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Etudier la production d’une ´ ´ evidence

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Etudier la mise en place d’une

1.1 Etudier la production d’une ´ ´ evidence

Cette partie puise dans les travaux en sciences sociales permettant d’´etudier la production d’une ´evidence, en s’int´eressant d’abord `a quelles sont les instances productrices de normes, puis en montrant comment penser les liens entre ces diff´erentes instances et enfin, en analysant comment ces normes sont naturalis´ees, au point de devenir des ´evidences.

1.1.1

Qui fa¸conne les normes ?

Plusieurs auteurs·eures en sociologie et en sciences politiques s’interrogent sur les processus qui conduisent `a l’´ediction de normes, notamment `a l’´echelle nationale. Le premier registre d’explication tend `a consid´erer l’´Etat comme instance principale de production de normes. De nombreuses analyses pointent ´egalement le rˆole croissant des expert·e·s dans l’´elaboration des normes mises en œuvre `a l’´echelle nationale. Leur mise en œuvre suppose ´egalement le travail de groupes professionnels investis de cette mission. Enfin, ces normes peuvent faire l’objet d’une contestation, ou se voir opposer des normes concurrentes.

L’´Etat et le « gouvernement des mœurs »

Une partie de ces travaux am`enent d’abord `a consid´erer l’´Etat comme le prin- cipal producteur et diffuseur de normes `a l’´echelle nationale (Hassenteufel, 2011). Ce serait ainsi au sein des structures ´etatiques que seraient ´etablies et promues des normes, notamment en mati`ere de r´egulation des naissances (Watkins, 1998; Sanabria, 2010; Ignaciuk et Ortiz-G´omez, 2016; Cahen, 2016; Ventola, 2017; Claro, 2018). L’´Etat peut en effet intervenir `a plusieurs niveaux. Au niveau l´egislatif d’une part, pour d´efinir un cadre de r´egulation des pratiques sociales. En mati`ere contra- ceptive, la disponibilit´e et l’accessibilit´e des produits d´ecoulent de la r´egulation des produits contraceptifs, de leur interdiction ou de leur autorisation, des conditions de leur mise sur le march´e (McLaren, 1978; Pedersen, 1996; Silies, 2010; Ignaciuk et Ortiz-G´omez, 2016; Cahen, 2016; Sanseigne, 2019). D’autre part, les politiques publiques ont un rˆole important en mati`ere de production des normes. Ainsi, la promotion de m´ethodes `a l’´echelle nationale, leur remboursement et la d´efinition de leur prix, ou d’autres mesures visant `a favoriser ou au contraire d´ecourager les naissances jouent un rˆole important dans le choix des utilisatrices·teurs et se rattachent sp´ecifiquement `a des choix nationaux en mati`ere de syst`eme de soins, d’assurance maladie et de socialisation des d´epenses de sant´e (Carayon, 2014; Ignaciuk, 2015; Verg`es, 2017; Paris, 2017; Ventola, 2017; Claro, 2018).

Agata Ignaciuk (2015) montre par exemple dans le cas de la Pologne le rˆole des politiques de promotion de certaines m´ethodes par les ´Etats socialistes dans l’augmentation ou la baisse du recours `a la pilule. Les pilules y sont en effet peu accessibles en pharmacie au cours des ann´ees 1960 et 1970. Par ailleurs, les contraceptifs oraux promus par l’´Etat polonais, produits par l’industrie nationale, n’incorporent pas les innovations techniques qui permettent la r´eduction des doses dans les pays d’Europe de l’Ouest, ce qui fait que les femmes n’ont acc`es qu’`a une premi`ere g´en´eration de contraceptifs moins bien tol´er´es que les produits de deuxi`eme g´en´eration. Enfin, elle montre qu’au cours des ann´ees 1960, l’´Etat polonais promeut activement l’avortement comme m´ethode principale de r´egulation des naissances. Cette m´ethode est prise en charge financi`erement par les pouvoirs publics, et accessibles aux femmes dans la plupart des ´etablissements de sant´e. Ainsi, si la pilule est effectivement disponible – et autoris´ee – en Pologne d`es le d´ebut des ann´ees 1960, elle circule peu et demeure relativement peu utilis´ee. C’est ´

