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contraception en France

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Dans la plupart des pays occidentaux, la gyn´ecologie m´edicale n’est pas s´epar´ee de l’ensemble de la sp´ecialit´e de gyn´ecologie, qui comprend ´egalement la gyn´ecologie chirurgicale et l’obst´etrique. En France, la gyn´ecologie m´edicale s’est d´evelopp´ee dans les ann´ees 1930 sous l’impulsion d’hospitaliers endocrinologues, notamment Albert Netter (L¨owy et Weisz, 2004; Weisz, 2006)1. Ilana L¨owy et George Weisz

d´ecrivent l’histoire de cette sp´ecialisation (L¨owy et Weisz, 2004). La gyn´ecolo- gie chirurgicale ´etait en France, depuis le XIXe si`ecle, s´epar´ee de l’obst´etrique.

Contrairement `a ce que l’on observe dans d’autres pays europ´eens (Allemagne, Grande-Bretagne), les gyn´ecologues fran¸cais·es ont conserv´e une identit´e profession- nelle distincte des obst´etricien·ne·s, notamment dans les ´etablissements prestigieux qu’´etaient les grands hˆopitaux parisiens. L’arriv´ee des hormones et le d´eveloppement de l’endocrinologie dans les ann´ees 1930 modifient cette dynamique professionnelle, avec le d´eveloppement d’une prise en charge m´edicale des femmes, en particulier grˆace aux nouvelles mol´ecules hormonales mises sur le march´e. Pourtant, `a la fin des ann´ees 1940, seule la gyn´ecologie obst´etrique est reconnue comme sp´ecialit´e m´edicale, tandis que trois autres domaines sont reconnus comme comp´etences, qui peuvent ˆetre pratiqu´ees `a part enti`ere ou en combinaison d’une pratique g´en´eraliste : la gyn´ecologie chirurgicale, la gyn´ecologie m´edicale, et l’obst´etrique. Bien que seule la gyn´ecologie obst´etrique a r´eellement le statut de sp´ecialit´e m´edicale et demeure l’option la plus prestigieuse, les quatre orientations sont per¸cues comme des sp´e-

1. Voir ´egalement la th`ese en cours de Aurore Koechlin sur le d´eveloppement de la gyn´ecologie m´edicale en France et sur l’exercice contemporain de cette sp´ecialisation.

cialit´es m´edicales (L¨owy et Weisz, 2004, p. 2612). Comme I. L¨owy et G. Weisz l’indiquent : « r´esultant de ce r´ealignement, la Soci´et´e de Gyn´ecologie devint de plus en plus associ´ee `a la gyn´ecologie “m´edicale”. Les articles sur la chirurgie devinrent moins fr´equents. La rh´etorique professionnelle mettait l’accent sur la s´eparation de ce champ de la chirurgie “mutilante”; l’id´eal devint la “conservation” des organes reproducteurs (Marcel, 1948). L’hyst´erectomie fut d´esign´ee comme une “castration”, un traitement de dernier recours (...) L’endocrinologie ´etait le centre de cette nouvelle identit´e m´edicale, et les gyn´ecologues exp´eriment`erent avec les hormones pour traiter une grande vari´et´e de conditions. »2

Si des pressions venant des gyn´ecologues obst´etricien·ne·s, dominant·e·s dans les institutions m´edicales prestigieuses, existent pour supprimer la sp´ecialit´e de gyn´ecologie m´edicale, celle-ci continue de se d´evelopper, sous l’´egide d’Albert Netter qui dirige le service de gyn´ecologie m´edicale de l’hˆopital Necker `a Paris. De nombreux partenariats sont d´evelopp´es entre industries et praticien·ne·s pour tester de nouveaux produits hormonaux. En 1955 est cr´e´e le CES de gyn´ecologie m´edicale, qui participe `a l’institutionnalisation de cette sp´ecialisation comme sp´ecialit´e m´edicale. Pierre Mauvais-Jarvis, le successeur de Netter `a la tˆete du service de gyn´ecologie de Necker, accentue encore davantage l’expertise endocrinologique de la gyn´ecologie m´edicale, notamment en d´eveloppant des th´erapies hormonales sur mesure pour un certain nombre de pathologies f´eminines, et pour traiter les troubles de la m´enopause et de la p´erim´enopause. Du cˆot´e des praticien·ne·s de ville, une partie de la sp´ecialit´e revendique ´egalement, `a partir des ann´ees 1960, l’influence des conceptions psychanalytiques et de la psychosomatique dans la prise en charge des femmes. En particulier, des figures comme H´el`ene Michel-Wolfromm et Suzanne K´ep`es participent `a importer ces conceptions dans les consultations de gyn´ecologie. Elles contribuent notamment `a introduire la sexologie dans la formation de la sp´ecialit´e, et `a d´evelopper l’´ecoute des femmes comme faisant partie de leur prise en charge m´edicale (Garcia, 2011, p. 94-124)3.

