• Aucun résultat trouvé

Les élèves migrants ou de familles itinérantes au prisme des institutions scolaires

1. D ES CATÉGORISATIONS PERTINENTES OU IMPERTINENTES ?

1.2. La construction de l’altérité : pratiques locales

Dans les différentes académies d’enquête, ce n’est pas tant la catégorisation d’allophone qui est la plus répandue, puisque comme nous l’avons déjà souligné dans ce chapitre, les élèves de ces dispositifs sont nommés à partir de l’appellation du dispositif lui-même. Ils sont donc nommés « les UPE2A » ou « les CLA » (nom de l’ancien dispositif

« classe d’accueil » présent dans le second degré), « les CLIN » (en référence aux classes d’initiation créées dans le premier degré en 1970)133. De même, comme nous l’avons vu,

132 Ce schéma est renouvelé tous les six ans et effectue annuellement un bilan départemental pour évaluer les modalités d’accueil des familles du voyage, en termes de logement et habitat adapté, d’accompagnement social et de scolarisation notamment.

133 Ministère de l’Éducation nationale (1970), « Circulaire n° IX-70-37 du 13-01-1970… », op. cit.

cette désignation est persistante car ceux qui sont « UPE2A » ou « CLA » peuvent souvent le demeurer, même lorsqu’ils ont quitté le dispositif. Parfois, ils peuvent toute de même glisser dans une appellation qui tient compte de l’intégration définitive de la classe ordinaire, mais avec un passé étiqueté en tant qu’« ex-CLA » ou « n + 1 » dans les usages des membres de l’équipe pédagogique ou des élèves eux-mêmes. Les identifications institutionnelles mobilisant le fait d’être allophones comme catégorie d’action publique pour désigner les élèves primo-arrivants et demandeurs d’asile, ne sont que rarement employées par les équipes pédagogiques, sauf dans des rares exceptions de personnels académiques ayant lu la circulaire d’octobre 2012. On voit donc émerger des labellisations profanes servant à désigner ces groupes d’élèves pendant la période de ségrégation partielle due à l’apprentissage intensif du français en dispositif et qui ne disparaissent pas une fois que ces élèves intègrent pleinement la classe ordinaire.

Un autre mode opératoire de catégorisation, notamment repéré dans les UPE2A enquêtées dans l’académie de Strasbourg, est d’ordre linguistico-national. En particulier, sont définis « Italiens » dans les établissements de l’Eurométropole des adolescents dont les parents sont Nord-Africains et dont la plupart sont nés en Italie ou y ont été scolarisés en bas âge, jusqu’au moment de la récente mobilité en France. Mais il est rare que ces derniers soient Italiens sur le plan juridique, en dépit du grand attachement à l’Italie, à sa sociabilité, à sa cuisine, à ses chansons et à son campionato de football. Définis comme « Italiens » puisqu’« italophones » voire « italophiles » tout au long du processus institutionnel qui conduit à les scolariser à partir d’un premier rendez-vous134, ces élèves font l’expérience d’un total dépaysement quant à leur expérience scolaire dans d’autres systèmes éducatifs.

Ils sont pourtant en entretien d’orientation pour établir leurs compétences et vocations.

Cette situation est par ailleurs renforcée par l’emploi d’une catégorie juridique ou administrative pour désigner une compétence linguistique (« les Italiens » pour désigner des italophones). Une fois transférée sur le plan national, cette catégorisation, attachée au fait de détecter l’italien comme langue de scolarisation à partir tout d’abord d’un critère d’auto-déclaration, risque de nourrir des malentendus. En effet, cette catégorisation ne prouve nullement que l’ensemble de ces élèves soient vraiment italophones (une partie d’entre eux s’exprime surtout dans les dialectes des différentes régions où ils ont grandi, en dépit du fait que leur scolarisation, parfois lacunaire et en pointillé, s’est faite en italien). De plus, elle laisse entendre que ces élèves sont aussi susceptibles d’être juridiquement italiens, alors qu’en Italie, le ius soli est toujours inexistant135. Cette commodité de langage appliquée sur la nationalité de ces élèves et l’ignorance du mécanisme de transmission de la nationalité

134 Il s’agit du centre d’information et d’orientation (CIO) pour les collégiens et d’un service de la ville pour les élèves de primaire.

135 La refonte du code de la nationalité en Italie a été abandonnée à la veille de la campagne pour les législatives. La nouvelle loi sur la citoyenneté en Italie dite de Ius soli temperato / Ius culturae avait été approuvée par la Chambre des députés en octobre 2015, mais elle a été ensuite bloquée par le Sénat italien.

Cette loi proposait un glissement du modèle traditionnel italien du Ius sanguinis  l’un des plus restrictifs d’Europe  à celui d’un Ius soli, « tempéré », au sens où la citoyenneté serait octroyée seulement à des enfants nés en Italie de parents étrangers présentant un certain nombre de critères (des revenus d’au moins 6 000 euros d’allocation sociale par an, un logement conforme, la maîtrise de la langue italienne). La partie inédite de la loi, par rapport à d’autres, concernait l’introduction dans la loi du Ius culturae, à savoir le fait de reconnaître les années de scolarisation en Italie comme un critère de naturalisation, laquelle aujourd’hui est possible seulement après 18 ans. Ainsi, le mineur né étranger avant cette loi ou arrivé avant ses 12 ans aurait pu se faire naturaliser Italien dès lors qu’il avait fréquenté l’école italienne pendant au moins 5 ans.