egalement le constat que fait Mona Claro en Russie, o`u la pilule contraceptive n’est pas la premi`ere m´ethode de contraception, bien que l’´Etat promeuve activement, depuis le d´ebut des ann´ees 2000, les m´ethodes m´edicales de contraception dans une politique visant `a faire diminuer le nombre d’avortements (Claro, 2018).

En Espagne, du fait du r´egime franquiste et de la forte influence de l’´Eglise catholique sur les instances politiques, la pilule est interdite avec l’indication contraceptive jusqu’en 1978. Lorsque la contraception est lib´eralis´ee, les contra- ceptifs oraux demeurent l’objet de controverses entre m´edecins, et c’est plutˆot le pr´eservatif qui y est promu comme m´ethode principale, conduisant `a ce que cette m´ethode soit la plus utilis´ee en Espagne aujourd’hui (Ignaciuk et Ortiz-G´omez, 2016).

C´ecile Ventola (2017) montre ´egalement l’importance du contexte institutionnel d´efini par l’´Etat, particuli`erement le degr´e d’autonomie laiss´ee aux professionnel·le·s de sant´e dans la prescription contraceptive. La chercheuse renvoie d’abord les diff´erences de normes contraceptives entre la France et l’Angleterre `a des traditions politiques diff´erenci´ees vis-`a-vis de la r´egulation des naissances. `A un contexte nataliste favoris´e par le gouvernement et les institutions fran¸caises depuis le d´ebut du XXe si`ecle – qui se traduit notamment dans la loi de 1920 interdisant la

vente et la publicit´e des produits contraceptifs – s’oppose un h´eritage eug´eniste en Angleterre, qui prend la forme d’une promotion des diff´erentes m´ethodes de contrˆole des naissances par l’´Etat.

Mais C. Ventola montre surtout des diff´erences importantes dans le degr´e d’intervention de la puissance publique sur les pratiques m´edicales. En Angleterre, les pratiques m´edicales sont tr`es encadr´ees par l’´Etat, et les instances de sant´e publique ont un rˆole important dans la d´efinition des bonnes pratiques et du cadre normatif de prescription, notamment en mati`ere contraceptive. Ce cadre normatif s’appuie tr`es largement sur les donn´ees ´epid´emiologiques et sur les r´esultats de la m´edecine des preuves. Cela se traduit par la promotion, par les m´edecins, des m´ethodes contraceptives au long cours (« long active reversible contraceptives », ou LARC ), mais aussi par une place importante laiss´ee au choix de l’usager·e. La promotion de toutes les options contraceptives, y compris le pr´eservatif ou les m´ethodes d´efinitives, est donc recommand´ee par les pouvoirs publics et mise en œuvre par les prescripteurs·trices. En France, une tr`es large autonomie est laiss´ee `

a la profession m´edicale, et l’´Etat intervient peu sur les pratiques professionnelles. La production de normes prescriptives s’appuie beaucoup moins sur des recomman- dations de sant´e publique, et les bonnes pratiques en la mati`ere sont largement laiss´ees `a la discr´etion des m´edecins. Cela se traduit par une pr´edominance des m´ethodes m´edicales r´eversibles de contraception, la pilule et le DIU (Ventola, 2016, 2017).

