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La centralit´ e de la pilule pour les prescripteurs·trices

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la contraception : des politiques publiques ` a l’appui de la diffusion des contraceptifs m´ edicau

2.2 Le pilulocentrisme dans les m´ edias, une ´ evi dence qui r´ esiste aux controverses.

2.3.1 La centralit´ e de la pilule pour les prescripteurs·trices

La norme contraceptive fran¸caise d´ecrite pr´ec´edemment, selon laquelle les femmes commencent leur trajectoire contraceptive avec le pr´eservatif, puis avec la pilule lorsqu’elles sont dans une relation stable, et la terminent enfin avec le DIU comme contraception d’arrˆet, contribue `a instituer la pilule comme contraception par d´efaut des femmes en couple entre 15 et 35-40 ans, soit pendant une tr`es large part de leur vie f´econde. Au niveau de la prescription, plusieurs travaux sugg`erent qu’en France dans les ann´ees 2000 et 2010, la pilule est la m´ethode prescrite en premi`ere intention, et qu’elle est parfois mˆeme la seule m´ethode propos´ee lors des consultations en contraception (Ruault, 2015; Ventola, 2017; Roux et al., 2017).

Historiquement, ce constat transparaˆıt dans le fait que de nombreux·euses expert·e·s m´edicaux·ales jugent la modernit´e contraceptive de la France `a l’aune de la diffusion de la pilule. C’est ce que met en lumi`ere un colloque international sur la r´egulation de la f´econdit´e organis´e en mars 1979 par le minist`ere de la Sant´e et de la Famille, la Direction g´en´erale de la Sant´e et le Conseil sup´erieur de l’information sexuelle, de la r´egulation des naissances et de l’´education familiale.

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A cette occasion, Pierre Simon, gyn´ecologue, ancien membre du MFPF, ancien pr´esident du Coll`ege m´edical, et membre du Conseil sup´erieur de l’information sexuelle, intervient pour pr´esenter le colloque comme suit :

« La France est le pays de Descartes qui proclamait son “désir de voir clair sur cette terre”. Retardé de dix ans au moins par les tenants de la morale fi- gée et par son Ordre des médecins dans l’acquisition de ce droit de l’Homme, notre pays a comblé son retard. La lutte contre la fatalité par le contrôle de la procréation nous place, en 1979, paradoxalement dans la situation suivante : 28 % des femmes âgées de 20 à 44 ans utilisent la pilule pour 26 % en Grande- Bretagne et 22 % aux Etats-Unis ; 9 % le stérilet pour 6 % en Grande-Bretagne et Etats-Unis ; Mieux même ! En 1970, notre “ Enquête sur le comportement sexuel des Français” révélait que 10 % seulement des femmes en âge de pro- créer prenaient ou avaient pris la pilule. En 1978, l’enquête I.N.E.D.-I.N.S.E.E. en rapporte 54 % avec un maximum de 38 % entre 20 et 24 ans. En bref, nous avons la plus forte proportion de consommatrices et la plus faible information. Pallier cette carence, tel est le but du Colloque de Paris. »90

Ainsi, d`es 1979, Pierre Simon, consid´er´e comme un expert important en contra- ception, estime que la France a rattrap´e son retard en mati`ere contraceptive « par

90. Colloque international sur la r´egulation de la f´econdit´e, bilan et perspectives, 1-2 mars 1979, coordonn´e par le minist`ere de la Sant´e et de la Famille, la Direction g´en´erale de la Sant´e et le Conseil sup´erieur de l’information sexuelle de la r´egulation des naissances et de l’´education familiale, CAF, Fonds Pierre Simon, 17 AF 37.

