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Analyse et résultats des entretiens avec les professeurs : pratiques et représentations

5.1. La biographie langagière des enseignants enquêtés

5.1.1. La dénomination des langues lors des entretiens

La dénomination des langues est très révélatrice sur le statut qu’occupe une langue pour la personne qui en parle. Cependant, l’ensemble des entretiens s’est déroulé en français, par conséquent les données ne sont pas aussi intéressantes qu’elles auraient pu l’être en

chinois. Ainsi, en français tous les enseignants utilisent les termes « chinois » et « taiwanais ». A l’inverse, le taiwanais et le chinois ont été rarement désignés en langue

chinoise.

Il faut tout d’abord préciser certains points concernant les dénominations en chinois.

Comme le mentionne Saillard (2000 : 36) :

« (…) en ce qui concerne la formation des noms de langue en chinois standard, le

choix du préfixe identifie soit le groupe de locuteurs référents (comme Amei, ″les ‘Amis″), soit une entité emblématique (lieu concret comme Zhongguo, ″la Chine″, ou abstrait comme tu, ″terre/territoire″) servant à identifier la langue. Ensuite, la base morphologique des noms les hiérarchise en les assignant à une catégorie de langues : wen, yu ou hua, respectivement ″(langue) écrite″, ″langue″ ou ″parler″ ».

Selon l’auteure, ces types d’éléments emblématique et catégorique font appel au même titre à « l’imaginaire linguistique »130 des locuteurs. Les trois morphèmes sont choisis selon le

prestige relatif de la variété de langue à laquelle ils renvoient. Ainsi, une langue qualifiée de

130 D’après Houdebine, l’imaginaire linguistique est défini comme le rapport du sujet à la langue

(Lacan) et à La Langue (Saussure), repérable par ses commentaires évolutifs sur les usages ou les langues (versant unilingue ou plurilingue des évaluations linguistiques). On peut aussi parler de normes subjectives.

wen est plus prestigieuse que si on la dénommait yu. Il faut rappeler que le premier

morphème : wen 文, désigne l’écriture ou la langue écrite, et en pratique, « il est employé

uniquement pour les langues ayant un statut officiel dans le monde ou une tradition littéraire prestigieuse » (ibid.p.37). Le second morphème yu 語, désigne la langue orale et ″est en

pratique neutre quant au prestige ou au statut de la langue ainsi désignée″» (ibid.p.38). Le

troisième, hua 話, signifiant « parler » ou « parole », est « utilisé spécifiquement pour les

langues qui ne sont pas dotées d’une écriture, ayant une portée géographiquement (ou socialement) restreinte ». De la même façon, une langue qualifiée de yu est à son tour plus

valorisée que hua.

Ces informations capitales me permettent de rendre compte dans les entretiens et de préciser l’usage de ces morphèmes dans les discours des enseignants .

A ce propos, dans l’entretien n°10, P10, enseignant taiwanais, a utilisé le terme de « taiwanhua » pour parler du taiwanais. D’après l’exposé ci-dessus, l’usage du morphème

hua est très révélateur du statut que ce professeur accorde au taiwanais, ainsi que de ses

pratiques langagières.

« 46 E : je voudrais juste revenir sur une petite chose par rapport à votre famille, vous 47 avez dit que vous êtes de Tainan, et dans le sud on parle beaucoup de langues, 48 ainsi, est-ce que vous parlez d’autres langues que le mandarin ?

49 P10: je parle aussi ce qu’on dit taiwanais taiwanhua, mais je pense que je le parle

50 assez mal »

P10 fait un résumé de la situation très conforme à celle décrite dans la première section et dans laquelle j’avais souligné que, dans les années 80, le chinois jouait le rôle de langue dominante, et qu’à cette époque la situation était de type diglossique. Ainsi, P10, scolarisé à

une époque où le taiwanais était brimé, ne peut que conférer au chinois un statut plus élevé que celui du taiwanais :

« 57(…) De plus, à l’école je parlais tout le temps chinois car je suis

58 allé dans une école où le taiwanais était interdit, c’était l’époque où l’on voulait 59 élargir la sphère d’influence du chinois standard puisqu’il était imposé en tant 60 que langue officielle. Donc, à l’école primaire le taiwanais n’était pas présent (…)»