2. « As a result of this realignment, the Society of Gynecology became increasingly identified with “medical” gynaecology. Articles on surgery became less frequent. Professional rhetoric emphasized the increasing separation of the field from “mutilating” surgery ; the ideal became the “conservation” of reproductive organs (Marcel, 1948). Hysterectomy began to be referred to as “castration”, a treatment of last resort (...) Endocrinology was at the centre of this new medical identity, and gynaecologists experimented with hormones in treating a wide variety of conditions. », L¨owy et Weisz (2004, p. 2612), ma traduction.

3. La sociologue Sandrine Garcia analyse cette r´ef´erence `a la psychanalyse des gyn´ecologues m´edicales engag´e·e·s dans le MFPF comme un tentative d’´etablir une nouvelle morale m´edicale proche des conceptions de la bourgeoisie moderniste, la¨ıque et progressiste de l’´epoque. Selon cette conception, une certaine hygi`ene mentale et une meilleure prise en compte du d´esir des m`eres, favoris´ee par l’utilisation de m´ethodes contraceptives permettant d’avoir des enfants quand les femmes le souhaitent, contribueraient ainsi au bonheur de l’enfant.

Sous la pression des gyn´ecologues obst´etricien·ne·s et des pouvoirs publics, la sp´ecialit´e est supprim´ee en 1984, lors d’une r´eforme de l’internat de m´edecine, au nom de l’harmonisation des sp´ecialit´es `a l’´echelle europ´eenne. `A la fin des ann´ees 1990, face `a la rar´efaction du nombre de gyn´ecologues m´edicales·aux, des mobilisations professionnelles importantes prennent place pour le r´etablissement de cette sp´ecialit´e, qui est partiellement r´etablie en 2004 avec la (re)cr´eation du Diplˆome d’´etudes sp´ecialis´ees (DES) de gyn´ecologie m´edicale (Guyard, 2008).

Cette sp´ecialisation a deux caract´eristiques structurelles, qui persistent de son institutionnalisation dans les ann´ees 1950 jusqu’`a aujourd’hui : elle est tr`es f´eminis´ee, et est principalement exerc´ee en cabinet de ville. Il s’agit ´egalement d’un sp´ecialisation o`u la prescription contraceptive occupe une place centrale. Plusieurs des expert·e·s interview´e·e·s ´evoquent l’id´ee d’un « rattrapage », dans les ann´ees 1960, du retard pris par la France par rapport aux autres pays en mati`ere de r´egulation des naissances, du fait de la loi de 1920 et des politiques natalistes interdisant la diffusion de l’information et la prescription de contraceptifs. Selon eux et elles, ce rattrapage s’expliquerait grˆace `a la pr´esence de cette sp´ecialisation d´edi´ee `a la prescription contraceptive, et form´ee `a l’endocrinologie.

Les travaux sur la prise en charge m´edicale de la contraception sugg`erent en effet qu’en France, ce sont principalement les gyn´ecologues m´edicales·aux qui prennent en charge la prescription contraceptive. Nathalie Bajos et ses coll`egues indiquent qu’en 2000, selon les r´esultats de l’enquˆete Cocon, 69 % des femmes sont suivies par un·e gyn´ecologue pour leur sant´e sexuelle et reproductive (comprenant la contraception), 19 % par un·e g´en´eraliste, et 12 % par aucun·e m´edecin en particulier (Bajos et al., 2004, p. 492). Elles et ils pr´ecisent ´egalement que des disparit´es sociales existent dans le fait de consulter un·e gyn´ecologue, les cadres et professions intellectuelles sup´erieures ´etant 85 % `a le faire, contre 77 % chez les professions interm´ediaires, 71 % chez les employ´ees, et moins de 60 % chez les ouvri`eres et inactives. Il s’agit ´egalement d’une sp´ecialit´e principalement exerc´ee en ville, la prise en charge gyn´ecologique se faisant plus fr´equemment par les g´en´eralistes dans les zones rurales (Sarradon-Eck, 2010).