rapport aux occidentaux industrialis´es » parce que ce pays compte un taux de recours `a la pilule et au DIU sup´erieur aux pays anglo-saxons. Il se f´elicite ´egale- ment de la vitesse `a laquelle s’est faite la diffusion de la pilule en France, cette « forte proportion de consommatrices » ´etant r´ev´elatrice du travail de diffusion de la contraception r´ealis´e par le MFPF et les expert·e·s m´edicaux·ales. La mo- dernisation de la France s’est donc faite, selon lui, grˆace `a la m´edicalisation de la contraception. Cette m´edicalisation se traduit, plus particuli`erement au niveau des prescripteurs·trices, par une forme d’´evidence prescriptive de la pilule contraceptive, les autres m´ethodes apparaissant comme marginales, ou intervenant de mani`ere secondaire dans le cas du DIU. C’est ce que sugg`erent notamment les propos de Danielle Hassoun, gyn´ecologue (form´ee `a l’obst´etrique mais exer¸cant comme gyn´ecologue m´edicale), lorsque je l’interroge sur les m´ethodes qu’elle prescrivait au d´ebut des ann´ees 1980, lorsqu’elle a commenc´e sa carri`ere de m´edecin :

« J’ai prescrit la pilule, pourquoi est-ce que j’ai prescrit la pilule ? Parce que je ne savais rien prescrire d’autre. Donc je vous ai dit, un peu de diaphragmes, un peu de spermicides, des st´erilets chez des femmes qui avaient eu au moins deux enfants, et puis voil`a. Je crois que je me suis pas pos´e de questions. . . Moi-mˆeme je me suis aval´e la pilule (...) et on ne se posait pas de questions, ni du cancer ni. . . » (Danielle Hassoun, gyn´ecologue de ville, entretien `a son domicile le 8 f´evrier 2016)

Cet extrait laisse entendre que la prescription de pilule, pour les m´edecins sp´ecia- listes dans les ann´ees 1980, ´etait le mode de prescription par d´efaut, les autres m´ethodes intervenant plus occasionnellement, ou dans des cas de figure sp´ecifiques (DIU pour des femmes ayant eu deux enfants). La prescription de pilule, en France,

semble ne pas « pos[er] de questions ».

La th`ese de C´ecile Ventola (2017) rel`eve ´egalement cette forte centralit´e de la pilule dans les pratiques prescriptives en France, dans les ann´ees 2000 et 2010. Elle montre que les m´edecins fran¸cais·es proposent principalement la pilule, par- fois d’autres m´ethodes, mais presque jamais de m´ethodes non m´edicales, ni de m´ethodes masculines (pr´eservatif ou vasectomie). En France, c’est l’avis du ou de la m´edecin qui prime dans le choix, alors qu’en Angleterre, une plus grande place est donn´ee aux choix des usager·e·s, en leur proposant toutes les alternatives possibles et en cr´eant les conditions d’un choix inform´e. Le travail que nous avons r´ealis´e sur les recommandations contraceptives des m´edecins fran¸cais (Roux et al., 2017) prolonge cette analyse, et met en ´evidence les facteurs qui entrent en jeu dans le fait de recommander, ou non, des m´ethodes alternatives `a la pilule lors des consultations de contraception. `A partir d’une enquˆete repr´esentative effectu´ee aupr`es de 1011 m´edecins g´en´eralistes et gyn´ecologues exer¸cant en France en cabinet

de ville (enquˆete Fecond m´edecins, 2010), nous montrons qu’une majorit´e de pres- cripteurs·trices recommandent principalement la pilule comme moyen contraceptif, ainsi que le DIU, et beaucoup moins les autres m´ethodes91.

Ces analyses portant sur les pratiques de prescription et les recommendations en contraception dans les ann´ees 2010 renseignent sur la formation et la socialisation professionnelle des m´edecins `a la prescription contraceptive, pour des m´edecins form´es entre les ann´ees 1970 et 2000. Ces donn´ees transversales nous invitent donc `a consid´erer l’´evolution des pratiques professionnelles, de mani`ere plus longitudinales, en consid´erant comment diff´erentes g´en´erations de m´edecins ont ´et´e form´ees `a la prescription de telle ou telle m´ethode entre les ann´ees 1960 et les ann´ees 2000. Qui a form´e ces m´edecins ? Quels ont ´et´e les contenus de formation `a leur destination ? Quelles hi´erarchies entre les diff´erentes m´ethodes ont ´et´e instaur´ees `a cette occasion, et en se basant sur quels types de savoirs ? Ce questionnement sera l’objet de la partie II de la th`ese, qui permettra de montrer que la norme contraceptive fran¸caise est avant tout une norme m´edicale. La section suivante revient sur la mani`ere dont la centralit´e de la pilule dans la prescription contraceptive se traduit par la restriction du choix en mati`ere contraceptive.

