´egitimit´e de la profession m´edicale s’appuie sur la maˆıtrise de savoirs experts, c’est-`a-dire la mobilisation de connaissances dans le registre scientifique et clinique, par opposition aux savoirs que peuvent mobiliser les profanes.

Cette asym´etrie dans la relation m´edicale et dans la consultation en contra- ception fait que les utilisatrices·teurs de m´ethodes contraceptives ne sont pas r´eductibles `a des consommatrices·eurs au sens o`u le postule la th´eorie ´economique classique, o`u le choix r´esulterait de leurs pr´ef´erences, de leur contrainte budg´etaire et de la disponibilit´e des produits. Ceci am`ene `a consid´erer que les pratiques contraceptives r´esultent pour partie des normes m´edicales ´edict´ees par les m´edecins (de Irala et al., 2011). Ceci serait particuli`erement marqu´e dans le cas de la prise en charge contraceptive en France, o`u l’organisation de la m´edecine en lib´eral et la tr`es forte autonomie de la profession conduit `a ce que l’´ediction de normes de sant´e publique par les autorit´es sanitaires ait parfois peu d’impact sur les pratiques m´edicales (Castel et Robelet, 2009; Ventola, 2017).

En France, la prescription contraceptive a historiquement ´et´e prise en charge, `a partir de la fin des ann´ees 1960, par un segment sp´ecialis´e de la profession m´edicale : les gyn´ecologues m´edicaux·ales. Cette sp´ecialisation, qui s’institutionnalise `a partir des ann´ees 1930 en parall`ele de l’obst´etrique et de la gyn´ecologie chirurgicale (L¨owy et Weisz, 2004), centre son activit´e plus particuli`erement sur la prise en charge m´edicamenteuse et hormonale des femmes, et, `a partir des ann´ees 1960, sur la contraception. D’autres travaux ont mis en ´evidence la socialisation des jeunes femmes aux bonnes pratiques contraceptives dans les cabinets de gyn´ecologie (Guyard, 2010a; Ruault, 2015).

Le choix contraceptif des femmes (et plus rarement en France, des hommes) en mati`ere contraceptive s’op`ere donc principalement dans ce cadre normatif ´edict´e par les prescripteurs·trices. Les utilisatrices de contraceptifs en France ont en effet ´

et´e historiquement ´evinc´ees des sph`eres de d´ecisions et d’expertise concernant les techniques qui impactent sur leur corps. Si elles n’apparaissent pas en tant que productrices de la norme contraceptive fran¸caise dans cette th`ese, elles sont n´eanmoins pr´esente en filigrane, dans chacune des instances consid´er´ees : comme cible marketing pour les industries, comme patientes pour les m´edecins, comme

objet d’´etude pour les expert·e·s comme entit´e au nom de laquelle se mobiliser pour les mouvements f´eministes. Dans d’autres pays, les femmes ont eu un impact important sur l’´evolution du march´e contraceptif en repr´esentant une demande relativement ´elastique, non pas au prix, mais `a la qualit´e des produits contraceptifs : toute mise en cause publique a r´esult´e directement par une baisse du recours au produit mis en cause (Watkins, 1998; Takeshita, 2012). Ce n’est que tr`es r´ecemment en France que les contraceptifs oraux ont fait l’objet de remises en cause qui ont pu partiellement modifier le cadre de prescription (Rouzaud-Cornabas, 2019).

Mon hypoth`ese principale de recherche consiste donc `a consid´erer la norme contraceptive fran¸caise centr´ee sur la pilule comme une norme m´edicale de pres- cription, co-produite par les industries et les expert·e·s, ent´erin´ee par les prescrip- teurs·trices, avec un rˆole important jou´e par la gyn´ecologie m´edicale, et qui n’est pas remise en cause par d’autres instances concurrentes de production de normes jusqu’aux ann´ees 2000.

La production d’une ´evidence de la pilule `a partir de cette tr`es forte centralit´e dans les pratiques n´ecessite la production d’une id´eologie, ou d’un biais de percep- tion de la contraception au travers de la pilule, que j’appelle « pilulocentrisme ».

1.2.3

D’une norme m´edicale `a la production d’une ´evi-

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