Plusieurs travaux sugg`erent toutefois la progressive d´el´egation du pouvoir de l’´Etat de fa¸conner les normes `a des groupes professionnels ou `a des expert·e·s. Les travaux de Dominique Memmi montrent notamment, dans le cas de l’encadrement

des pratiques procr´eatives, l’att´enuation du contrˆole de l’´Etat et la d´el´egation de la « biopolitique » aux professionnel·le·s de la m´edecine et de la biologie ou aux patient·e·s eux·elles-mˆemes via l’autocontrˆole (Memmi, 2003). Ainsi le « gouvernement des mœurs » (Cahen, 2016) par l’Etat – par des interdictions´ l´egales – c`ederait progressivement la place `a un nouveau « gouvernement par la parole » des conduites, plus diffus et moins autoritaire, mais qui reste pleinement normatif. Ce gouvernement par la parole, ou plus g´en´eralement le « gouvernement des corps » (Fassin et Memmi, 2004) r´esulterait principalement de la mobilisation d’expert·e·s ext´erieur·e·s aux structures de l’´Etat, auxquel celui-ci d´el`egue la production de normes.

Le rˆole des expert·e·s dans la d´efinition des normes

Une partie de travaux fran¸cais en sociologie et en sciences politiques sur l’expertise s’inspire de la notion « d’entrepreneurs de morale » d´evelopp´ee par Howard Becker (Becker, 1963) pour qualifier des acteurs·trices qui se mobilisent aupr`es de l’´Etat afin de revendiquer la mise en place de nouvelles r´egulations ou de nouvelles normes, ou leur maintien (Mathieu, 2009). Selon Becker, ces personnes qui s’investissent dans des « croisades morales » le font parfois par conviction, mais souvent pour servir leurs int´erˆets personnels. Pour pouvoir imposer la mise en place de cette normes, ces individus occupent la plupart du temps une place dominante dans l’espace social, proche des sph`eres de d´ecision politique. Comme le montre ´egalement le sociologue Joseph R. Gusfield avec la notion de « croisades symboliques » dans le cas des mouvements pour la temp´erence et la lutte contre l’alcoolisme aux ´Etats-Unis, des probl`emes individuels sont ´erig´es en probl`emes publics lorsqu’un groupe se mobilise pour construire ces probl`emes comme une menace pour l’ordre social (Gusfield, 1963). Ces travaux rejoignent, en sociologie des politiques publiques, les questionnements autour de la « mise sur agenda » des probl`emes publics (Lahire, 1999; Hassenteufel, 2011).

S’appuyant sur ces travaux, Dominique Memmi rend compte du « travail d’´elaboration de normes » `a l’œuvre dans les comit´es de bio-´ethique charg´es d’´etudier les question de procr´eation artificielle (Memmi, 1988, 1996). Selon elle, cette « fabrique de la norme » repose de plus en plus sur des expert·e·s auxquel·le·s l’´Etat d´el`egue la construction des fa¸cons l´egitimes de se repr´esenter les probl`emes publics, et l’´elaboration de normes en r´eponse `a ces probl`emes publics. Cette d´el´egation de l’expertise l´egitime `a des professionnel·le·s se fait sur la base de la reconnaissance de leur maˆıtrise scientifique ou technique des probl`emes consid´er´es, qui leur conf`ere un monopole sur l’´evaluation d’une situation (Garcia, 2005, 2008; Buton, 2006; Backouche, 2006, 2008; B´eroujon, 2008; Pomi`es, 2015). Ce faisant,

ces expert·e·s participent `a la « formation des repr´esentations l´egitimes » (Memmi, 1988, p. 264) et `a la d´efinition des normes et des ´ecarts `a la norme, en mati`ere procr´eative comme dans d’autres domaines. Les travaux de Patrick Hassenteufel sur le glissement d’un « ´Etat r´egalien » vers un « ´Etat r´egulateur » montrent ´

egalement comment la prise en charge et la d´efinition des politiques publiques sont d´el´egu´ees `a des groupes professionnels souvent hors des structures de l’´Etat (Hassenteufel, 2011).