2.3.2

...Qui conditionne un in´egal acc`es au choix contra-

ceptif

Plusieurs travaux soulignent des disparit´es socio-´economiques dans l’acc`es aux m´ethodes m´edicales de contraception. Ainsi, d`es les premi`eres enquˆetes fran¸caises sur les pratiques contraceptives, H. Leridon mettait en ´evidence des diff´erences socio-culturelles dans l’utilisation des m´ethodes contraceptives m´edicales. Les femmes jeunes, les plus diplˆom´ees, vivant dans des grandes villes (voire mˆeme en r´egion parisienne pour la plupart) furent les premi`eres `a prendre la pilule au d´ebut de la d´ecennie 1970, mˆeme si en 1978 les ´ecarts socio-culturels dans la connaissance et l’utilisation des m´ethodes s’´etaient largement r´eduits (Leridon, 1987). Le DIU connaˆıt partiellement la mˆeme trajectoire sociale de diffusion dans les ann´ees 1980, mˆeme si l’enquˆete Ined-Insee de 1988 ne conclut qu’`a un « rattrapage » partiel des cat´egories les moins urbanis´ees ou les moins diplˆom´ees sur les autres, contrairement `a la pilule qui s’est banalis´ee dans toutes les cat´egories sociales de la population. N. Bajos et ses coll`egues prolongent cette analyse au d´ebut des ann´ees

91. Plus de 90 % des m´edecins interrog´e·e·s recommandent fr´equemment des pilules de deuxi`eme et troisi`eme g´en´eration, et 75 % recommandent les DIU. Une minorit´e de m´edecins recommandent souvent l’implant, le patch ou l’anneau hormonaux, et moins d’un tiers des m´edecins recom- mandent les pr´eservatifs f´eminins, les spermicides, les m´ethodes naturelles, ou encore les m´ethodes de contraception d´efinitive (st´erilisation tubaire et vasectomie).

2000 en montrant que la contraception en g´en´eral et la pilule en particulier se sont diffus´ees dans la soci´et´e fran¸caise, mais que des in´egalit´es entre cat´egories sociales se recomposent autour de l’acc`es aux pilules de 3e et 4e g´en´eration et autour de l’acc`es au DIU (Bajos et al., 2004). En effet, les pilules les plus ch`eres (3eet 4een´erations),

suppos´ees avoir le moins d’effets ind´esirables et « mieux tol´er´ees » sont davantage accessibles aux femmes de milieux favoris´es (pour des raisons financi`eres et parce qu’elles consultent davantage des gyn´ecologues que des m´edecins g´en´eralistes, les premier·e·s prescrivant plus souvent que les second·e·s des pilules de 3e et 4e g´en´erations)92. Le facteur mis en ´evidence par les chercheuses·eurs est donc un in´egal acc`es aux innovations les plus r´ecentes en mati`ere contraceptive, r´esultant d’un moindre acc`es aux informations sur ces nouvelles m´ethodes, et de moindres ressources socio-´economiques.