Cf. Le Monde, « En Italie, la bataille perdue du droit du sol », 27 décembre 2017.

italienne, qui est toujours fondée sur le ius sanguinis, peut ainsi induire en erreur concernant le statut juridique réel de ces enfants et adolescents à l’intérieur de l’Union européenne où ils se déplacent avec un titre de séjour italien. Ensuite, l’attribution d’une catégorie linguistico-nationale n’ajoute qu’un élément de complexité et d’indétermination à l’intérieur de processus complexes d’auto-définition et d’hétéro-identification agissant de manière particulière dans la construction sociale des mineurs dits « allophones ».

Nous avons observé que les enfants désignés comme « Roms » font régulièrement l’objet d’une catégorisation ethnicisante. Parfois cela s’accompagne d’un surinvestissement de membres de l’équipe scolaire en faveur de ces enfants. Dans l’une des écoles étudiées, nous avons pu observer un traitement différencié, considéré comme positif envers les Roms des bidonvilles : l’école s’est mobilisée en collectif, puis a trouvé des financements privés pour favoriser leur scolarisation, pour qu’ils puissent aller en classe verte par notamment le financement du voyage, des dons de vêtement pour constituer la valise, etc. Mais cela s’accompagne d’un discours parfois misérabiliste ou psychologisant à leur égard, les difficultés d’apprentissage de ces élèves étant directement imputées à leurs conditions matérielles d’existence et aux effets psychologiques qu’elles peuvent avoir sur eux. En effet, ces élèves sont bien souvent présentés comme étant « empêchés d’apprendre », et ne sont finalement pas toujours considérés comme des apprenants, au même titre que d’autres élèves.

Ces observations nous posent un certain nombre de questions : Peut-on parler d’un

« traitement d’exception » ? Comment analyser les effets sur les pratiques, par exemple en termes d’apprentissages et d’orientation, qui pourraient en découler ? Ces enfants représentent beaucoup plus qu’eux-mêmes, au-delà de leur individualité, dans la mesure où ils suscitent des sentiments contradictoires. La mobilisation de l’école étudiée et des acteurs du collectif liés à ce terrain a conduit à une surexposition sur la place publique et médiatique de certains de ces enfants. Qu’est-ce que cela crée pour eux, en termes de place occupée vis-à-vis de leurs camarades et des adultes de l’école ? En quoi certaines causes sont-elles considérées comme prioritaires et méritent-elles d’être emparées par la sphère scolaire, tandis que ce n’est pas le cas pour d’autres ? En quoi cela peut-il provoquer un glissement des missions de l’institution scolaire, qui relèvent originellement des apprentissages, vers d’autres, qui n’en sont pas moins importantes, mais qui relèvent d’autres champs ?

L’usage des catégorisations d’une partie des élèves à l’intérieur de l’institution scolaire peut nourrir des vocations de la part des enseignants et dont l’impact n’est pas seulement immédiat. Il convient en effet de tenir compte du fait que ces catégorisations ainsi que les pratiques qui les accompagnent peuvent engendrer différentes réactions chez les élèves catégorisées, tout au long de leur grandir. De multiples auto-définitions de soi et de son groupe ainsi que maintes postures, bien au-delà de la période d’insertion en dispositif, sont susceptibles d’émerger dans un jeu de miroirs qui échappent à notre ethnographie délimitée dans le temps et dans l’espace.

Une autre forme d’altérisation est l’assignation aux élèves migrants d’attributs pédagogiques par ailleurs utilisés de façon disciplinaire dans le cadre de sanctions pour d’autres élèves. C’est par exemple le cas des « carnets rouges » dans l’un des établissements d’enquête, en collège de centre-ville. Des cahiers de correspondance, outils indispensables

pour entrer et pour sortir de l’établissement, attribués aux élèves allophones, étaient de couleur rouge, à savoir la même couleur utilisée dans ce collège pour les élèves ayant fait l’objet de procédures disciplinaires encadrées par les surveillants et la direction du collège.

Ceci pose un cadre symbolique extrêmement fort, rapprochant ces élèves des figures de déviances scolaires, d’autant que par ailleurs, ces élèves étaient souvent comptabilisés absents de leur classe ordinaire alors qu’ils étaient en UPE2A, ce qui renforçait une image négative d’eux. L’année suivante, ces cahiers ont été remplacés pour éviter toute confusion et notamment, ne pas empiéter sur le risque que ces élèves soient notés comme absents par leurs enseignants de classe ordinaire, alors qu’ils sont simplement dans l’établissement mais avec l’enseignant du dispositif d’UPE2A.

Outline

Documents relatifs