Ces travaux montrent ´egalement que la l´egitimit´e de ces expert·e·s ne d´ecoule pas seulement de leur d´esignation par l’´Etat, mais qu’ils et elles entreprennent r´eguli`erement de l´egitimer leur activit´e et de revendiquer leur expertise (Garcia, 2005, 2008; B´eroujon, 2008). Plusieurs travaux montrent ainsi l’enjeu que repr´esente la reconnaissance de ce statut d’expert·e, et comment ce staut permet d’acc´eder `

a des sph`eres de pouvoir (Backouche, 2006, 2008). Dans cette lutte pour faire reconnaitre leur l´egitimit´e, les expert·e·s r´ealisent un n´ecessaire travail de d´efinition d’une fronti`ere entre leur expertise et les savoirs des profanes, qui peut ˆetre contest´ee par ces dernier·e·s (Gelly et Pavard, 2016). Cette fronti`ere peut ´egalement ˆetre l’objet d’une remise en cause par d’autres acteurs·trices, qui revendiquent des expertises alternatives, critiques ou en marge de l’expertise dominante (Revillard, 2009).

Plusieurs travaux ont ainsi point´e le rˆole des expert·e·s m´edicaux dans le fa¸con- nement des normes en mati`ere de r´egulation des naissances, et leur mobilisation pour d´efinir une « cause contraceptive » (Garcia, 2011; Pavard, 2012c; Cahen, 2016; Sanseigne, 2019).

De nombreux travaux soulignent ´egalement l’influence grandissante de l’indus- trie pharmaceutique sur les pratiques m´edicales et sur les expert·e·s m´edicaux `a partir des ann´ees 1950 (Sismondo, 2007, 2013; Podolsky et Greene, 2008; Van Zee, 2009; Abecassis et Coutinet, 2009; Greene et Podolsky, 2009; Greene et Watkins, 2012), et am`enent `a consid´erer le rˆole de l’industrie dans la production de normes de prescription – de concert avec ou ind´ependamment des expert·e·s.

L’industrie pharmaceutique comme (co-)productrice de normes

Rejoignant les recherches qui mettent en ´evidence le poids des groupes d’in- t´erˆet dans la mise sur agenda des probl`emes publics, les travaux sur l’industrie pharmaceutique invitent `a rester attentif·ve au rˆole d’acteurs·trices moins visibles dans l’espace public, mais tout aussi d´eterminant·e·s dans l’´elaboration de normes, notamment en mati`ere de sant´e (Abraham, 2002; Greene, 2011; Benoˆıt et Nouguez, 2018). Ils mettent notamment l’accent sur la capacit´e qu’ont ces industries d’influer sur les processus de r´egulation des m´edicaments (Hauray, 2007, 2019; Van Zee,

2009; Lomba, 2014; Hadland et al., 2018), de fixation de leur prix (Nouguez, 2017), ou plus g´en´eralement sur les pratiques m´edicales (Busfield, 2006; Abecassis et Coutinet, 2009; Greene et Podolsky, 2009; Greene et Watkins, 2012). Appliqu´ees `a la contraception, ces approches pointent plus g´en´eralement le rˆole de l’industrie dans la d´efinition d’une offre contraceptive, et comment leur mise `a disposition et leur promotion par les industries contribuent `a influencer les pratiques (Oudshoorn, 2003; Sanabria, 2009, 2014; Watkins, 2012; Ignaciuk, 2015; Malich, 2015; K¨onig, 2016).

Dans son ´etude majeure sur les recherches sur la contraception hormonale masculine, Nelly Oudshoorn (2003) met en ´evidence le rˆole crucial des industries non seulement dans le d´eveloppement des produits, mais ´egalement dans leur pr´edominance d’un pays `a l’autre. Elle montre `a quel point le manque d’inves- tissement des industries dans un produit sp´ecifique (ici, la pilule pour hommes), par anticipation d’un march´e trop peu important et peu lucratif, peut limiter sa circulation. Et qu’`a l’inverse, la pilule contraceptive pour les femmes a b´en´efici´e dans de nombreux pays de contextes l´egislatifs beaucoup moins contraignants, ainsi que d’une demande extrˆemement forte pour un contraceptif efficace dans la majorit´e des cas, qui a d´epass´e mˆeme les esp´erances des industries. Christian K¨onig, qui ´etudie les contraceptifs hormonaux en Allemagne de l’Est, montre ´egalement que les activit´es promotionnelles des laboratoires constitue un facteur cl´e pour stimuler la demande de contraceptif hormonaux (K¨onig, 2016). Emilia Sanabria met quant `a elle en ´evidence les strat´egies commerciales des firmes pour d´ecliner les mˆemes mol´ecules en une diversit´e de produits visant des march´es toujours plus sp´ecifiques (Sanabria, 2009, 2014).