D’autres travaux montrent les in´egalit´es dans l’acc`es `a certaines m´ethodes, selon l’ˆage ou l’origine des usag`eres. La sociologue Lucile Ruault (2015) sugg`ere ainsi qu’il est tr`es compliqu´e pour certaines patientes de moins de 35 ans sans enfants de se voir prescrire un DIU, sans voir leur demande disqualifi´ee ou faisant l’objet de tentatives de dissuasion de la part des gyn´ecologues consult´e·e·s. `A l’inverse, des femmes de plus de 35 ans se voient tr`es rarement proposer une pilule, et ce mˆeme quand l’examen clinique ne r´ev`ele pas de risque thromboembolique ou cardio- vasculaire. L’augmentation des risques de thromboses veineuses ou d’accident cardio-vasculaire mise en ´evidence par les enquˆetes ´epid´emiologiques chez les femmes de plus de 35 ans poussent en effet les m´edecins `a dissuader les femmes de recourir `a la pilule, et `a les orienter vers d’autres m´ethodes, notamment le DIU. L. Ruault montre ainsi que les m´edecins orientent fortement la pr´esentation des m´ethodes contraceptives selon l’ˆage de la personne qu’ils ont en face d’eux, souvent au d´etriment du DIU, mais ´egalement des m´ethodes autres que la pilule ou le pr´eservatif. Un mˆeme objet se voit, d’une consultation `a l’autre et en fonction des caract´eristiques de la personne qui vient consulter pour sa contraception, disqualifi´e comme ´etant trop peu pratique, dangereux, douloureux `a poser, pas compl`etement efficace, ou au contraire sans aucun risque, simple `a ins´erer et parfaitement fiable. Les travaux de H´el`ene Bretin sur les contraceptifs injectables (Bretin, 1992, 2004) ou plus r´ecemment son travail en collaboration avec Laurence Kotobi sur les implants (Bretin et Kotobi, 2016) permettent d’´eclairer, par contraste, l’assignation de certaines m´ethodes contraceptives `a des femmes socialement et m´edicalement

92. Ce constat d’in´egalit´e vis `a vis des derni`eres innovations contraceptives a pu se trouver invers´e lors de la r´ecente crise m´ediatique des pilules de nouvelles g´en´erations, o`u les femmes des cat´egories les plus favoris´ees se sont retrouv´ees expos´ees `a un surrisque d’accident throm- boembolique du fait de leur surconsommation de ce type de produits (Rouzaud-Cornabas, 2019).

qualifi´ees de hors normes, c’est-`a-dire des femmes susceptibles de ne pas s’ins´erer dans le cadre de la norme contraceptive fran¸caise. Ainsi, ces m´ethodes hormonales alternatives `a la pilule, tr`es peu utilis´ees en France au moment des enquˆetes en question (ann´ees 1990 et 2000), et qui restent aujourd’hui assez marginales dans les pratiques (Bajos et al., 2014), sont assign´ees par les m´edecins `a des cat´egories de femmes jug´ees inaptes `a prendre une pilule. Ainsi, elles sont souvent prescrites chez les femmes migrantes d’Afrique sub-saharienne et du Maghreb (Bretin, 2004; Bajos et al., 2012). Elles sont ´egalement souvent pr´econis´ees chez les personnes d´eficientes mentalement. Ces « marginalit´es contraceptives », selon l’expression d’H. Bretin, sugg`erent que certaines m´ethodes sont cantonn´ees `a des cas exceptionnels, et qu’`a l’inverse dans la plupart des cas, la prescription de pilule fait figure d’´evidence.

La construction d’une ´evidence de la pilule contraceptive peut justement contri- buer `a produire ces in´egalit´es dans l’acc`es aux diff´erentes m´ethodes, en ne per- mettant qu’aux usag`eres qui poss`edent les dispositions sociales n´ecessaires pour questionner la comp´etence m´edicale de d´evier du contraceptif qui leur est implici- tement attribu´e par le·la m´edecin. Ainsi, l’acc`es ou non `a la pilule – ou `a tel ou tel type de pilule – n’est pas un simple aspect des in´egalit´es face `a la contraception. Il constitue le cœur de la dynamique de ces in´egalit´es : c’est en r´ef´erence `a la norme contraceptive (et prescriptive) qu’est la pilule, et au nom de son efficacit´e sup´erieure revendiqu´ee, que l’on restreint l’offre contraceptive et l’acc`es `a l’information sur les diff´erentes m´ethodes, que la perspective du choix ´eclair´e disparaˆıt au profit de ce qui est souvent pr´esent´e comme la bonne m´ethode93.

93. C’est aussi en fonction de cette norme que l’on d´efinit des femmes « hors normes », n’´etant pas en mesure de prendre correctement une pilule, qui constituent alors le cas limite de la prescription d’autres contraceptifs.

Conclusion de la partie I : interroger l’´evidence

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