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dence : le pilulocentrisme

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L’extension d’une norme m´edicale aux pratiques et aux groupes sociaux passe par la production d’une centralit´e de la pilule dans les repr´esentations, que j’appelle « pilulocentrisme ». Form´e sur le mod`ele du terme « d’ethnocentrisme »6, je nomme « pilulocentrisme » ce biais de perception de la contraception au travers de l’objet pilule, qui conduit `a lui donner une centralit´e et `a omettre parfois les autres m´ethodes lorsque l’on parle de contraception. Je d´etaille ci-dessous les formes de pilulocentrisme que j’ai pu observer lors de mon enquˆete.

Une premi`ere forme de pilulocentrisme consiste `a se focaliser principalement sur la pilule alors mˆeme qu’on d´esigne la contraception comme son objet. Ce premier aspect d´esigne ce l’on pourrait appeler la m´etonymie du pilulocentrisme : le tout (la contraception) est employ´e pour d´esigner seulement la partie (la pilule), et lorsque l’on dit parler des probl`emes de contraception, on se focalise en fait essentiellement sur la pilule. Les nombreux sondages d’opinion effectu´es par l’Institut fran¸cais d’opi- nion publique (IFOP) entre les ann´ees 1960 et les ann´ees 2000 sur la contraception

6. L’« ethnocentrisme » consiste, selon le sociologue W. G. Sumner, en un biais de perception du monde accordant une place centrale `a son groupe ethnique d’appartenance, en jugeant les coutumes ou repr´esentations des autres groupes en r´ef´erence `a ce groupe, souvent de mani`ere d´epr´eciative (Sumner, 1906, p. 13).

portent par exemple essentiellement sur les repr´esentations, satisfactions et griefs vis-`a-vis de la pilule. Dans une moindre mesure, le DIU est abord´e dans diff´erentes enquˆetes et sondages d’opinion, mais les autres moyens contraceptifs sont rel´egu´es aux rangs de second choix, ou de moyens pas assez sˆurs ni confortables, alors que certains demeurent pr´esents dans les pratiques contraceptives. Cette forme de pilulocentrisme se retrouve r´eguli`erement dans les m´edias, comme le montre le chapitre 2.

Un autre aspect du pilulocentrisme consiste en un biais normatif vis-`a-vis du recours `a la pilule : un certain nombre de travaux, notamment en d´emographie, sugg`erent implicitement que l’usage de la pilule et sa diffusion au plus grand nombre est souhaitable, voire une marque de progr`es, et sugg`erent `a l’inverse que les entraves `a cette diffusion sont condamnables. Dans cette perspective, la « bonne » diffusion de la contraception ou les entraves qui y sont faites sont jug´ees `a l’aune d’une circulation plus ou moins facilit´ee des pilules contraceptives. Ce biais s’incarne notamment dans le recours `a des termes comme « m´ethodes efficaces de contraception » ou « m´ethodes modernes » pour d´esigner la pilule et le DIU, en les opposant au retrait, aux m´ethodes d’auto-observation, ou aux m´ethodes barri`eres, parfois d´esign´ees comme m´ethodes archa¨ıques, ou sous le terme de « m´ethodes traditionnelles » (Claro, 2016b). Par ces enquˆetes, il s’agit de s’assurer de la diffusion des m´ethodes, qui permettent « d’amener les femmes `a la contraception moderne » (Leridon et al., 1977, p. 799). Ce souci de bonne diffusion des m´ethodes modernes est souvent le contrepoint d’une probl´ematique r´ecurrente pour les pouvoirs publics, les instituts de recherche, et les milieux sp´ecialis´es : la r´eduction du nombre d’avortements, per¸cus comme toujours trop nombreux (Bajos et al., 2002; Bajos et Ferrand, 2006; Mathieu et Ruault, 2014).

Une troisi`eme manifestation du pilulocentrisme, que j’appelle « pilulocentrisme technologique », am`ene `a consid´erer l’objet pilule comme une ´evidence technolo- gique dans une perspective t´el´eologique : sa sup´eriorit´e technologique et ses qualit´es intrins`eques ne faisant aucun doute, ce produit est amen´e de mani`ere ´evidente `

a remplacer toutes les autres m´ethodes, `a surpasser les diverses r´esistances qui n’ont pas lieu d’ˆetre, `a remplacer toute alternative archa¨ıque. Une variante de ce pilulocentrisme technologique consiste `a relire l’histoire de l’efficacit´e contraceptive, et `a dater la soudaine efficacit´e du contrˆole des naissances `a l’arriv´ee et `a la l´egalisation de la contraception orale. Or, comme le montrent A. McLaren (1996) puis H. Leridon (1987), l’efficacit´e du contrˆole des naissances n’a pas commenc´e avec l’arriv´ee de la pilule contraceptive, puisqu’`a la fin du XIXe si`ecle et jusqu’au

n’avaient, en moyenne, que deux enfants par famille7. Ce que l’arriv´ee des contra- ceptifs oraux aura permis, au mˆeme titre que d’autres techniques contraceptives, c’est davantage de s´ecurit´e dans le recours au contrˆole des naissances.