En outre, bien qu’originaire de Tainan où le taiwanais est très présent (Cf. Première

section, carte 3, § 1.3.), ce professeur a grandi dans une famille et un environnement propices à l’apprentissage du chinois et non à celui du taiwanais. P10 précise posséder une meilleure capacité de compréhension que d’expression orale en taiwanais. De plus, il déclare n’utiliser le taiwanais que dans des situations très spécifiques : « il y a un cadre d’usage plus ou moins spécifique du taiwanais, on le parle avec une certaine catégorie de la population » (E10 prise de notes, P10, L.55-67)

;

et fait preuve d’insécurité linguistique en déclarant ne pas très bien le parler :

« 55 (…) tandis que ma mère est originaire de Taiwan. Bien sûr tous les

56 membres de la famille de ma mère parlent taiwanais donc je le comprends mais 57 je ne le parlais pas. De plus, à l’école je parlais tout le temps chinois car je suis 58 allé dans une école où le taiwanais était interdit

(…)

60 Donc, à l’école primaire le taiwanais n’était pas présent,

61 mais bien sûr, une fois retourné à la maison, j’avais la possibilité de parler un peu 62 le taiwanais même si, en réalité, ma mère me parlait pratiquement toujours en 63 chinois standard, j’ignore pour quelle raison.

(…)

65 Donc, je peux parler le taiwanais mais

66 ça s’entend très très vite que ce n’est pas une langue que je parle très 67 souvent ! »

Dans l’entretien 3 L.40-57, les propos de P3 me laissent penser qu’il s’agit de sa part d’une forme de revendication de son identité taiwanaise car bien que mentionnant que son

père est venu de Chine continentale, son discours parle beaucoup du côté maternel de sa famille et du taiwanais. Au contraire, P2 (Cf. Entretien 2, L.115-129) n’évoquant que son côté paternel justifie de cette manière qu’elle ne parle que chinois131 déclarant simplement

être « d’origine chinoise132 ». En outre, l’exemple de P10, permet d’approfondir ces

questions car il illustre bien la situation dans laquelle Taiwan se trouve : ces dernières années les politiciens ont commencé à utiliser une terminologie particulière133 que P10

131 Il convient de rappeler que P2 est capable de parler et comprendre le taiwanais, ceci va d’ailleurs

être de nouveau visible ci-après.

132

Cf. E2, P2, L. 125.

133 En effet, dans la Première section §1.5.1.3., j’ai indiqué que de nombreux Taiwanais, membres du

Parti Démocrate Progressiste ou autres politiciens, utilisent les termes de « Taiwanais de souche », de « personne née en dehors (de Taiwan) », de « Nouveaux Taiwanais », etc.

s’approprie dans son discours. Ce dernier dit à propos de son père et des gens qui sont dans la même situation, qu’ils sont des

waishengrren

ou des « demi Chinois » :

« 52 P10 :parce que ce n’est pas une langue que je parle très souvent. En effet, la

53 composition de ma famille est intéressante : mon père vient du continent, il 54 fait partie des gens que l’on appelle waishengrren que je vous traduis par « des 55 demis Chinois » tandis que ma mère est originaire de Taiwan. »

Waishengren, qui littéralement est : 外 wai « extérieur », 生 sheng « naître », 人 ren

« homme/personne » signifie « personne née à l’extérieur » sous-entendant en dehors de Taiwan. P10, en traduisant l’expression waishengren par « à moitié chinois », indique que

son père est également en partie Taiwanais contrairement à tout un courant de pensée qui considère ces personnes comme des Chinois, et leurs enfants nés à Taiwan comme des « 新台灣人 xintaiwanren » « Nouveaux Taiwanais ». Par l’intermédiaire du choix linguistique

de P10, nous entrons dans un problème identitaire souvent exploité par les politiciens de Taiwan, mais cet exemple révèle que les Chinois venus du continent avec le Guomindang, ou du moins leurs descendants, se sentent Taiwanais.

Un autre entretien parait fort intéressant, il s’agit du second entretien dans lequel, P2 utilise dans un premier temps la dénomination « minnanhua » puis ensuite utiliser celle de « minnanyu », (E2, P2, L.129-141) :

« 129 P2 : oui donc alors le chinois c’est ma langue maternelle 130 E : et ton mari aussi ?