Une fois les normes ´elabor´ees, comment « prennent-elles » ? Autrement dit, comment passe-t-on de la d´efinition des normes `a leur mise en œuvre ?

De l’´elaboration des normes `a leur mise en œuvre

Les normes ´elabor´ees par les expert·e·s (ou d’autres instances productrices de normes, comme les industries) impactent sur les pratiques des professionnel·le·s charg´e·e·s de leur mise en œuvre. La litt´erature sur les « street-level bureaucrats » insiste davantage sur la fa¸con dont ces professionnel·le·s s’approprient ces normes et les mettent en œuvre en pratique, et les administrent `a des publics-cibles (Lipsky, 1980; Spire, 2005; Bourgeois, 2019).

Cette perspective am`ene `a s’int´eresser, en sociologie de la m´edecine, `a la r´eception et `a l’appropriation par les m´edecins de recommandations de bonnes pratiques et de normes de sant´e publique, qui font toutefois l’objet de peu de travaux (Castel, 2006). Concernant la contraception, cela am`ene `a consid´erer comment les

normes sont transmises des expert·e·s vers les prescripteurs·trices, et comment se forgent les cat´egories m´edicales qui r´egissent les pratiques professionnelles. Peu de travaux existent sur ce point, sauf `a montrer la distance des m´edecins fran¸cais·es aux recommandations de bonnes pratiques ´elabor´ees par les instances de sant´e publique (Ventola, 2017). Les travaux existant sur les professionnel·le·s de sant´e s’int´eressent davantage `a comment les cabinets de gyn´ecologie op`erent comme des instances de socialisation aux normes contraceptives (Bretin, 1992; Guyard, 2008; Amsellem-Mainguy, 2011; Ruault, 2015). Ces auteures mettent en ´evidence que dans le contexte fran¸cais, et plus g´en´eralement dans le contexte europ´een (de Irala et al., 2011), les choix contraceptifs s’inscrivent dans de nombreux rapports de pouvoir, et r´esultent probablement plus des recommandations des professionnel·le·s de sant´e que de l’expression des pr´ef´erences des usager·e·s des syst`emes de soins.

Malgr´e la force de ces normes, celles-ci peuvent toutefois faire l’objet de contes- tations ou de r´eappropriations.

Quelle contestation des normes ?

Plusieurs recherches s’int´eressent aux questions d’appropriation des normes par celles et ceux sur qui elles sont cens´ees s’appliquer. La sociologie interactionniste am´ericaine a notamment permis de montrer les processus de n´egociation dont une norme peut faire l’objet (Strauss, 1992), et les distances des individus aux normes (Becker, 1963) ou leur capacit´e `a jouer avec ces normes (Goffman, 1963). Plus pr´ecis´ement, on peut s’interroger sur les processus qui peuvent conduire `a la remise en cause d’une norme, notamment d’une norme ´elabor´ee `a l’´echelle nationale. Cette contestation peut se faire, comme on l’a vu pr´ecedemment, par la production de contre-expertises (Revillard, 2009; Gelly et Pavard, 2016), ou encore via des « lanceurs[·euses] d’alerte » (Chateauraynaud et Torny, 1999). Mais les travaux en sociologie de l’action collective sugg`erent que cette contestation r´equiert surtout une mobilisation par des mouvements militants ou des groupes d’int´erˆet r´eunis autour d’une cause commune, recourant `a des « r´epertoires d’action collective » (Tilly, 1986) qui rendent la mobilisation plus ou moins efficace (Mathieu, 2004).