Ces formes de pilulocentrisme impr`egnent divers champs sociaux et profess- sionnels, notamment les sph`eres m´ediatiques, les champs de d´ecision politique, ou encore la profession m´edicale. Elles contribuent `a construire l’´evidence du recours `

a la pilule, et `a att´enuer le fait que cette ´evidence est situ´ee historiquement et g´eographiquement.

Pour sortir de cette forme d’« illusio » produit par les producteurs·trices de normes (Bourdieu, 1994, p. 151), il m’a fallu suivre la trajectoire de la pilule en France, mais en prenant ´egalement en compte la trajectoire des autres m´ethodes. Je me suis donc efforc´ee, tout au long de cette th`ese, de prendre aussi en compte l’histoire des m´ethodes autres que les contraceptifs oraux, et de retracer les usages mais aussi les repr´esentations associ´ees `a chaque m´ethode, dans une perspective d’histoire des sciences et des techniques qui s’int´eresse aux trajectoires de mol´ecules (Goodman et Walsh, 2001), ou d’entit´e cliniques et pharmaceutiques, comme les hormones (Oudshoorn, 1994; L¨owy et Weisz, 2004; Gaudilli`ere, 2018), ou d’autres techniques, notamment contraceptives (L¨owy, 2011; Takeshita, 2012).

Au terme de cette analyse th´eorique, je propose finalement trois hypoth`eses pour expliquer la centralit´e de la pilule contraceptive en France (dont je poursuis l’analyse historique au chapitre 2) :

1) La pilule a progressivement ´et´e construite comme norme m´edicale de pres- cription, ce qui impacte fortement sur son recours (dans un contexte fran¸cais o`u les m´edecins ont une influence importante sur ce qui est consomm´e en mati`ere de m´edicament) (partie II, chapitres 3 `a 5).

2) Cette norme m´edicale est en fait une norme co-produite par les expert·e·s en contraception et les industries pharmaceutiques, qui participent `a fa¸conner l’utili- sation des diff´erentes m´ethodes contraceptives et qui orientent plus g´en´eralement l’offre contraceptive propos´ee en France. (partie III, chapitres 6 et 7).

3) Cette norme m´edicale et sociale centr´ee sur la pilule n’a ´et´e que faiblement contest´ee, conduisant `a ce que ce mod`ele ne soit pas remis en cause jusqu’aux ann´ees 2000 (partie IV, chapitres 8 et 9).

La derni`ere section de ce chapitre rend compte du dispositif m´ethodologique d´eploy´e pour l’analyse.

1.3

Des sources ad hoc pour un objet multidi-

mensionnel : r´eflexions m´ethodologiques

Mon dispositif m´ethodologique visait `a faire la gen`ese d’une norme m´edicale et sociale centr´ee sur la pilule. Pour cela, j’ai voulu retracer la trajectoire de ce produit pharmaceutique et contraceptif, et mettre au jour l’enjeu qu’il repr´esente pour diff´erents groupes d’acteurs·trices, leurs int´erˆets `a promouvoir ce produit, la signification qu’il revˆet et les pratiques qui l’entourent. Cela n´ecessitait ´egalement de prendre en compte la trajectoire des autres m´ethodes en France, et les disquali- fications ´eventuelles dont elles ont pu faire l’objet au sein de ces diff´erents groupes sociaux.

Pour cela, je suis partie `a la poursuite des « traces » (Farge, 1997) des normes qui entourent les diff´erents contraceptifs dans les groupes sociaux qui les produisent. Il s’agissait d’identifier, dans un tr`es large corpus d’archives possibles, des traces d’attitudes normatives vis-`a-vis de la pilule : des ´el´ements indiquant des repr´esen- tations sur ce moyen contraceptif, si ces repr´esentations ´etaient positives, ou au contraire n´egatives, et comment ces repr´esentations ´evoluaient avec le temps.

Cette partie retrace les diff´erentes sources que j’ai collect´ees et le type d’analyse que j’ai r´ealis´ee `a partir de ces sources. Une analyse plus d´etaill´ee des sources mobilis´ees pour chaque chapitre – ainsi que de leurs limites – est disponible en introduction de chacun d’eux. Ici, il s’agit de rendre compte de la mani`ere g´en´erale dont j’ai proc´ed´e pour collecter mes mat´eriaux, mais aussi des difficult´es auxquelles j’ai ´et´e confront´ee dans la r´ealisation de mon enquˆete.

1.3.1

Le choix des mat´eriaux et leur analyse : `a la pour-

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