Par ailleurs, la gyn´ecologie en lib´eral est principalement le fait de gyn´ecologues m´edicale·aux, ou de gyn´ecologues form´e·e·s `a l’obst´etrique mais ayant une prise en charge principalement m´edicale des femmes, et donc se rapprochant davantage d’un exercice comme gyn´ecologue m´edical·e4. Si les g´en´eralistes ont ´egalement un rˆole dans la prescription contraceptive, la sp´ecialit´e de gyn´ecologie m´edicale semble plus

4. `A l’instar de Danielle Hassoun, form´ee comme gyn´ecologue obst´etricienne, mais indiquant lors de notre entretien qu’elle exerce principalement comme gyn´ecologue m´edicale en cabinet de ville. Entretien du 8 f´evrier 2016.

d´eterminante dans l’´etablissement de normes de prescription, de recommandations de bonnes pratiques professionnelles, et dans la qualification ou disqualification de certaines m´ethodes contraceptives. Comme nous l’avons vu pr´ec´edemment, cela semblait d´ej`a ˆetre le cas dans les ann´ees 1960 et 1970, les gyn´ecologues m´edicales·aux ayant eu un rˆole important dans le d´eveloppement du planning familial en France, et dans la production de l’expertise contraceptive (chapitre 3).

Ce chapitre vise `a analyser l’importance de cette sp´ecialisation dans la diffusion des m´ethodes m´edicales de contraception, principalement le DIU et la pilule, et plus pr´ecis´ement dans le processus de (bio)m´edicalisation5 de la contraception. Le terme de « m´edicalisation » d´esigne, selon le sociologue P. Conrad, le fait de d´efinir un probl`eme social en termes m´edicaux, et d’apporter une solution m´edicale `

a des probl`emes sociaux (Conrad, 2007). Pierre A¨ıach et ses coll`egues (A¨ıach et Delano¨e, 1998) ´elargissent le terme pour d´esigner l’expansion du domaine m´edical, l’extension du champ de comp´etences de la m´edecine, et l’abaissement du seuil de perception des troubles de la sant´e et de maladie dans la population. Elle peut ´egalement ˆetre d´efinie, `a l’instar de Didier Fassin dans ce mˆeme ouvrage, comme « la red´efinition d’un probl`eme existant en probl`eme m´edical, ou le fait de conf´erer une nature m´edicale `a des repr´esentations et des pratiques qui n’´etaient jusqu’alors pas socialement appr´ehend´ees dans ces termes. » (A¨ıach et Delano¨e, 1998, p. 5-6). Il s’agit donc ici de pallier ce qui est d´efini, en termes m´edicaux, comme des d´efaillances biologiques.

Le terme de « biom´edicalisation » renvoie `a un ph´enom`ene qui correspond, `a partir des ann´ees 1970, `a l’extension du domaine de la biom´edicine au-del`a de la gestion des maladies, vers la pr´evention du risque et le d´eploiement (« enhance- ment ») des capacit´es du corps (Clarke et al., 2010). Cette extension du domaine de la biom´edecine s’inscrit dans un contexte de nouveau rˆole des march´es pharma- ceutiques, d’une conceptualisation accrue des produits et des maladies en termes de risques pour la sant´e, et d’une mont´ee de l’activisme des patient·e·s qui fournit une expertise critique dans la sph`ere publique (Gaudilli`ere, 2018). En se r´ef´erant `

a ce paradigme, Jean-Paul Gaudilli`ere affirme que les hormones sexuelles sont devenues simultan´ement des technologies de gestion du risque, et des technologies elles-mˆemes risqu´ees6. Ces technologies correspondraient alors non plus seulement

au traitement de probl`emes sociaux (m´edicalisation), mais `a des « lifestyle drugs » (Watkins, 2012), vendues comme des produits am´eliorant le corps, au-del`a de leur

effet contraceptif (biom´edicalisation).

5. J’emploie le terme conjugu´e de (bio)m´edicalisation lorsque je d´esigne le double processus de m´edicalisation et de biom´edicalisation. Voir d´efinitions ci-apr`es.

6. « Sex hormones have become simultaneously technologies of risk management and risky technologies » (Gaudilli`ere, 2018, p. 534).