Ainsi, plusieurs chercheuses analysent le rˆole des mouvements militants, no- tamment des mouvements de Planning familial `a l’´echelle nationale (Garcia, 2011; Pavard, 2012c) comme internationale (Takeshita, 2012) dans la production de nouveaux produits ou de nouvelles normes en mati`ere contraceptive. Certaines de ces recherches mettent en ´evidence le rˆole des mouvements f´eministes, `a partir des ann´ees 1970, dans la contestation de ces normes ou la production de normes alternatives en mati`ere contraceptive, conduisant notamment `a questionner la m´edicalisation du corps des femmes impliqu´e par les contraceptifs oraux et les

dispositifs intra-ut´erins (Watkins, 1998; L¨owy, 2005; Silies, 2015). Une partie de ces travaux s’interroge sur l’´echo m´ediatique qu’ont ces revendications et ces mouvements, et plus g´en´eralement sur le rˆole des m´edias dans la l´egitimation ou la contestation des normes contraceptives (Watkins, 1998; Pavard, 2009a, 2017). Elisabeth Watkins et Chikako Takeshita ont ´egalement montr´e le rˆole des scandales sanitaires et des pol´emiques scientifiques autour de la pilule (Watkins, 1998) et du DIU (Takeshita, 2012) dans la d´esaffection de ces m´ethodes par les femmes, qui leur pr´ef´erent d’autres alternatives, hormonales ou non (Mosher et al., 2016; Kavanaugh et Jerman, 2018).

Enfin, on peut se poser la question du pouvoir des utilisatrices·teurs de ces techniques et produits contraceptifs dans la production ou la contestation des normes en mati`ere contraceptive. C’est notamment l’objet du travail de Chikako Takeshita de mettre en ´evidence que l’usage du DIU ou de la pilule aux ´Etats- Unis ont ´echapp´e `a la mani`ere dont leurs concepteurs·trices avaient « configur´e » ces m´ethodes, c’est-`a-dire au public-cible et aux normes d’usages qu’ils ou elles avaient initialement envisag´es (Takeshita, 2012). En effet la pilule, telle qu’elle a ´et´e initialement pens´ee par Margaret Sanger, et `a sa suite, Katharine McCormick, visait `

a r´esoudre le probl`eme des familles nombreuses dans les classes populaires pauvres aux ´Etats-Unis. Arrivant sur le march´e am´ericain en 1960, la pilule contraceptive a ´et´e appropri´ee principalement par les femmes de classes moyennes, notamment les femmes c´elibataires ou sans enfants, qui n’´etaient pas du tout les usag`eres pour lesquelles la pilule ´etait initialement « configur´ee ». Le dispositif intra-ut´erin en plastique, puis en cuivre, ´etait ´egalement « configur´e » comme un moyen de contrˆole des naissances dans les pays du Tiers-Monde ind´ependant de la volont´e des utilisatrices, permettant d’enrayer de mani`ere contraignante l’expansion de la population dans ces pays. Il a en fait ´et´e r´eappropri´e aux ´Etats-Unis par les femmes de classes moyennes et sup´erieures, apr`es la mise en ´evidence des premiers effets secondaires de la pilule.

Si les utilisatrices de ces m´ethodes ont ainsi des possibilit´es de r´esistances par rapport aux normes d’usages que d’autres instances cherchent `a leur imposer (Takeshita, 2012), d’autres travaux mettent toutefois en ´evidence les difficult´es qu’ont les femmes d’´echapper aux normes en mati`ere contraceptive dans certains contexte, notamment dans des contextes o`u la contraception passe par la prescrip- tion m´edicale (Bretin, 1992; Bajos et Ferrand, 2004; de Irala et al., 2011; Guyard, 2010a; Ruault, 2015). Le pouvoir de contestation de la norme par ses utilisatrices n’´emerge alors qu’`a l’occasion de mobilisations de patientes ou via une contestation

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