131 P2 : oh . non ! lui il est de Chimen ! là-bas on parle minnanhua 132 E : ah d’accord

133 P2 : alors euh ah oui c’est vrai ! à Chimen je parle de temps en temps euh minnanyu 134 E : d’accord//

135 P2 : mais de manière ridicule aussi ! (rires des deux parties) alors ma- ma belle-mère me

136 parle en minnanyu et je lui ré- je lui parle en chinois ! mais on se(euh)- communique !

137 E : bien sûr !

138 P2 : mm ! et mon mari à Chimen il parle tout le temps en minnanyu . sauf avec moi et 139 les enfants !

140 E : d’accord ..et les enfants ? ils parlent minanyu ?

L’usage de « minnanhua » à la L.131 révèle que P2 associe deux fois (avec

« Chimen134 » et « là-bas ») le taiwanais à la région géographique d’où est originaire son époux, et le lie au groupe social où il est utilisé en précisant « on ». Le changement de dénomination, dès son prochain tour de parole et les suivants, indique que sa vision n’est

plus associée aux aspects géographique et sociologique, et confère au taiwanais davantage de neutralité quant au statut du taiwanais en utilisant « minnanyu ».

A propos de l’usage du morphème yu, celui-ci est notamment employé dans le terme

guoyu pour parler du chinois standard. Ainsi, dans l’entretien n°4, j’ai relevé que P4 utilisait

le terme de guoyu (E4 prise de notes, P4, L.194-195) :

«

194 P4: Je passe directement par la traduction en guoyu car il n’y a pas de temps à 195 perdre, on a trop peu d’heures de français dans les cours optionnels

».

Cependant, cet entretien n’étant pas enregistré et s’agissant d’une prise de notes, il n’est plus possible de vérifier si j’ai moi-même employé ce terme en formulant ma question.

Toutefois, en supposant que je ne l’ai pas influencée, son profil d’ancienne enseignante

de chinois à Taiwan peut tout à fait justifier un tel emploi, (E4 prise de notes, P4, L.69-73) : « 69 E : Cela vous gêne que les cassettes présentent différents accents ?

70 P4 : Oui quand ce sont les accents d’étrangers car j’aime le concept de langue 71 « pure », sans accent étranger. Cela vient probablement du fait que j’ai été 72 chargée, au début de ma carrière, du cours d’oral de chinois, il était interdit 73 d’utiliser une langue étrangère et il fallait parler le chinois « normé » sans

accent. »

En effet, il est permis de constater dans cet extrait que P4 exprime en français les termes de « pure » et de « chinois normé ». Ces termes font référence en chinois à la norme et à l’accent de Beijing, rappelant l’expression : yao zi qingchu 咬字清楚 (signifiant littéralement «

mordre clairement les mots ») ainsi qu’à biaozhun 標準 (« langue normalisée/standardisée »).

Ils ont d’ailleurs été souvent utilisés lorsque les Chinois cherchaient à estomper les variantes

linguistiques régionales en imposant la standardisation du chinois.

En outre, lorsque je lui demande si elle parle d’autres langues comme le taiwanais, P4

134

déclare le parler avec un accent « mandarin », preuve de sa haute capacité en langue chinoise plutôt qu’en taiwanais ; quant au hakka il semble que P4 n’en a qu’une compétence

passive (E4 prise de notes, P4, L.37-39) :

« 37 E : Parlez-vous d’autres langues comme le taiwanais par exemple?

38 P4 : Oui, je le parle mais j’ai un accent mandarin. Sinon, à cause de mon père je

39 comprends le hakka mais je ne le parle pas. »

Dans la biographie langagière de P4, le chinois est donc la langue dominante, le taiwanais subissant son influence se maintient malgré tout, tandis que le hakka n’est maîtrisé qu’en compréhension et expression orales.

« 41 P4 : Nous parlons habituellement en français ou en chinois. 42 E : Et parlez-vous occasionnellement en taiwanais ?