Ce chapitre interroge `a la fois le rˆole du d´eveloppement de la gyn´ecologie m´edicale dans la (bio)m´edicalisation de la contraception, et l’impact du d´evelop- pement de nouvelles techniques contraceptives dans les ann´ees 1950 et 1960 sur l’institutionnalisation de cette sp´ecialit´e en France. Je cherche ´egalement `a analyser les effets de cette double dynamique – (bio)m´edicalisation de la contraception par les gyn´ecologues m´edicales·aux et institutionnalisation de la gyn´ecologie m´edicale grˆace `a l’arriv´ee de nouvelles m´ethodes contraceptives qui l´egitiment son existence – sur la mani`ere de concevoir la contraception et ses usager·e·s. Le chapitre ex-

plore l’hypoth`ese que la m´edicalisation de la contraception, concomitante de la cons´ecration de la gyn´ecologie m´edicale en France, a plus g´en´eralement favoris´e la (bio)m´edicalisation du corps des femmes, notamment des femmes saines. In fine, il s’agit d’analyser comment ce processus a pu d´eboucher sur la naturalisation de la responsabilit´e contraceptive, reposant essentiellement sur les femmes.

Pour cela, ce chapitre s’appuie sur trois types de sources. En premier lieu, les travaux historiques et sociologiques sur la gyn´ecologie m´edicale en France, et plus largement sur l’organisation de la gyn´ecologie comme sp´ecialit´e dans d’autres pays. Ces travaux permettent de proposer une lecture du d´eveloppement de la sp´ecialisation en France, et des enjeux aff´erents `a cette mise en place et `a son maintien durant quatre d´ecennies. Deuxi`emement, les entretiens r´ealis´es avec les expert·e·s en contraception, dont une grande partie exercent comme gyn´ecologue m´edical·e, en cabinet de ville ou `a l’hˆopital. Une part cons´equente de mon guide d’entretien portait sur l’histoire de la gyn´ecologie m´edicale, sa mise en place, son ´

evolution, et les enjeux actuels du maintien de cette sp´ecialisation. Ces entretiens sont enfin compl´et´es par la lecture de quelques ouvrages publi´es par des expert·e·s en contraception sur la gyn´ecologie m´edicale. Ces livres ne sont pas nombreux, mais fourmillent d’informations int´eressantes sur l’identit´e professionnelle des membres de cette sp´ecialit´e.

Apr`es avoir analys´e dans une premi`ere partie l’id´ee que la France aurait, grˆace `a la gyn´ecologie m´edicale, « rattrap´e son retard » en mati`ere contraceptive, notamment par rapport aux pays anglo-saxons, j’essaye de montrer comment les gyn´ecologues m´edicales·aux ont ´etabli leur l´egitimit´e et leur raison d’ˆetre en s’appuyant sur un discours de m´edicalisation de la contraception. Dans un troisi`eme temps, j’´etudie comment l’´etablissement de cette sp´ecialit´e a contribu´e `a une (bio)m´edicalisation du corps des femmes et une naturalisation de la responsabilit´e

4.1

Le « rattrapage » de la France en mati`ere

de contraception « grˆace » aux gyn´ecologues

m´edicales·aux ?

La m´edicalisation de la contraception, dans sa composante de prise en charge m´edicale du probl`eme social du contrˆole des naissances, apparaˆıt plus tardivement en France qu’en Angleterre (ann´ees 1950-60 contre 1920-30 en Angleterre) (Ruste- rholz, 2017b). Le d´eveloppement du mouvement pour le planning familial en France s’appuie tr`es largement sur l’exemple du mouvement anglais, et sur les th´eories d´evelopp´ees par Margaret Sanger aux ´Etats-Unis (Pavard, 2012a). En France, les gyn´ecologues m´edicales du MFPF participent activement, au cˆot´e des obst´etriciens ou chirurgiens gyn´ecologues7, `a la diffusion des techniques contraceptives (Garcia,

2011), et aux transferts de technologies et de savoir-faire entre l’Angleterre et la France (Rusterholz, 2019). C’est ce que certain·e·s acteurs·trices qualifient de « rattrapage » du retard de la France en mati`ere contraceptive. On peut alors s’interroger sur les sp´ecificit´es d’une sp´ecialisation n’ayant pas d’´equivalent ailleurs qu’en France sur ce « rattrapage ».

4.1.1

Le Planning familial, ou l’importation d’un mod`ele

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