43 P4 : Non, je ne crois pas. Si c’est le cas c’est extrêmement rare car les

44 professeurs à Wenhua parlent tous mandarin et pas taiwanais. »

Lors de la prise de notes, j’ai essayé de recueillir autant d’informations que possible et de conserver celles contenues dans le discours des professeurs. De cette manière, j’ai sciemment noté ce que j’entendais. Par conséquent, il est important de soulever qu’à la ligne 38, P4 désigne le chinois en utilisant le mot « mandarin ». Elle l’avait déjà employé (L.32) pour signaler qu’elle parlait le taiwanais avec un accent mandarin. Cette terminologie,

notamment en français, qualifie la langue chinoise moderne, véhiculaire en Chine, et indique la langue standardisée guoyu. De surcroît le mot « mandarin » en français est associé à l’histoire et au système politique chinois car il fait référence aux hauts fonctionnaires de l’Empire, recrutés par concours parmi les lettrés. Ceci n’est donc pas anodin puisque P4 a commencé sa carrière en tant qu’enseignante de chinois à Taiwan avant de devenir

enseignante de français, elle emploie donc en français une terminologie très marquée quant au statut qu’elle confère au chinois.

Il faut remarquer que l’usage de « chinois mandarin » est également visible dans l’entretien n°7 à la ligne 122 :

« 120 E : oui ! d’accord … puis-je vous demander quelles langues vous parlez euh en 121 général euh a- en famille ? euh avec les amis ?

Dans cet extrait, P7 indique qu’elle ne parle pas d’autres langues en dehors du chinois, du français et de l’anglais et révèle qu’au travail à Wenhua, les enseignants ne s’expriment qu’en chinois ou français. Le statut de la langue est ici très visible, « chinois mandarin » désigne donc le « guoyu », il s’agit à la fois de la langue de convivialité quand elle est parlée

en famille, mais aussi de la langue de la formalité dans le contexte du travail.

Ensuite, à la ligne 133, P7 n’emploie que « mandarin » pour parler de la langue qui est utilisée en général dans la salle des professeurs de l’université Wenhua ; et encore plus tard,

elle dit :

« 144 P7 :c’est c’est le chinois ! 145 E : le chinois ?

146 P7 :le mandarin ! oui oui !

147 E : d’accord !

148 P7 :c’est pour expliquer euh il faut . euh il faut notre langue maternelle »

L’emploi de « notre » ainsi que de « langue maternelle » confirme le statut élevé qu’elle

confère au chinois par rapport aux autres langues. P7 ne donne pas la moindre indication sur ses origines familiales, même si cet extrait suggère qu’elle est issue d’une famille de continentaux. Cependant, le plus marquant semble qu’en employant « notre », P7 exprime l’idée que le chinois est « la » langue commune des Taiwanais occultant par la même

occasion les autres langues éventuellement présentes dans le répertoire linguistique de ses compatriotes.

Dans le premier entretien, qui est également une prise de notes, j’ai remarqué avoir noté l’usage du morphème yu par P1. Cette fois-ci, il désigne le taiwanais, taiyu 台語, mais

ensuite P1 utilise le mot « chinois » en français.

« 91 P1 : Je parle taiyu avec mes parents car je suis originaire de Taizhong et mes 92 parents sont taiwanais. Mais avec mon mari et mes amis je parle chinois. » L’usage de taiyu par P1 indique que pour celle-ci, il s’agit d’une langue identitaire car elle souligne le fait qu’elle est originaire de Taizhong (au centre de Taiwan). De plus, d’après son discours, le taiwanais est une langue conviviale, qu’elle n’utilise pas dans les situations formelles, or elle déclare n’être capable d’exprimer ses émotions qu’en chinois, habituée

étant jeune à n’employer à l’école que le chinois dans de telles circonstances ( Cf. E1 prise

de notes, P1, L. 100-107).

Il est par ailleurs capital d’indiquer que le taiwanais est suffisamment bien considéré par P1 pour que cette dernière accepte de l’employer en classe (E1 prise de notes, P1, L.81-87) :

« (..)

Il faut faire également très attention à la prononciation, par exemple, les

consonnes sourdes-sonores provoquent de la confusion chez nos apprenants, on peut y remédier en comparant certains phonèmes taiwanais et en montrant que cela existe dans cette langue aussi

».

Cet extrait démontre bien le changement qui s’opère par rapport à la situation diglossique des années 80 à Taiwan ouvrant de surcroît, d’intéressantes perspectives pour la suite de

cette recherche : ces changements sont-ils également visibles dans la classe de langue de français ? Avant d’aborder cette question, nous allons maintenant traiter davantage celles

des pratiques langagières habituelles et occasionnelles.

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